Dix-sept - Vérité

Notes de l’auteur : Quand on s’aperçoit qu’on nous a menti, réaliser qu’on ne valait pas la vérité est pire que le mensonge.
Anonyme

– Coco ! Sélène ! On va partir sans vous si vous traînez plus longtemps !

Coralie se dépêcha de fixer la dernière barrette dans les cheveux de sa sœur, puis toutes deux se ruèrent dans les escaliers. Ce soir-là, la famille Gavillet allait souper chez des amis de Loïc et Adeline. Était-ce réellement un hasard que leur fils fût Julien ? Sélène n’en savait trop rien, mais cela la préoccupait depuis la veille. Y avait-il un lien entre la réponse de Léo et le souper où se trouverait le meilleur ami de celui-ci ? L’adolescente finit tout de même par se raisonner : tout irait bien, Julien n’était pas Léo. Et de toute façon, que pourrait-il se passer ?

Quand les Gavillet arrivèrent chez leurs amis, la table était dressée à l’extérieur. De petites lanternes éclairaient la terrasse dans une ambiance chaleureuse. Julien et ses parents les accueillirent en de joyeuses embrassades. L’adolescent offrit un grand sourire à Sélène, et Maëlys lui sauta dans les bras.

– Julieeeeen ! Dis, tu viendras chercher des coquillages avec moi ?

La benjamine appréciait beaucoup le garçon depuis qu’il l’avait aidée à récolter un énorme seau de coquilles Saint-Jacques et de bulots.

– Pas ce soir, Maëlys, désolé. Mais j’en ai quelques-uns pour toi dans ma chambre, la conquit-il avec un clin d’œil. On ira les chercher après le repas.

Elle partir rejoindre Adeline pour lui annoncer la bonne nouvelle.

– T’étais obligé ? souffla Sélène. On en a déjà tellement ! se plaignit-elle.

Un rictus amusé étira les lèvres de Julien.

– Pour la ravir comme ça et qu’elle soit heureuse toute la soirée ? Oui, j’étais obligé.

Sélène lui donna un petit coup de poing dans le bras, pour la forme. Au fond, elle n’était pas si mécontente que ça…

– Rôti à la braise avec pommes de terre et poêlée de légumes, annonça la mère de Julien en apportant l’énorme plat.

– Mmm ! Ça a l’air délicieux, s’enthousiasma Adeline.

Le repas se déroula tranquillement. On mangeait, buvait, riait, discutait. C’était bon enfant. En attendant le dessert, Julien emmena Maëlys et ses deux sœurs dans sa chambre pour récupérer les coquillages. Sélène savait à quoi ressemblait la pièce, mais chaque fois, elle avait le souffle coupé. Des tapis recouvraient tout le sol, et sur son lit, une armada de coussins, peluches et oursons en tout genre. On n’avait qu’une envie, s’y coucher pour ne plus jamais en sortir. Sur le bureau, une photo de Norelia et Julien enlacés sous le soleil. La meilleure amie de Sélène riait aux éclats.

– Tu aimerais que ce soit pareil avec Léo, hein, Sélène, chuchota Julien en voyant la jeune fille contempler la photo.

Cette phrase était remplie de sous-entendus. Ils débordaient de sa voix pour remplir les oreilles de l’adolescente, se frayaient un chemin jusqu’à son cerveau.

– Comment… comment tu sais ? C’est Léo ? Depuis combien de temps t’es au courant ?

Les questions se mélangeaient dans sa tête.

– Eh, du calme. Tout va bien. Ça fait des mois que je suis au courant, je dirais… janvier ? C’était toi, la lettre dans son bureau, non ? J’ai pas pu voir ce qui y était écrit, mais en tout cas, ça lui a fait de l’effet. Il est devenu de plus en plus rouge… T’es sûre que ça va, Sélène ? T’as pâli, d’un coup…

Elle n’était plus très sûre de tenir sur ses jambes. Son cœur battait trop vite. Depuis… cinq mois… Léo avait reçu sa lettre. Il lui avait donc menti ? Ça semblait tellement impossible, et pourtant, Julien paraissait vraiment sincère.

Léo

Cinq mois plus tôt

En ouvrant mon cahier d’espagnol, une enveloppe glisse sur mes genoux. Une feuille, ça ne m’aurait pas étonné, mais une enveloppe… ? « Léo Sherwood, le garçon des après-midis jeux » C’est Sélène, je ne vois pas d’autre solution. Mais pourquoi une lettre, alors qu’elle pourrait simplement me parler ? Je décachète discrètement l’enveloppe sans attirer l’attention de ma prof. Mais quand je jette un coup d’œil autour de moi, tous les élèves m’observent. Ah oui, c’est vrai. D’habitude, j’ai un livre caché sous mon bureau. Pas une lettre… Et ils veulent savoir ce que c’est.

Moi aussi, d’ailleurs.

« La pièce était extrêmement obscure, mais je ne pus m’empêcher d’approcher… » Je ne saisis pas. Mes yeux courent sur la page manuscrite. C’est beau, elle écrit bien. Mais pourquoi me donner ça… ? J’ai peur de comprendre. Après la fin du texte, Sélène – enfin, si c’est bien elle – a ajouté quelques mots. « As-tu deviné de qui est-ce que je parle ? Ce que je t’ai dit au baptême était faux. Combien de fois ai-je regretté de ne pas t’avoir avoué la vérité ? Alors, voilà : je t’aime, Léo Sherwood. Réponds-moi vite. » Aïe.

Je relis encore une fois le texte. Plus j’avance, plus mes joues deviennent brûlantes. Mon âme-sœur. Si grand qu’il aurait pu caresser les étoiles. Cheveux foncés. Effectivement… c’est bien moi. Enfin, je crois. Cette description est trop parfaite pour être moi. Pourtant, les derniers mots le prouvent. « Je t’aime, Léo Sherwood » Et Sélène a signé.

Ce n’est pas possible. Elle ne peut pas avoir fait ça. Elle ne peut pas être tombée amoureuse de moi. C’est absurde. Je dois rêver. Enfin, être en plein cauchemar. Je vais me réveiller bientôt. Mais alors… Pourquoi mes joues sont si chaudes ? Pourquoi je sens le poids des regards de mes camarades ?

Sélène… Mon amie d’enfance. Ma meilleure amie.

Amoureuse de moi.

En relevant la tête après ma lecture, je crois que je vais mourir. Je la connais depuis que j’ai six ans, peut-être même avant. Et pour la première fois… Je la vois en tant que femme. Même si je n’éprouve rien pour elle, ses mots m’ont touché. Vraiment. C’est flatteur, d’être dépeint de cette manière. Elle a écrit tout ça pour moi. Alors, c’est comme ça qu’elle me voit ? C’est poignant, poétique. Attendrissant. Tant d’amour... Ça me va droit au cœur.

Mais… Elle voudra une réponse. Je ne peux pas lui dire que je l’aime, parce que c’est faux, parce que je ne l’aime pas de la manière qu’elle voudrait. Je ne peux pas non plus briser cet amour si beau et sincère, parce que c’est ma meilleure amie, parce que je tiens à elle.

Je suis dans une impasse.

Léo

Dès que la cloche sonne, je me rapproche de Julien. Il saura m’aider, lui. Il saura quoi faire.

– Ju ? Viens, faut qu’on parle.

Je jette un œil au reste de la bande, occupée à ranger leurs affaires. On peut encore sortir discrètement. Une fois dehors, je lui explique ce qui se trouve dans la lettre. J’essaie d’en dire le moins possible, parce que les mots de Sélène n’appartiennent qu’à nous. Mais je ne peux taire que c’est elle.

– Ben… C’est à toi de choisir, Léo, désolé. Si vraiment, tu peux juste accepter pour lui faire plaisir, non ? Et si ça te plaît pas, tu lui dis, et voilà. Tu veux vraiment laisser passer une chance comme ça ?

Peut-être que pour Julien, la situation n’est pas plus compliquée que ça. Mais je ne peux pas accepter « juste pour lui faire plaisir ». Je connais suffisamment mon meilleur ami pour savoir qu’il m’encourage à avoir une copine, peu importe qui c’est. Il veut que je comprenne ce qu’il me dit quand il me raconte ce qu’il fait avec Norelia. Tout ce qu’il fait. Avec n’importe quelle autre fille, peut-être que j’aurais accepté – peut-être. Parce que tout le monde fait ça, non ?

Sauf que là, ce n’est pas n’importe quelle fille. C’est Sélène. Je ne peux pas lui faire ça, surtout face à un amour aussi sincère. Avec un peu de chance, ce n’est qu’une passade. Elle oubliera bientôt, et je pourrai reprendre ma vie comme si rien ne s’était passé. Je l’espère vraiment, parce que je ne peux pas choisir.

<3

Heureusement, ses sœurs étaient concentrées sur le seau de coquillages de Julien. Elles n’apercevaient pas la tempête qui faisait rage dans la poitrine de Sélène. Julien, quant à lui, avait bien remarqué que quelque chose n’allait pas. Mais il ne comprenait sans doute pas tout ce que ça impliquait. Les pensées de la jeune fille se succédaient, mélangées, étroitement imbriquées. Elle n’entendait plus les exclamations enthousiastes de Maëlys, ne voyait plus les sourcils de Julien que fronçait l’inquiétude.

Dans sa tête, c’était le bazar. Léo lui avait menti, même si c’était par omission la plupart du temps. Il l’avait reçue sa lettre, l’avait lue ! Pouvait-elle encore avoir confiance en lui ? Son cœur ne semblait pas lui donner le choix. En revanche, elle était blessée. Sélène comprenait, maintenant, pourquoi il ne l’avait jamais regardée dans les yeux. Quand elle y repensait, tout était clair.

Plus l’adolescente y pensait, plus elle se rendait compte de tous les indices qui lui auraient permis de comprendre. La façon dont il la regardait lors de la dernière après-midi jeux, alors que Cupidon les avait mis ensemble. La raison pour laquelle Léo ne recevait aucun des petits mots de Sélène. Il devait sûrement les recevoir… Mais il les taisait, comme cette première lettre. Comment expliquer le fest-noz ? Il ne veut pas me répondre.

Léo avait forcément une bonne raison… Non ? Tout de même, elle était blessée. C’était comme un trou dans sa poitrine, d’où s’échappaient l’incompréhension, la tristesse, le sentiment de trahison, le soulagement de connaître la vérité, pour ne laisser que le vide. Sélène était vide de toute émotion. Le monde extérieur semblait avoir disparu.

– Sélène ? Tu… T’es sûre que ça va ?

Julien secouait doucement ses épaules pour la ramener à la réalité.

– Ah, euh… Oui oui, t’inquiète.

– Je… J’ai dit un truc qu’il fallait pas ? bégaya-t-il encore.

– Non, non… T’inquiète pas, Ju. C’est juste que j’étais pas au courant.

Elle lui offrit un sourire contrit, espérant qu’il n’insisterait pas.

– Sélène ! appela Maëlys. Regarde le beau coquillage !

La jeune fille s’intéressa à ce qui reposait dans la petite main de sa sœur.

– C’est de la nacre, ma chérie.

– Venez, les interrompit Julien, qui s’était approché. On va manger le dessert !

Sélène prit une grande inspiration. Elle devait retourner dehors, faire comme si rien ne l’avait bouleversée. Comment en était-elle arrivée là ? L’adolescente l’ignorait, mais comptait bien l’apprendre.

Tout en dégustant silencieusement sa crème brûlée, Sélène laissa le vide l’envahir. Au moins, il le protégeait de ce qu’elle ressentait. Si elle était désorientée, elle restait certaine d’une chose : elle n’abandonnerait pas maintenant. L’espoir la désertait, mais Sélène ne pouvait se résoudre à tout laisser tomber. Elle l’aimait trop pour ça. Elle avait besoin d’entendre la vérité de la bouche de Léo. Alors elle irait jusqu’au bout.

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