Dix-neuf - Encore quelques instants

Notes de l’auteur : Voyez-vous, plus l’heure est grave, plus on joue à cache-cache avec soi-même.
Roger Marin du Gard

Elle ne l’avait dit à personne. Sa course sur la plage lors du coucher de soleil. Les reflets d’or qui dansaient sur l’océan agité. Le froid de l’eau qui engourdissait ses pieds nus. Et surtout, l’inconnu de la balançoire. Sa silhouette floutée par la brume, son ombre interminable. Cette nuit-là, Sélène n’avait pas échappé à son rêve. Celui-ci s’était interrompu comme toutes les autres fois : le garçon qui s’apprêtait à parler, qui entrouvrait ses lèvres pour lui chuchoter une réponse… Mais invariablement, elle se réveillait.

Ce dimanche-là, il était encore tôt, quand Sélène ouvrit un œil. Elle se retrouva bien incapable de le refermer, trop excitée par la journée qui s’annonçait. Ses pensées se dirigèrent vers l’après-midi jeux qu’elle devrait affronter. Affronter ? Sélène ne savait pas vraiment si ses espoirs seraient anéantis. Peut-être serait-ce le prologue d’une incroyable histoire ? La sentence de Léo n’était pas encore tombée, et elle refusait de s’avouer déjà vaincue. Tout était encore possible.

Dans l’obscurité, Sélène tendit le bras pour atteindre le bouton de la lampe. Aussitôt, une lueur diffuse s’échappa de celle-ci. Les paupières encore engourdies, la jeune fille s’empara du livre qui traînait sur la table de nuit. Elle se plongea bientôt dans sa lecture, occultant le monde alentour. Il n’y avait plus que les mots qui s’enchaînaient, se contorsionnaient, se bousculaient. Mais ses pensées et la réalité ne cessaient de la rattraper dès qu’elle avait le dos tourné. Quand les deux personnages de son livre s’embrassèrent. Quand le capitaine du bateau faillit tomber dans un océan resplendissant.

Enfin, des petits pas animèrent la maison. Sélène descendit dans la cuisine, encore en pyjama.

– Coucou ma chérie ! Bien dormi ?

Adeline abandonna sa pâte à gaufre pour prendre sa fille dans ses bras. Elle sentait la vanille, parfum rassurant.

– Ouiii ! Les autres dorment encore ?

– Seulement ton père et Coralie. J’ai laissé Maëlys devant Raiponce. Je ne sais pas comment elle fait pour le regarder autant ! soupira sa maman.

– Je vais la rejoindre alors, appelle-moi si tu as besoin d’aide, proposa gentiment Sélène.

À l’écran, la princesse souriait en dansant dans le village, sa tresse fleurie virevoltant gaiement. Malgré le réconfort que lui apportaient ces habitudes, Sélène ne parvenait pas à oublier l’appréhension qui lui tordait le ventre. Il ne restait que quelques heures avant que Léo et toute sa famille ne débarquent.

La matinée passa à toute vitesse. Sélène grignota une gaufre du bout des lèvres, un peu absente. Puis elle se doucha, s’habilla, se brossa les dents, se coiffa, se parfuma. C’était mille gestes du quotidien qui semblaient si particuliers ce jour-là.

– Sélène ? appela Loïc. Tu es où ?

– Dans le grenier, Papa ! Je suis au piano. Pourquoi ? hurla-t-elle en retour à travers toute la maison.

Après le repas, elle avait vite abandonné ses devoirs, manquant cruellement de concentration. Sélène avait besoin de laisser la tension s’évaporer avant l’arrivée des Sherwood. Instinctivement, elle s’était dirigée vers le piano. Fidèle à son poste, il ne l’avait jamais trahie. Les notes couraient sous ses doigts, plaintives, joyeuses, rapides et paresseuses.

– Ding dong, résonna la sonnette de l’entrée en arrière-fond.

Sélène s’interrompit brusquement, comme prise en flagrant délit. Elle prit une profonde inspiration avant de descendre accueillir leurs invités. Quelques notes dissonantes résonnèrent dans le grenier, accord hasardeux qu’elle n’entendit pas. La jeune fille avait rarement été aussi fébrile. Chaque mouvement la rapprochait de celui qu’elle aimait, et rien ne la terrifiait plus que cette perspective.

– Hey Sélène ! Ça fait longtemps !

James la salua joyeusement, un grand sourire aux lèvres. Sa femme en fit autant quelques secondes plus tard. Et dire que, peut-être, ce serait un jour ses beaux-parents ! Même si elle l’espérait, Sélène sentait bien que ça paraissait impossible… La jeune fille tapa dans la main que lui présentait Mathéo, mais se contenta d’un timide sourire pour son grand frère. C’était déjà beaucoup pour elle, trop stressée pour accorder autre chose à l’aîné.

Sélène avait imaginé tout un tas de scénarios, de plus en plus improbables à mesure que le temps passait. Depuis que Julien lui avait avoué la vérité, elle ne savait plus trop que penser de l’issue que prendrait son histoire. Belle fin ? Comme dans « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » ? Ou alors, comme dans « elle mourut en d’atroces souffrances » ? Non, bien sûr, elle ne mourrait pas. Mais Sélène ignorait jusqu’où irait sa tristesse. Elle espérait de tout cœur que Léo murmurerait un « oui » au creux de son oreille, même si sa raison lui soufflait le contraire. Elle préférait rêver encore un peu.

– On a découvert un nouveau jeu récemment, ça s’appelle Undercover[1], proposa Lauren.

– Underquoi ? s’exclama Coralie en retour.

– Cover. Ça veut dire agent secret, si tu veux. On peut jouer tous ensemble. Ça vous tente ?

Tous opinèrent, et on s’installa joyeusement autour de la table. Sélène évita de se placer à côté de Léo. Sa proximité lui donnait des frissons, faisait battre son cœur plus vite. Trop vite.

Lauren expliqua les règles, et ils commencèrent à jouer. C’était marrant, ces mots qui s’enchevêtraient, presque identiques. Il fallait être suffisamment précis pour ne pas être confondu avec Mister White, mais assez vague pour ne pas être identifié. C’était tout le piment du jeu, et cela plut beaucoup à Sélène. Elle devait utiliser toute la subtilité du français, celle qu’elle avait découverte avec l’écriture.

Les parties s’enchaînèrent. Enfin, la jeune fille obtint le rôle qu’elle redoutait : Mister White. Donc, pas de mot avec lequel associer ses idées. Léo ouvrit la première manche :

– Couple.

Il avait effleuré Sélène du regard en prenant la parole, évitant ses yeux. Quel mot méritait donc que Léo s’aventurât sur ce terrain glissant ? Sélène n’osait imaginer ce qui était écrit sur sa carte.

– Affection, continua Adeline.

– Caresse, riposta James.

– Bisous, termina l’innocent Bruno.

C’était à son tour. Que pouvait-elle bien dire ? Tous ces mots lui inspiraient…

– Amour, ajouta-t-elle, l’air de rien.

Sélène ne put s’empêcher de chercher les iris emplis de feuilles mortes de Léo. C’était l’automne, et chaque arbre lui rappelait son bien-aimé. Quand elle était assise sur sa vieille balançoire, dans le jardin, les pieds enfouis dans les feuilles, elle avait un peu l’impression d’être enveloppée dans son regard. Sélène se sentait particulièrement en sécurité. Garderait-elle ce sentiment après cette après-midi jeux ? Elle l’espérait.

Enfin, Sélène accrocha les yeux de Léo. Ils semblaient vides. Ou, du moins, elle parvenait à n’y lire aucune émotion. Lui dirait-il la vérité ? À travers la table, sans un mot, Sélène essaya de lui faire comprendre qu’elle n’abandonnerait pas. Jamais. Elle ne lui laisserait pas le choix.

– Bon, on vote ! trancha la maîtresse de jeu. Un… Deux… Trois !

Sélène pointa son doigt au hasard, épargnant seulement Léo. Pourquoi évitait-elle sans cesse toute interaction, alors qu’elle ne voulait que lui parler, et sentir sa présence, et brûler sous son regard ? Elle attendait impatiemment la conversation qu’il lui avait promise, même s’il ne semblait pas vouloir la lui donner.

Mathéo ronchonna en voyant la plupart des doigts pointés sur lui : éliminé sans discussions. Au tour suivant, il fut rejoint par Coralie, puis Léo, et enfin Sélène. Mister White avait survécu plus longtemps que la moyenne, mais pas jusqu’au bout de la partie ! Les quatre enfants se réfugièrent dans le canapé, sous une montagne de couvertures soyeuses. Il faisait frais dans la maison, l’automne déjà bien installé en cette fin de novembre.

– Vous voulez faire un autre jeu ? demanda Mathéo.

Son grand frère sonda Coralie du regard, pour dériver ensuite vers Sélène. Elle retint un frisson quand il l’interrogea silencieusement. Pour toute réponse, la jeune fille haussa les épaules. Peu lui importait. Tant qu’il lui parlait avant la fin de la journée. Enfin, le plus rapidement possible aurait été idéal, mais bon. Elle ne pouvait pas trop lui en demander. Si ? Après tout, ça faisait dix mois qu’il aurait pu lui répondre.

– Nan, Mat, réagit enfin Léo.

– Pff… On fait quoi, alors ? ronchonna Mathéo.

Ses mains semblaient incapables de s’arrêter de s’agiter, triturant l’ourlet de la couverture.

– Tu peux faire un karaoké, si tu veux. On te regarde, se moqua son grand frère.

Sélène se souvint d’une vieille conversation qu’elle avait eue avec les deux Sherwood. Mathéo détestait chanter, à un point tel qu’il préférerait se faire vernir les ongles plutôt que de marmonner quelques notes sous la douche, avait-il affirmé. Léo, lui, n’aimait pas sa voix. Trop grave, trop de rocaille. N’avait-il pas compris qu’elle faisait vibrer Sélène ? Heureusement qu’il faisait assez confiance aux Gavillet pour lâcher prise et chanter quelques chansons.

– Oh, oui ! C’est une bonne idée, réagit Coralie, ignorant le sarcasme de Léo.

Elle se saisit d’un téléphone qui traînait sur la table basse et choisit Le Chant des sirènes. Puis elle planta l’écran devant le nez de Mathéo en rigolant.

– Allez, Mat, je chante avec toi !

Coralie entama la chanson, interrompue de quelques éclats de rire. Sa grande sœur fut emportée par la mélodie et ne put s’empêcher de fredonner les paroles. C’était trop bas pour Sélène, mais ça n’enlevait rien au répit que lui apportait ce moment. Décidément, la musique lui offrait du réconfort quand elle était nerveuse.

– Quand les souvenirs s’en mêlent, les larmes me viennent

Et le chant des sirènes me replonge en hiver

Oh mélancolie cruelle, harmonie fluette, euphorie solitaire…

Léo finit par timidement rejoindre le chœur. Sélène se laissa hypnotiser par sa voix. Cette voix grave secouée parfois d’un rire étonnamment cristallin. Cette voix qu’elle avait épiée, repassée dans sa tête un million de fois. Cette voix qu’elle connaissait par cœur, qu’elle attendait dans ses rêves. Une voix qui, espérait-elle, lui offrirait l’éternité à ses côtés.

Car il y avait encore de l’espoir, non ?

Sélène essayait tant bien que mal de ne pas laisser son regard dériver constamment vers Léo. Elle avait envie de se blottir entre ses bras, en sécurité, pour échapper à ses battements de cœur frénétiques. Mais le garçon lui devait des explications. Et il ne semblait pas pressé de les lui donner.

Plus les heures passaient, plus la panique montait. Et s’il rompait sa promesse ? Et s’il ne lui disait rien ? Non, Sélène ne pourrait pas attendre une journée de plus. Alors des semaines ? Non, elle avait besoin de réponses. Aujourd’hui.

– Bon, on fait un Omerta[2] ? proposa Mathéo, toujours en quête d’un jeu.

Les adultes jouaient de leur côté, et Bruno et Maëlys avaient enfin trouvé un terrain d’entente avec les coquillages. Ils triaient méticuleusement la collection de la fillette par couleur et par taille au beau milieu du salon, sans se préoccuper de la place qu’ils occupaient.

– Ça me va, acquiesça Coralie. De toute façon, quelqu’un a une autre idée ?

Face au silence, elle alla chercher la boîte, puis distribua les cartes. Sélène tira le personnage d’Al Capone, donc commença à jouer. Elle espéra que personne ne remarquerait ses doigts tremblants. Après de nombreuses manches, ils firent une interruption pour le goûter – crumble pommes-poires et muffins aux pépites de chocolat.

– Awalé[3] ? suggéra Léo, la bouche encore à moitié pleine.

Sa promesse de réponse ne paraissait pas l’importuner, contrairement à Sélène. Mais celle-ci, trop absorbée par sa propre angoisse, ne semblait pas se rendre compte de la lueur d’inquiétude qui dansait dans les prunelles de l’aîné. Parce qu’il connaissait trop Sélène pour savoir qu’elle ne laisserait pas tomber.

– Pourquoi pas, murmura-t-elle.

Sélène espérait qu’il lui parlerait maintenant, parce qu’ils se retrouveraient seuls à jouer. Soudain, elle avait peur. Et s’il lui disait non ? Et si, pire encore, il ne disait mot ? Mais c’était ce qu’elle désirait, après tout.

Ils s’installèrent face à face sur le canapé. Plus loin, on dégustait encore les dernières bouchées de goûter, bavardant gaiement. Mais Sélène n’entendait pas les cris joyeux, trop préoccupée par le géant assis en face d’elle. Le dos courbé pour observer les graines africaines, il ressemblait à un enfant qui avait grandi trop vite.

– T’as gagné. Encore, soupira Sélène.

– Oui ! réagit Léo.

Sourire qui atteignait presque ses oreilles. Fierté non dissimulée. Elle savait que c’était juste pour la vexer, à la manière d’un grand frère. Mais elle aurait souhaité un peu plus de sérieux de sa part. Son regard se voila de tristesse.

– Léo ?

– Oui…

Il avait chuchoté, comme on murmure un secret au creux de l’oreille. Il savait. Bien sûr qu’il savait. Le corps de Sélène réagit immédiatement. La chaleur – l’adrénaline ? – la parcourut tout entière, ses mains devinrent moites. Tout son être réclamait la voix de Léo, encore et encore. Elle voulait cette discussion. Elle en avait besoin. Aujourd’hui. Et pourtant…

– Non, rien.

Sélène eut aussitôt envie de se gifler. Encore ! elle ne lui avouait pas la vérité. Elle se sentait vide. Surtout quand Léo tenta de percer ses iris océan, et qu’elle ne vit que l’inquiétude transparaître dans le tourbillon de feuilles mortes.

– Comme tu veux, convint-il finalement. On refait une partie ?

Elle opina timidement, un peu honteuse. Frustrée, aussi, d’être incapable de lui parler. Pourquoi l’aimait-elle autant ? Au point de ne pas pouvoir aligner plus de quelques mots en sa présence ? Surtout quand elle était en tête à tête avec lui.

Une dizaine de parties plus tard –elle n’en avait gagné qu’une seule, par hasard – ils refermèrent la boîte de jeu et rejoignirent les autres, affairés à la cuisine. Sélène se posta près du plan de travail, agrippant le marbre de ses doigts.

L’après-midi était passée trop vite. Déjà, c’était le soir, déjà, les Sherwood partiraient. La journée de Sélène se résumaient à une impression, très nette certes, mais juste une impression. Une somme de détails, qui ne formaient qu’un vague souvenir. Une somme d’à-peu-près, qu’elle ne pouvait rendre plus exacts malgré ses efforts.

Plongée dans ses pensées, Sélène ne remarqua pas Léo qui s’approchait par derrière. Elle était plongée dans un monde bien loin de la réalité, un monde de plaines grises où ne poussait pas grand-chose. La jeune fille se demandait comment toute cette histoire se terminerait. L’espoir la quittait peu à peu. Toujours pas de réponses à ses questions. Ça faisait bien trop longtemps qu’elle attendait : elle ne survivrait pas un jour de plus sans savoir, rongée par l’espoir qui lui restait.

– Ça va ?

Sélène sursauta quand elle sentit la main de Léo sur son épaule. Elle se retourna lentement, la bouche sèche. Il la regardait, visiblement inquiet. Pas besoin de savoir ce que ces deux mots signifiaient. Pas besoin de savoir pourquoi il les lui adressait.

 

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