Inès et Dulce se serrèrent la main, telles deux enfants boudeuses signant une trêve, puis elles ouvrirent la porte de la tour.
— Sandra ? Samuel ?
Pas de réponse. Inès soupira et se tourna vers Lina, qui grimaça :
— T’es sûre ?
Inès haussa les épaules. Elle n'avait aucune envie d’entrer mais c'était le plus sûr.
— Tu veux que je vienne avec toi ?
— Ça va aller. Je reviens tout de suite.
Elle se glissa vers l'escalier et jusqu’au salon. Elle voulait être une ombre silencieuse, à peine un murmure sous les néons.
Personne.
Elle soupira, réactiva l’IA et entama immédiatement la remontée. Dans la cage d’escalier, elle entendit la voix qui lui avait tant manqué.
— Inès, 21 ans, bonne santé, dit Sandra.
Inès ralentit, soufflée par les émotions des retrouvailles.
— En chair et en os, répondit-elle. Attends, j’ai raté mon anniversaire ? C’était quand ?
— Le 15 juin. Tu es partie longtemps.
— Tu vas bien ? Samuel ne t’a pas embêtée ?
— Qui ça ?
— Tu sais ce que j’aimerais plus que tout au monde ?
— Que je chante la comptine ?
Sandra entama la mélodie. Les larmes se précipitèrent dans la gorge d’Inès. Elle était hantée par tout ce qu’elle avait traversé, gagné et perdu depuis la dernière fois qu’elle l’avait entendue. Elle sentit une impulsion farouche monter en elle, le besoin de finir ce qu’elle avait commencé.
— Inès ! s’écria Lina, soulagée, quand elle arriva en haut. Pourquoi Sandra chante ?
— Parce qu’elle a la plus belle voix. Sandra, tu te souviens de Lina et Dulce.
Les politesses faites, Sandra confirma à Inès qu’Alessandro passait régulièrement et qu'il continuait de la traquer.
— Mais pourquoi ?
— Je ne crois pas que ce soit toi qu’il cherche, il a l’air d’espérer que tu le mènes à quelqu’un. Mais il dit aussi que tu menaces le système. Que les choses sont comme elles sont pour une raison. Il mentionne souvent quelqu’un nommé Astrée.
Le prénom lui évoqua un caillou qui faisait trois ricochets. Astrée… L’odeur d'un parfum élégant, à la fois ambré et floral. Jasmin ? Rose ? Rien d'autre. Pas d'images, mais un vertige persistant.
— S’il revient, est-ce que tu peux l’empêcher d’entrer ou d'accéder aux données ?
— Non, il connaît tous les codes et pare-feu.
— Tu pourrais nous prévenir ? Là-dessus ?
Inès sortit deux bipeurs que Gabriel avait programmés pour Lina et elle.
— Je ne peux rien envoyer… Mais si quelqu’un tape le message manuellement sur le clavier du salon, je pourrai l’afficher sur mon écran. C’est utile ?
Inès et Lina se regardèrent en silence. Les points se connectaient et s’organisaient dans leur tête.
— Je vais prévenir Gabriel, dit Lina. Il pourra se connecter à l’écran de Sandra et transmettre l’alerte si besoin.
Inès acquiesça :
— Je vais à la tour informatique.
— Tu as la carte ?
— Oui.
— Et je vous préviens si Alessandro vient ici, conclut Dulce. C’est bien lui qui vous fait peur, non ?
Elle leva les yeux au ciel lorsque les deux autres se tournèrent vers elle avec surprise.
— J’ai un cerveau aussi.
Inès étouffa un rire et expliqua le code qu’elles utiliseraient :
— 0000 : Alessandro est là. 1111 : Gabriel dit qu’on arrête tout. 2222 : Gabriel dit d'avancer. 3333 : Gabriel dit de mettre la clé suivante.
Inès et Lina se regardèrent, soucieuses. Pourquoi avaient-elles le sentiment d’avoir oublié quelque chose d’important ?
— M’expliquer el proyecto, tal vez.
— Alors, fit Lina, Inès a trois clés USB qui contiennent des lignes de code écrites par Gabriel. Elles doivent être insérées dans des serveurs différents à des moments précis. S’il y a la moindre erreur, les risques sont : montée de murailles autour de la ville, verrouillage de toutes les tours, et soit une IA beaucoup moins accommodante, soit plus d’IA du tout, auquel cas possible mort des cryogénisés, ainsi que probablement des descendants puisqu'à terme il n'y aurait pas assez de nourriture pour tout le monde sur l’île.
— Donc si Inès fait une erreur, on devient tous cannibales ?
— Grosso modo.
— Pas de pression, grimaça Inès.
Elles se souhaitèrent bonne chance d’un simple hochement de tête.
Inès et Lina firent la première partie du chemin ensemble. Elles ne surent pas qui avait tendu sa main la première mais en tout cas elles parcourent ces dernières minutes côte à côte, main dans la main.
Une fois seule, Inès sentit sa vision et son ouïe s’affiner. Losange, colombe, branche d’olivier, triangle : les tours se succédaient. Celle qu’elle cherchait ressemblerait à toutes les autres à l’extérieur, mais serait déserte à l’intérieur. Son symbole était un œil pour représenter la surveillance de l’IA. D’ici la tombée de la nuit, les humains regagneraient leur liberté… même si cela les avait presque menés à l’extinction la première fois.
Au moment précis où elle aperçut l’œil sur une tour, son bipeur sonna.
0000
Inès se figea.
Alessandro menaçait Dulce ou Lina ou Gabriel. La panique la paralysait.
Elle sursauta lorsque le bipeur sonna de nouveau.
2222
Gabriel lui disait de continuer.
Qu’est-ce que ça voulait dire ? Que tout s'était magiquement arrangé ? Ou que, quitte à mourir, il voulait qu’elle aille au bout du processus ? Elle avait des visions de Gabriel étendu par terre dans une mare de sang et sentit le déchirement que Chat éprouverait. C’était si dangereux, si précaire, d’aimer quelqu’un, parce qu'à tout moment on peut recevoir un 0000. Je n'y survivrais pas, se dit-elle, puis, plus sobrement : D'une certaine façon, j’y ai déjà survécu. Elle se souvint -
de trois petites filles
qui parlaient fort
pour ne pas entendre
les voix dans le salon
- et 2222.
Elle rit malgré elle : Gabriel la connaissait bien ; il savait qu’elle n'avait pas bougé d’un pouce depuis le premier message. Elle jeta un regard en arrière, avec l'intolérable pensée que peut-être, quelque part derrière ces arbres, Dulce, Gabriel ou Lina était en danger. La nuit tombait et chaque minute les approchait un peu plus d’un coup d’état de Jorge, qui se montrerait tout aussi totalitaire que ceux qui avaient créé Samsara.
Elle marcha jusqu’à la porte de la tour. Contrairement aux autres, il y avait un écran. Une voix lui demanda de poser ses doigts desssus pour confirmer son empreinte digitale. Une lumière verte s’alluma. Elle dut ensuite présenter son iris - une deuxième lumière verte -, puis :
— Récitez la comptine.
— Hein ?
L’écran ne répéta pas.
Hébétée, Inès prononça les mots que Sandra lui avait tant de fois chantés.
Une troisième fois, la lumière verte s’alluma. La porte s’ouvrit.
L’intérieur était une succession infinie de serveurs. Ils étaient identifiés par une série de chiffres et lettres. Le premier qu’elle devait trouver s’appelait 29#33B25. Elle parcourut le rez-de-chaussée au pas de course et descendit dans les étages.
L’atmosphère était oppressante. Les serveurs la dominaient de chaque côté, lui rappelant l'impression épouvantable que lui avaient fait les villes verticales du Monde d’Avant, avec leurs blocs rectangulaires, sombres et impérieux. Elle préférait les lieux tentaculaires et chaotiques, où les vendeurs de rue criaient le nom de ce qu’ils transportaient, où on sentait des odeurs de cuisine en passant devant la porte d’inconnus.
Elle s’était attendue à du noir et vert, des robots qui voudraient dévorer l’humanité, mais les tours informatiques restaient droites, calmes, avec leur structure grise et leurs lumières bleues. Elle se rendit compte qu’elle était face aux 0 et 1 qui maintenaient son espèce en vie.
Elle ne savait pas quoi penser de ces gratte-ciel numériques digitaux technologiques électroniques, vibrants d’une existence différente de celle du monde organique. Telle une fourmi parmi les hautes herbes, elle avança, rangée après rangée, minutieusement. Elle trouva le bon serveur. Prit une profonde inspiration.
Et inséra la première clé.
Sur l’écran de Gabriel, les lignes de code devaient apparaître, suivies par la réponse du système. Si tout se passait comme prévu, l’IA laisserait faire et Gabriel enverrait à Inès le signal 3333 pour qu’elle passe à la deuxième clé — à toute vitesse, pour une histoire incompréhensible qu’il avait illustrée ainsi : si la suite arrivait trop tard, le code écrit par Gabriel glisserait sur l’armure de l’IA comme une averse sur un parapluie.
Tout ce qu’Inès comprenait, c’était qu’il valait mieux trouver le deuxième serveur pendant qu’elle attendait son signal.
Lorsqu’elle l’eut localisé, elle sortit la clé et patienta. Elle crut entendre des pas. Ses muscles étaient tendus comme des fils de fer. Récemment, tout en elle avait penché vers une direction, cette révolution, et Dulce avait raison : elle avait perdu le reste de vue. Les gens. Le temps. Les émotions.
Le signal ne venait pas. Elle ne savait pas combien de temps cela pourrait prendre. De toute façon, il n'y avait ni horloge, ni montre, ni ciel étoilé. Elle s'assit par terre, observa le couloir de serveurs. Se demanda si l’un d’entre eux « était » Sandra. C'était inconcevable qu’un être se réduise à un objet et pourtant, Inès n'était-elle pas elle-même un corps, des données contenues sur la peau et dans les circuits neuronaux ? De toute façon, elle se doutait que le code qui formait l'identité première, basique, de Sandra, n’était pas sur un seul serveur, que ces objets se parlaient, communiquaient, créaient et détruisaient ensemble, s'assemblaient pour devenir à eux tous les pierres fondatrices de Samsara.
Maintenant qu’elle entrevoyait physiquement, concrètement, la complexité du système, elle pensa à ceux qui l’avaient créé. Elle les imaginait rire autour d’un dîner, dans un jardin, discuter des progrès du jour. Elle les imaginait lire les utopies et dystopies, les manifestes politiques et les communiqués environnementaux, réécrire et réécrire et réécrire leur vision au fil des expériences et réflexions et dialogues. Elle se rendit compte que ses mains tremblaient. Elle ressentait tout ce qui avait dû exister pour que le présent soit possible.
3333
Le second signal la sortir de sa stupeur. Telle un automate, elle inséra la clé. Et se rendit au troisième serveur. La nausée montait.
Des gens avaient passé des années à concevoir Samsara et elle tirait un trait dessus après quelques mois parce qu’elle n'était pas entièrement satisfaite par l'expérience proposée ? Et pour instaurer quoi à la place ? Comment gérait-on une ville et une population qui réunissait possiblement les derniers humains de la planète ?
Il fallait bâtir un monde sur des ruines et surmonter la douleur de l’effondrement. Vers quoi tendre, vers quels chemins vierges, et comment faire la paix avec la cacophonie des incertitudes ? Mourir à soi-même était un art.
Pourquoi Gabriel l’avait-il choisie ? Pourquoi était-elle à Samsara ?
La réponse se trouvait dans l’image de trois petites filles dans une chambre à coucher.
Astrée.
Astrée.
C’était bouleversant. Parmi tout ce qu’elle ne savait pas, Inès sut soudain trois choses : qu’Astrée était sa sœur ; qu’Astrée dirigeait, dans le Monde d’Avant, une entreprise d’intelligence artificielle ; et que c’était les bruits de pas d’Astrée qu’elle avait entendus quelques minutes auparavant.
— ASTRÉE ! l’appela-t-elle.
Elle resta assise devant le troisième et dernier serveur et attendit, en faisant tourner la troisième clé dans sa main.
Une femme arriva. Inès inspira longuement et lentement, puis releva les yeux en expirant. Astrée était grande, les épaules larges.
— T’en as mis du temps, sourit Astrée.
Sa voix était douce, presque amusée, et pourtant pleine d’autorité. Magnétique. Confiante.
— Tu es censée m'arrêter, dit Inès, sauver…
Elle agita sa main vers les serveurs.
— … ta création.
— Tu n’es pas en train de la détruire.
— Comment tu le sais ?
— Parce que tu as toujours eu un grand cœur. Trop grand pour le Monde d’Avant. Mais ici, qui sait ? J’ai essayé de construire un lieu où tu pourrais survivre.
— Mais…
- dans le couloir d’hôpital
c’était Astrée qui criait sur Chat
dans un restaurant
c’était elle qui prenait la main d’Inès
et Inès qui la retirait
à l’arrêt du bus scolaire
c’était elle qui courait
lui apporter la trousse
qu’elle avait oubliée -
— Mais il ne s'agit pas seulement de survivre, protesta Inès. Ça ne peut pas être ça, la finalité.
— Je ne répondais plus à tes appels, à la fin. Je ne savais plus comment t’aider.
— Astrée, j’ai peur que ça, dit Inès en lui montrant la clé, ce soit encore une erreur, encore un sabotage. J’ai l’impression de toujours tout détruire.
— Je t'ai mise en sécurité et tu aurais pu te laisser flotter, mourir, oublier, mais à la place tu sais ce que tu as fait ?
Inès secoua la tête. Les larmes revenaient, pressantes, dans sa poitrine, sa gorge, ses yeux.
— Tu as guéri.
Inès acquiesça.
— Tu es bien plus lumineuse que tu le penses.
3333
Inès avait une minute pour insérer la dernière clé. Plus rien ne serait pareil. Cinquante secondes.
Elle ferma les yeux. Sa respiration se cala sur celle des serveurs. Elle revit Samsara par bribes, pêche arbres méditation rose sandra lac manchots maïs gabriel dulce chat jorge lina ordinateurs potager froid samuel alessandro.
Ouvrit les yeux.
Et inséra la troisième clé.