Dix-huit ² Tissons des couronnes de narcisses

Inès s’était attendue à une conclusion plus dramatique : l’irruption du silence et de l’obscurité ; une explosion ; des cris de peur, de douleur, de joie ; des feux d’artifice ; des coups de feu.

Les serveurs vrombissaient calmement, comme des vaches broutant dans un pré : une présence stable, vivante et lente. Le temps continuait de passer et le monde de tourner. Elle regarda Astrée et vit la curiosité sur son visage, ainsi qu’un soupçon d’inquiétude qu’elle s’était efforcée de dissimuler auparavant. Rien d’autre. Pas de réponse. Pas de plan. Inès se sentit seule… jusqu'à entendre deux voix émerger des haut-parleurs.

— Inès, dit Gabriel, ça a marché, c’est bon, on a l’IA en pilotage manuel.

— Inès, intervint Lina, tu vas bien ?

— Moi, c’est tout bon, vous ?

— Dix sur dix, la rassura Lina. C’est Dulce qui a envoyé l’alerte.

— Je vais aller voir.

— D’accord, moi je vais prévenir Chat.

— Vous êtes adorables, pouffa Gabriel.

Inès l’ignora et se dirigea vers les escaliers. Astrée la suivit.

— Est-ce qu'on peut parler ?

— En chemin, si tu veux. J’ai une amie en danger.

— Elle est sympa ?

— Hein ?

— Elle est sympa ? répéta Astrée. Je m’intéresse, dit-elle face au regard consterné d’Inès.

— T’aurais pas pu t’intéresser ces derniers mois, plutôt ? T’étais où ? Tu faisais quoi ?

— Je me suis dit que tu voudrais peut-être un peu d’espace.

— J’étais aussi amnésique qu’un poisson, à quoi il pouvait me servir cet espace ?

Le ton montait déjà et une partie d’Inès trouvait ça drôle, réconfortant et familier — comme revenir à la maison.

— Qu’est-ce qui te fait rire ? demanda Astrée. T’as toujours rigolé aux moments les plus bizarres ! Tu te souviens au cimetière ?

— C’est pas de ma faute : le prêtre n’arrêtait pas d’oublier le nom de mamie et de vérifier sur la tombe !

— Tu as le droit d’être triste, tu sais.

— Ah non, pas les grands discours, hein. Et accélère, Dulce a appelé à l'aide il y a longtemps déjà. T’as quand même invité de sacrés psychopathes sur l’île.

— On ne sait jamais comment les gens vont tourner en période de crise.

— Lui, quelque chose me dit qu’il y avait des signes avant-coureurs. Tu t’en souviens ? Alessandro, il s’appelle.

Astrée grimaça et accéléra sa cadence ; elle savait parfaitement où elle allait. Inès lutta pour la suivre. Elle se sentait sur le point de défaillir lorsqu’elles atteignirent sa tour.

— J’ai fait l’armée, donc laisse-moi le gérer, dit Astrée d’un ton qui n’invitait pas la conversation.

Inès voulut répliquer qu’elle s’en était très bien sortie toute seule jusque-là mais elle était trop essoufflée pour débattre. Les escaliers défilèrent sous leurs yeux.

Dans le salon, Inès vit d’abord Dulce, assise par terre, recroquevillée dans un coin, les mains ensanglantées sur sa jambe.

Elle vit ensuite Alessandro enlever ses mains du clavier et lever son pistolet vers elles, sans retirer ses yeux de l’écran où il déchiffrait des lignes de code.

— Alessandro, cosa hai fatto ?

Il se retourna immédiatement, avec le visage d’un homme qui a vu tomber la foudre.

— Il s’est passé quelque chose. Le système s’est effondré, j’ai pas pu le défendre.

Va bene.

La voix d’Astrée se faisait encore plus suave, à la limite de l’envoûtement, et Inès comprenait comment cette femme avait réussi à créer un monde.

Va bene, davvero. Lâche l’arme, tu n’en as pas besoin.

Alessandro cessa de pointer le pistolet vers elles et le tourna vers sa propre tempe. Inès se glaça. Pour la première fois, elle entendit le souffle d’Astrée devenir irrégulier.

— Ale, je te promets que je vais t’aider, je t'expliquerai comment vivre dans le Nouveau Monde.

— C’était Samsara, le Nouveau Monde ! Elles ont tout détruit !

— Non… Samsara, c’était une transition, un entre-deux. Non se vive senza libertà, Ale, tu le sais mieux que personne.

Le visage d’Alessandro tremblait sous la force du conflit qui le déchirait : rester dans cette version imparfaite du rêve ou mourir pour l’idéal déchu.

— Pourquoi Adam a-t-il accepté l’exil plutôt que de se pendre à l’arbre de la connaissance ? lui demanda Astrée.

Perché ?

Perché c’è belleza nel misterio. Il voulait voir ce qu’il y avait au-delà d’Eden, capisci ? Anche tú puoi scoprirlo.

Elle lui offrait la liberté, le choix, et il y eut un moment de suspension. Leurs quatre corps et souffles s’unirent dans ce sursaut de gravité. Ni temps, ni espace. Les traits d’Alessandro se détendirent.

Il baissa son arme.

Mi scusi, dit-il à Dulce avant de partir. Pour l’incendie aussi.

Inès et Astrée se jetèrent auprès de Dulce.

— Je m’appelle Astrée, j’ai reçu une formation médicale, tout va bien se passer. Est-ce que je peux regarder ta blessure ?

Inès éclata de rire malgré les regards stupéfaits de son amie et de sa sœur.

— Non mais si, c’est hyper drôle, c'est juste que ça prendrait trop de temps à expliquer.

— C’est vraiment bizarre quand tu fais ça, ¿sabes ? fit Dulce en grimaçant tandis qu’Astrée examinait sa jambe.

— Ah, on est d’accord ! répondit Astrée triomphalement. On va retirer ton pantalon pour que j’aie un meilleur accès à la balle et prier pour que la benjamine se magne avec le kit de secours.

— La benjamine ? répéta Inès.

— Tu ne penses quand même pas que Chat va rater une occasion de passer pour l’héroïne…

— J’avais l’impression que c'était plutôt ton genre, ça.

— Excusez-moi, les filles, je dérange ? demanda Dulce en pointant vers sa blessure. Por Dios con estas

Les sœurs reportèrent leur attention sur leur patiente, l'aidèrent à retirer sa combinaison et à s'allonger. Astrée observa la plaie.

— Bon, il y a de bonnes et de mauvaises nouvelles.

— Vous pouvez retirer la balle mais ça va faire mal ? devina Dulce.

Mira qué genia, répondit Astrée.

— Tu parles combien de langues ? demanda Inès, effarée.

— C’est parti, déclara Dulce.

— C’est parti, c'est parti, c’est vite dit, commenta Astrée, ennuyée. Mais qu’est-ce qu’elle fiche, bon sang ?

Elle se tourna vers la porte. Les secondes passèrent. C’était surréaliste. Inès se retint autant qu’elle put mais fut terrassée par un fou rire. Elle posa sa main sur Dulce pour lui signifier qu’elle l’aimait et qu’elle ne pouvait tout simplement pas faire autrement. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’elle se souvint de leur dispute.

— Je suis désolée, dit-elle entre deux hoquets de rire.

— T’as de la chance que mon corps soit en train de m'anesthésier, parce que je te frapperais, estúpida.

— L’anesthésiant… et la balle, quand même.

La main de Dulce vint claquer le bras d’Inès, qui n’essaya même pas de se défendre.

— Pour de vrai, je suis désolée, dit celle-ci en se calmant. Je ne savais pas comment partir, alors je suis partie de la pire façon possible.

Des pas retentirent dans le couloir.

— Il était temps, dit et signa Astrée lorsque Chat apparut.

Chat soupira en secouant la tête, déjà exaspérée par sa sœur aînée. Pour autant, dès qu’elle eut posé la trousse de secours, elle se tourna vers Astrée pour les instructions. Celle-ci les signa et les prononça en même temps, pour que ses deux sœurs suivent.

— Chat, appuie sur ce point derrière le genou. Inès, apporte des coussins et surélève la jambe.

Astrée retira la balle délicatement, puis dénoua le garrot.

— Inès, désinfecte. Chat, tiens-lui la main.

Elle sortit de quoi faire un bandage et s’appliqua, calmement, rigoureusement. Le résultat semblait parfait. Pourtant, elle fit une grimace.

— Je n'ai pas mis d’antidouleurs dans les trousses de secours de la ville, dit-elle à Dulce. Pour ma défense, ma sœur devenait dépendante à tout ce qu’elle touchait… Pour l’instant, le corps te protège de la douleur, mais elle va augmenter. Il va falloir être patiente. On vérifiera l’état de la blessure régulièrement.

Elle fit ensuite un ensemble de signes à Chat qu’Inès ne comprit pas, mais elle apprécia de les voir échanger un bref sourire à la fin de leur conversation.

— Et Lina ? demanda Inès à Chat, qui lut sur ses lèvres.

— Chat lui a demandé de garder un œil sur le QG en son absence, traduisit Astrée.

Inès acquiesça et se tourna vers Dulce, dont les yeux se fermaient.

— Eau chaude ? chuchota-t-elle à ses sœurs.

 

Les trois femmes s’installèrent dans l’aquarium du -50. Le silence devint vite pesant.

— On n’était pas très proches, hein ? devina Inès.

— Il y a des familles qui se retrouvent à Noël, dit Astrée. Nous c’était ta dernière dépression.

Inès grimaça.

— Tu me diras, continua Astrée, on échangeait des nouvelles, du coup.

Chat signa à Inès que c’était dans le passé. Inès apprécia le geste, même si elle savait qu’elle n’en avait pas encore tout à fait fini avec la honte. Elle leur tendit à chacune une main qui tremblait un peu. Chat la saisit immédiatement. Astrée grimaça et soupira et rechigna mais finit par accepter.

Elles restèrent comme ça longtemps. Inès pleura et personne n’essaya de la consoler, parce que quelque chose se réparait en elle par ce geste si simple et difficile d'accepter la présence des autres telles qu’elles sont.

— C’est bientôt fini ? demanda Astrée d'une petite voix lorsqu’Inès eut fini de renifler.

Inès éclata de rire et libéra leurs mains.

— Bon, dit-elle à Astrée, en prenant soin de tourner son visage vers Chat pour qu’elle puisse lire sur ses lèvres, je tiens à dire que c’était pas mal, ton monde, hein. Il va juste falloir quelques petits ajustements.

Chat signa et Astrée traduisit pour Inès :

— C’est magnifique ce que tu as créé en termes d’énergies renouvelables. (Oh, merci ! répondit Astrée à Chat avec un sourire. Oui, pardon, je me concentre.) Mais (Ah, je savais qu’il y aurait un mais.) les humains ne vivent pas en vase clos. La preuve : ils arrivaient chez moi comme des abeilles dans un champ de tulipes. Oui, répondit Astrée à Chat dans la foulée, je sais, mais tu as bien vu ce que ça a donné la dernière fois : torture et extermination d’animaux, éradication d’écosystèmes, armement massif, pollution de l’air et de l’eau, génocides. J’ai dû être pragmatique pour la survie de l’espèce. La planète a besoin de se reposer et les humains n’arrêtent de bouger que si on les met en cage.

Elles se parlèrent en signes agités pendant quelques minutes, pendant lesquelles Inès arriva à la conclusion qu’il était vraiment temps qu’elle apprenne le langage des signes. Peut-être que Dulce voudrait bien lui donner des cours ? En échange, elle pourrait l’aider avec la cuisine. Elle pouvait l’admettre, désormais : elle préférait largement les comédies musicales pendant la pêche aux langages informatiques tarabiscotés.

— Je lui demandais pourquoi elle n’avait pas lancé une révolution, lui résuma enfin Astrée. Elle m’a dit qu’elle avait besoin de se remettre du Monde d’Avant et qu’en réalité, entre accueillir les foules, t’aider à retrouver la mémoire et faire passer la clé USB à Gabriel, elle n’avait pas été si passive que ça non plus.

— C’est sûr, sourit Inès.

Elle réfléchissait au lendemain. Qu’est-ce qu’allait devenir leur île désormais ?

— J’ai l’impression qu’il va falloir trouver un équilibre entre vos deux visions. Peut-être qu’il nous faut de la patience plutôt que de la radicalité. L’essentiel va être de…

Elle s’interrompit en pleine phrase. Elle venait de comprendre quelque chose. Un sourire illumina son visage stupéfait.

— Laisse-moi deviner, dit Astrée, il faut que t’ailles urgemment faire quelque chose ?

Inès hocha de la tête lentement, stupéfaite.

— … rétablir et maintenir le dialogue un jour à la fois, finit-elle tandis que ses yeux parcouraient la pièce autour d’elle. Dire que j'ai eu peur de cet endroit pendant si longtemps.

— Ça, c’est le comble ! s’exclama Astrée. C’était ton idée de vivre sous l’eau, je te signale. Tu n’imagines même pas les complications logistiques que j’ai dû résoudre.

Abasourdie, Inès se tourna vers Chat, qui confirma d’un hochement de tête.

 

Astrée retourna au chevet de Dulce.

Chat partit vérifier que tout se déroulait sans anicroches au Quartier Général.

Quant à Inès, elle chemina parmi les arbres jusqu’à une tour qu’elle connaissait par cœur. Une partie d’elle se débattait, remplie d’effroi, mais elle ne pouvait plus céder et l’écouter. Elle descendit au -4 et entra dans la sixième chambre-mémoire.

Rose était allongée par terre, les yeux rivés au plafond.

— Tu as dit que ta tour s’était verrouillée, le soir où on s’est enfuies, dit Inès, mais ce n’était pas vrai. Tu as désactivé l’IA le jour où tu t’es installée ici parce que ça n’a jamais été chez toi. Tu n’as pas été invitée à Samsara.

Rose ne répondit rien. Son regard était dur, son corps sur la défensive, comme une enfant qui veut un câlin et se bagarre avec tout le monde plutôt que de l’admettre.

— Tu mens tout le temps, dit Inès tout doucement, parce que tu penses que personne ne t’aimera si tu dis la vérité.

Rose tourna les yeux vers le mur en face d’elle.

— Tu penses que tu es trop fragile et sombre et imparfaite. Tu te détestes et tu ne sais pas aimer. Alors, comme la solitude est ton pire cauchemar, tu trouves des gens brisés et tu les enchaînes à toi. Et s’ils se débattent, tu les brises un peu plus.

— Donc tout est de ma faute, c’est ça ? rétorqua Rose.

— Si seulement… soupira Inès en s’asseyant. Je ne pouvais pas te voir telle que tu es parce que je refusais de me voir telle que je suis : assoiffée de reconnaissance et tendresse. Moi aussi j’étais violente. Je ne criais pas, je ne reprochais pas. Mais j’alternais entre une fusion, des promesses, une tendresse soumise et passionnée, et de l’autre côté le vide absolu, ma coquille. Le spectre entre les deux me semblait trop dangereux, parce que je ne pouvais pas supporter l’incertitude.

— Inès, de quoi tu parles ?

— Je parle du fait que tu es aimable et que je suis aimable. On n’est pas cassées. Tu n’es pas un monstre ou un bourreau ou une victime ou un déchet ou du poison. Tu n’as pas besoin de te cacher. Je te vois et je t’aime - d’amitié - comme tu es, avec une affection infinie et éternelle et inconditionnelle. Et quand tu apprendras à t’aimer, je te promets que les autres verront ta lumière aussi. En tout cas, conclut Inès, tu seras la bienvenue si tu veux sortir un jour. On va toutes chercher des façons de vivre ensemble maintenant.

 

Le lendemain, soulagée, légère, Inès marcha longtemps parmi les chemins de l’île qu’elle avait dessinés.

Lorsque le soir tomba, elle se dirigea timidement vers la rive des couchers de soleil.

Il était temps.

Elle ferma les yeux et respira ; écouta les vagues et le vent sur les arbres. Elle se sentit renard et ne sut pas trop comment c'était arrivé. Elle savait qu’elle ne l'avait pas forcé et que c'était venu. Elle savait que c’était réel, simple et bienveillant.

— Salut, dit la voix de Lina, et elle y entendit sa propre joie et nervosité.

Elles regardèrent l’eau.

— Je ne sais pas trop… commença Inès, mais elle s'arrêta parce que c'était un mensonge : elle savait exactement. J’aimerais bien construire un quotidien avec toi… si ça te dit.

Le silence l’encouragea à continuer.

— Qu’on continue de se raconter nos journées. Qu’on dorme ensemble. Te prendre dans mes bras.

Elle vit du coin de l’œil que Lina souriait et se sentit légère.

— Qu’on mange ensemble aussi parfois, ajouta Lina, quand on a le temps. Et qu’on se dise la vérité toujours, même quand elle est difficile.

Inès acquiesça. Ce n’était plus des papillons mais des libellules affolées qui se débattaient en elle.

Sa main tremblante monta jusqu’à la joue de Lou et la caressa.

Lou passa les doigts dans le creux du bas du dos d’Inès et la tira doucement vers elle.

Elles s’embrassèrent, enfin.

 

Pendant les semaines suivantes, Inès se fit tout à la fois secouriste et ambassadrice. Elle toquait à toutes les tours, se présentait, expliquait la situation et complétait la carte de l’île avec les prénoms des résidents. Certains se montraient réticents à sortir de leur enfermement, notamment ceux qui avaient des souvenirs traumatiques de l’effondrement. Elle leur expliquait que la porte leur serait ouverte quand ils seraient prêts. D'autres s’enthousiasmaient au contraire à l’idée de retrouver une communauté. Cette île n’était pas commode à affronter tout seul.

— C’est vrai que les arbres tordus ne sont pas très rassurants, reconnut Inès, en riant, à une vieille dame.

— J’aimais bien, avant.

Il y eut un silence et Inès se demanda deux choses. Un : de quoi elle parlait. Deux : pourquoi Astrée avait sélectionné une résidente aussi âgée.

— Je me doutais qu’on allait devoir construire un système politique, lui répondit Astrée le soir même. Elle s’appelle Leiris, c'était ma professeur d’histoire et philosophie politiques. Brillante. Tranchante. Elle a encore toute sa tête ?

— Affirmatif.

Inès rendit visite chaque jour à Leiris. Elle l'écoutait parler d’empires chinois, de coups d’État libanais, des murs de Berlin et de Corée, de suffrage universel et de collège électoral. Inès connaissait toutes ces notions de nom, mais jamais elle ne les avait reliées.

— Je trouve ça beau que les gens essayent encore et encore, dit-elle pensivement après une révision pourtant très sombre du vingtième siècle russe.

— Moi aussi, dit Leiris. J'aimerais juste qu’ils arrêtent de répéter exactement les mêmes erreurs en espérant des résultats différents. C’est quand même la définition de la folie.

Inès reprit le carnet de notes qu’elle avait rempli auprès de Jorge sur l'intelligence artificielle et le noircissait désormais de notes, réflexions et observations sur le fonctionnement d’une communauté.

— J’étudiais quoi, avant ? demanda-t-elle un soir à ses sœurs.

— Ça, c'est pas étonnant que ne t'en souviennes pas, répondit Chat. Quand je regardais mes mails après trois semaines dans les bois, tu avais changé deux fois de cursus déjà.

Cette nuit-là, Inès rêva d’une tour. Elle était poursuivie. Ils étaient quatre, cinq ou six. Elle traversait des pièces vides à la moquette beige, baignées de la lumière du jour. Elle devait être au moins au cinquantième étage. Ils s’approchaient. Comme d’habitude, elle devait se cacher dans des conduits d’aération sombres et vertigineux.

Cette fois, pourtant, elle débarqua dans un vestibule où une corde était posée sur une table. Un outil : son inconscient lui avait offert un outil ! Réjouie, elle saisit la corde et continua de courir. Elle s’échappait. Elle atteignit une fenêtre, l'ouvrit, accrocha un bout de la corde autour de sa taille et l'autre à un pilier. Au moment où ses poursuivants entrèrent, elle ferma les yeux et sauta. Il n’y eut pas de chute libre.

Elle ne tombait pas.

Elle volait au-dessus de la ville et de la mer, libre.

— Lina, Lina, réveille-toi, il y avait une corde.

— Une corde ? marmonna Lina sur un ton endormi.

— Dans mon cauchemar. J’ai réussi à m’échapper.

— Fière de toi, chuchota Lina en se rendormant tandis que sa main caressait les cheveux d’Inès.

— On pourrait fêter ça avec un pique-nique familial, murmura Inès.

 

Ainsi dit, ainsi fait.

Elles réunirent Chat, Gabriel, Astrée, Jorge, Dulce et Leiris.

Chacun prit une minute pour respirer ensemble en silence, puis ils partagèrent leurs légumes et poissons. Inès se pencha vers Gabriel :

— Alors ?

— C’était bien vu, elle a aimé les galets.

— Chouette ! Comment ça se fait que tu parles la langue des signes, d’ailleurs ?

— J’ai demandé à mon IA Grégoire de me l’apprendre dès que je suis arrivé ici. Dans le Monde d’Avant, j’avais essayé de rendre visite à Chat après son accident mais elle avait systématiquement refusé.

— Tu l’as attendue combien de temps ?

— Ce n’était pas vraiment de l’attente, je ne sais pas comment expliquer. C’est juste que l'amour ne m'intéresse pas tant que ça, en réalité. C’est elle qui m’intéresse.

Inès pointa le menton vers une conversation animée entre Astrée et Leiris.

— Tu penses qu’on va trouver un bon système ?

— Honnêtement, répondit-il en haussant les épaules, je pense qu’on va faire de notre mieux.

— Pour ça, il faudrait qu’on commence quelque part…

Elle resta pensive jusqu’à la fin du repas.

— On devrait tenter des élections municipales, suggéra-t-elle aux autres.

 

Un mois plus tard, une centaine de personnes s’assit dans la forêt de hêtres, sous le soleil au zénith.

Astrée était encore associée à ce qu’avait été Samsara, Chat avait décliné tout discours et Gabriel et Jorge s'étaient esclaffés à la simple idée de s’exprimer en public. Ce furent donc Dulce, Lina et Inès qui prirent la parole pour expliquer leurs propositions.

Dulce évoqua la possibilité d’organiser et diversifier ce qu'ils plantaient et de mettre en commun ce qui poussait. Elle suggéra aussi de construire des bateaux pour pêcher plus loin : peut-être trouveraient-ils d'autres espèces comestibles. Lina embraya sur le fait que ça permettrait également d’atteindre d’autres rives à la recherche d’écosystèmes plus cléments, ainsi que d’éventuels survivants. Elle parla d’une transformation de certaines tours en espaces communs pour favoriser une nouvelle socialisation. Inès lutta contra la timidité, pour finir par :

— Il n'y a rien de construit. Il va falloir qu’on fasse toustes preuve d’honnêteté et bienveillance pour que cet endroit nous ressemble. J’aimerais suggérer que quelqu'un se fasse la voix du peuple : sa fonction sera d’écouter chaque proposition et suggestion, puis de la proposer à l’assemblée suivante. La collectivité votera ensuite le nombre de fois nécessaire pour que l’idée convienne à toustes.

— On n’a pas besoin d’un intermédiaire, si ? demanda une femme au deuxième rang, dont Inès savait qu’elle était chercheuse en laboratoire médical dans le Monde d’Avant.

— D’expérience, les communautés ont du mal à s’écouter parfois. Ça se voit même dans certaines familles, qui s’aiment mais qui ont besoin d’une tierce personne pour apprendre à s’entendre…

Il y eut de longues conversations sur la proposition d’Inès, jusqu’à ce que tout le monde se sente à l'aise avec la direction prise. Leiris fut élue à l’unanimité.

— Tu vas partir en exploration dès qu’ils auront construit un bateau, j’imagine, dit Inès à Rose lorsqu’elle la croisa à la fin de l’assemblée.

— Ce n'est pas vraiment mon type de climat, ici, acquiesça Rose avec un sourire.

Inès rit. Elle-même s’habituait encore à la sensation constante de frissonner.

 

Sur le chemin du retour, Inès pensait à l’improbable recommencement de la civilisation humaine. Des humains naîtraient sur cette île un jour.

Elle passa la porte de sa tour.

— Salut, Sandra.

— Ça roule ?

— Je vois que Lina t’enseigne de nouvelles expressions.

— Elle a un vocabulaire beaucoup plus varié que toi. Tu veux le pourcentage exact de différence ?

— Non, ça ira, rit Inès. Potager ?

— Potager.

Inès s'agenouilla près des plants de fraises.

— Gabriel m’a enseigné une nouvelle blague, dit Sandra. C’est l’histoire d'un singe qui rentre dans un bar. Tu la connais ?

— Non, ça me dit rien.

— Le singe rentre dans un bar et dit au barman : vous avez des bananes ?

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