Seize – Carnet Créatif

Notes de l’auteur : Ne t’inquiète pas de l’échec, inquiète-toi des chances que tu manques lorsque tu n’essaies même pas.
Jack Canfielde

Toute la journée du lendemain, Sélène réfléchit. Comment pouvait-elle avouer à Léo tout l’amour qu’elle ressentait pour lui, sans pour autant lui parler de vive voix ? La panique la saisissait chaque fois qu’elle y pensait. L’adolescente ne dominait plus ses sentiments. Ça n’avait jamais été le cas, d’ailleurs.

En cours de français, Madame Gasser leur donna un nouveau thème de rédaction pour leur Carnet Créatif :

– Vous devrez créer votre propre potion. Comme dans Harry Potter, oui, Félix, approuva-t-elle. Comment s’appellerait-elle ? Quels ingrédients ? À quoi servirait-elle ? Vous êtes totalement libres, comme d’habitude, rappela l’enseignante pour terminer ses explications.

Les élèves sortirent leurs cahiers de brouillons. D’autres, assez confiants pour se lancer, écrivèrent directement au propre. Sélène observa ses amies plaisanter en sortant une feuille quadrillée. À quelle potion voudrait-elle offrir l’existence, même si ce n’était que sur une feuille de papier ? Comme elle n’avait pas d’inspiration, l’adolescente tourna les pages de son Carnet Créatif. Elle aimait lire des fragments de phrases ici et là, même si bout à bout, ceux-ci n’avaient aucun sens.

Son regard m’ensorcelait dans un tourbillon de feuilles mortes.

Et puis, un jour, grâce à Félix, elle est devenue la gardienne de mon secret.

Le Miroir du Riséd. La super-héros sans cape. Léo. Chloé. La voilà, la solution ! Son amie.

Mais comment pouvait-elle contraindre Léo à lui répondre sans trop attendre ? Sélène laissa dériver son regard par la fenêtre. Le soleil illuminait la cour, caressait les bancs de pierre. Ses rayons souriaient au monde, rendaient un peu d’espoir à Sélène. Des mois d’attente pour… rien. Tout n’était pas perdu, heureusement. Elle comprenait l’absence de réactions de Léo, désormais.

Ses yeux papillonnèrent vers son Carnet Créatif. Si elle le lui donnait… Léo serait obligé de le lui rendre. Obligé de lui répondre… Rapidement, en plus. Et Chloé accepterait sûrement d’être sa messagère.

Sélène sourit, satisfaite. Elle avait un plan.

Apaisée, la jeune fille reporta son attention sur sa potion. Elle aurait tellement voulu un philtre d’amour. Mais tout le monde semblait d’accord : l’amour véritable artificiel, ça n’existe pas. Et si, le temps de quelques minutes, elle s’autorisait à l’imaginer ? Sa plume commença à rouler sur le papier.

Un trompe-cœur. Si seulement ce breuvage pouvait être vrai… Mais quels dégâts pourrait-il causer ! Un philtre d’amour, cette potion interdite. Un élixir puissant mais dangereux. Un remède que même les auteurs utilisent avec une extrême délicatesse. Car cette potion a le pouvoir de briser les cœurs, de tuer l’âme la plus combattante de soumettre la plus rebelle.

Si chaque breuvage réalise un souhait, une guérison ou une mort, une métamorphose… On ne peut pas manipuler l’amour. L’amour véritable, l’amour éternel. Celui qui rougit nos joues et donne naissance aux papillons dans le ventre. Le philtre d’amour ne vaut rien s’il ne peut amadouer le cœur le plus froid d’une véritable passion.

Mais la passion fait souffrir. Alors ça ne vaut pas la peine si l’amour n’est pas réel. Je ne veux pas d’un amour fallacieux, artificiel. Ce sentiment doit être libre, fougueux, vivant. Partagé, surtout.

Imaginer l’amour splendide, sincère, sans bornes, c’est dangereux. C’est regarder en bas d’une falaise sans filet de sécurité. Mais si un potion pouvait garantir d’atterrir sans blessures… ? Je refuse de dépendre d’un philtre. Ce n’est qu’un trompe-cœur, un imposteur, un voleur.

Je préfère aimer vraiment, aimer pleinement. Tomber amoureuse quitte à me fracasser la gueule et le cœur. Je préfère aimer. Aimer jusqu’à en mourir.

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Extrait du carnet créatif de Sélène,

Ma potion, écrit pour tous les fous amoureux

<3

Le lendemain matin, Sélène rattrapa Chloé avant la sonnerie. Son Carnet Créatif attendait sagement dans son sac.

– Chloé ! J’ai besoin de toi…

L’adolescente lui expliqua son nouveau plan. Cette fois, impossible d’échouer. Mais Chloé ne semblait pas aussi enthousiaste que son amie :

– Je sais pas si c’est une bonne idée, Sélène…

– Bien sûr que oui, l’interrompit-elle.

La jeune fille refusait d’entendre l’avis de son amie. Elle préférait essayer, peu importe si ça ne fonctionnait pas. Puis ajouta, comme une sentence :

– Je n’ai pas le choix, de toute façon.

– Alors… C’est d’accord. J’espère juste que…

Chloé ne termina pas sa phrase, regardant Sélène d’un air soucieux.

– Que quoi ? la pressa cette dernière.

L’amie de l’amoureuse eut envie de répondre : « qu’il ne te brisera pas le cœur », mais n’en fit rien. Elle choisit d’esquiver la question.

– Que rien.

Chloé soupira : jusqu’où la passion de son amie l’emporterait-elle ? Sélène serra fort sa confidente dans ses bras, puis lui confia son Carnet Créatif avant de filer rejoindre Maïwenn et Norelia.

Celle-ci salua à peine Sélène en la voyant arriver, un grand sourire plaqué aux lèvres. Leur amitié devenait de plus en plus tendue. Noli attendait des explications, mais Sélène restait mutique. Il n’y avait aucune bonne façon d’annoncer à Norelia l’amour qu’elle ressentait pour Léo. Donc, pour son ex. Alors elle procrastinait. En voyant sa meilleure amie ce matin-là, toutefois, Sélène se promit de tout lui avouer. Bientôt. Peut-être, même, d’ici la fin de la journée. Même si ça la terrifiait, l’adolescente savait qu’elle serait encore plus terrifiée d’affronter seule la suite des événements.

À la récréation, Sélène essaya désespérément de se concentrer sur la discussion qui animait Maïwenn et Norelia.

– Ça fera bientôt une année que vous êtes ensemble, toi et Julien ! s'enthousiasmait Maïwenn.

– Attends, attends, il y a encore presque trois mois, Maï, rigola l'intéressée. On a le temps de voir venir.

– Oui mais quand même ! Tu as prév...

C'était peine perdue. Le regard de Sélène dérivait sans cesse vers Chloé. Elle lui jetait des coups d'œil insistants, mais son amie n'esquissait pas un geste. « Plus tard », semblaient murmurer ses lèvres. Les minutes s'égrenaient, l'aiguille de l'horloge se rapprochait de la sonnerie. Quatre minutes. Chloé bavardait avec Sylane et ses autres amies. Trois minutes. Léo n'était pas seul, et ça la retenait de passer à l'action. Deux minutes. Sélène se sentait incapable de prendre la place de Chloé, qui serrait le Carnet Créatif bleu clair.

Une minute. N’y tenant plus, l’adolescente se dirigea à grands pas vers Chloé, pour lui demander ce qu’elle attendait exactement. Alors qu’elle ouvrait la bouche pour lui poser la question, la sonnerie retentit. Réagissant au quart de tour, son amie saisit le poignet de Sélène et s’approcha de Léo. La jeune fille n’eut pas le temps de protester, et se retrouva, abasourdie, devant un garçon tout aussi surpris qu’elle.

– Salut, Léo !

D’après Sélène, le ton de son amie était bien trop enjoué pour ce qu’elle s’apprêtait à faire.

– Dis, tu pourrais lire le texte de la page au coin plié, s’il te plaît. Et après t’oublies pas de lui rendre, hein ! Elle en a besoin vendredi, conclut Chloé, toujours aussi enjouée.

Léo semblait bien trop surpris pour articuler un mot. Il les regarda comme on regarde un tableau. Le Carnet Créatif se retrouva dans ses mains sans trop qu’il sût comment. Elles tournèrent les talons avant même qu’il ne pût prononcer une phrase, le laissant avec une foule de questions sur le bout des lèvres.

Sélène suivit son amie, paniquée. Plus elle avançait, plus la réalité s’estompait. Tout devenait brouillard : la sonnerie, les paroles de Chloé, le visage de Léo, son Carnet Créatif. Qu’avait-elle fait ? Sa tête tournait un peu, ses jambes ne semblaient plus capables de la porter.

– Chloé ! l’interpela-t-elle finalement. Tu étais censée faire ça toute seule !

L’adolescente avait fait attention à bien accentuer les deux derniers mots. C’était pourtant clair, non ? Chloé haussa les épaules.

– Le résultat est le même, non ? Allez, viens, on va être en retard en français…

Sélène ne parvint pas à se concentrer durant les trente premières minutes de cours. Son cœur battait trop fort, éclipsant les paroles de Madame Gasser. Elle commençait à regretter ce qui s’était passé. Elle aurait voulu avoir plus de courage. Se retrouver aussi timide devant son ami d’enfance ? Ça devenait ridicule. Et pourtant, l’adolescente ne pouvait s’empêcher d’être tétanisée en sa présence, quand elle pensait à ses sentiments.

Leur professeur de français finit par dissiper le brouillard qui s’était installé avec une bonne nouvelle :

– Je ne suis pas censée vous le dire, mais bon, vous garderez ça pour vous, n’est-ce pas… commença-t-elle avec un air conspirateur. Je serai de nouveau votre enseignante de français l’année prochaine.

Une ébauche de sourire étira les lèvres de Sélène. Au moins une chose positive dans sa journée. Même si, au fond, elle n’était pas mécontente que la balle fût dans le camp de Léo.

<3

Les jours passèrent lentement jusqu’au jeudi. Sélène se languissait d’avoir une réponse. Si l’inconnu de la balançoire se manifestait souvent dans ses rêves, dans la réalité, il ne lui accordait pas même un regard. Le temps lui paraissait interminable.

Le jeudi midi, Sélène observait les petites fleurs bourgeonner depuis son banc de pierre en attendant Maïwenn. Une voix qui n’était pas celle de son amie retentit dans son dos.

– Je te le rends demain… Promis.

Léo passa à côté d’elle sans lui accorder plus de quelques secondes d’attention, ne la regardant même pas dans les yeux. Pourtant, Sélène n’avait pas rêvé. Seule cette voix-là pouvait lui donner des frissons et faire battre son cœur. Léo n’avait fait que chuchoter, comme si c’était un secret bien gardé qu’il partageait avec Sélène. Et, en un sens, il en détenait un qu’il lui offrirait bientôt.

Sélène attendit toute l’après-midi. Quoi ? Elle n’en savait rien. Sans doute un signe, un mot, quelque chose d’autre que cette promesse. Qu’il la regarde dans les yeux, qu’il parle à son amie d’enfance. Qu’il lui rende son Carnet Créatif et sa réponse le jour même.

Mais rien. Léo avait respecté sa promesse : elle devrait attendre jusqu’au lendemain.

<3

Cette nuit-là, son sommeil fut bousculé par ses rêves de couchers de soleil sur la plage et de grand garçon aux yeux de feuilles mortes. Le matin, trop de sentiments la tiraillaient, lui donnaient la nausée. Elle était joyeuse, effrayée, excitée surtout. Apeurée par les événements qui semblaient inévitables. C’était le grand jour. Sélène saurait, d’ici quelques heures, si Léo resterait son ami ou deviendrait un peu plus.

La matinée passa en coup de vent. Les minutes défilaient à la fois lentement et à la vitesse de la lumière. Chloé lui adressait des grands sourires d’encouragement. Enfin, la dernière sonnerie de la matinée résonna entre les murs blancs des salles de classe. Ne sachant trop où aller, Sélène s’installa sur le même banc que la dernière fois. Elle sortait son livre de son sac lorsque…

– Sélène ? Je crois qu’il t’appartient.

Léo. Léo, Léo, Léo. Sa voix, juste derrière elle – encore. Ses yeux qui l’emportaient dans un tourbillon de feuilles d’automne. Léo, qui faisait battre son cœur. Léo, sur le point de bouleverser sa vie… Sélène se leva pour lui faire face. Ça faisait bien longtemps qu’ils ne s’étaient pas rapprochés autant. Malgré ses petits talons, elle lui arrivait à peine à l’épaule ; elle s’y était habituée.

– Oui ? Oh, Léo, dit-elle en feignant la surprise.

Un silence. Que devait-elle dire ?

– Je… Enfin, tu as lu le texte, du coup… ?

Sa voix était hésitante. Ce n’était pas vraiment une question.

– Ben, t’as compris de qui je parle, j’imagine, bredouilla-t-elle.

Anxieuse, Sélène effleura son oreille, avant de se reprendre : elle ne devait pas laisser paraître sa nervosité. Il opina doucement, son attention s’attardant sur ses chaussures. L’adolescente ignorait qu’il pouvait être timide, surtout devant elle. Ça ne lui donnait qu’encore plus envie de se réfugier dans ses bras. Léo confirma alors plus fermement, mais refusait de croiser son regard.

– Oui et oui. Mais il faut encore que je réfléchisse.

Elle ne s’attendait pas à ça. C’était oui, c’était non. Mais pas « Il faut encore que je réfléchisse ».

– Oh… euh, ok. Mais dépêche-toi, Léo, s’il te plaît. J’ai déjà attendu trop longtemps.

Elle essaie de capter son regard, sans succès. Ses yeux sont perdus dans le vague.

– Je… d’accord.

Sans rien ajouter, il tourna les talons et s’éloigna à grandes enjambées. Sélène resta sur place, hébétée par sa réponse. « Il faut encore que je réfléchisse. »

Norelia la retrouva à la même place, assise sur le banc, son Carnet Créatif entre les mains. Elle l’avait déjà feuilleté pour voir si – par hasard – il avait écrit un mot à l’intérieur. Mais rien, bien sûr. Quelle idiote elle pouvait faire ! Elle devrait attendre, maintenant.

– Sélène ? Tu vas bien ?

La voix de son amie la ramena à la réalité.

– Hmm… Oui oui, ça va. Ne t’inquiète pas.

– Tu peux me dire ce qu’il se passe, à la fin ?

L’adolescente soupira. Elle avait besoin d’en parler à sa meilleure amie. Alors elle lâcha prise. Laissa les mots franchir ses lèvres. Ils se bousculaient, valsaient au rythme de sa langue.

– Alors, euh… Tu te souviens de la fin de l’année passée, à la plage ? Tu m’avais demandé si je pensais à quelqu’un en particulier… S’il y avait quelque chose entre moi et Léo.

– Tu m’avais dit de laisser tomber…

– Exactement. Eh bien, c’était un mensonge.

– Attends… Quoi ? Avec Léo ?

Un silence délicat s’installa entre les deux filles. Ça faisait tellement longtemps que Sélène n’osait pas en parler. Surtout à voix haute. Avec Chloé, c’était toujours « lui », « il ». Jamais Léo. Elle soupira longuement avant d’approuver d’un murmure.

– Oui. Avec Léo.

– Je commence à comprendre.

– Ah bon ? Enfin, je voulais te demander si… tu sais… C’est ton ex, après tout.

Contre toute attente, Norelia éclata de rire. Pas un rire nerveux, non, un rire sincère, un rire joyeux. Elle prit sa meilleure amie dans ses bras.

– C’est pour ça que tu avais si peur de me le dire ! T’inquiète pas, Sélène. J’aime Julien, maintenant.

– D’accord… C’est toi ou lui qui avait rompu, en fait ? Je crois que j’ai jamais su !

– C’est moi. Je voulais pas le faire souffrir, tu vois, parce que j’étais tombée amoureuse de Ju.

Norelia sourit tristement à ce souvenir. Elle regrettait d’avoir quitté Léo comme ça, pour quelqu’un d’autre, même s’ils s’entendaient encore très bien.

– Allez, viens manger.

Sur le chemin, Sélène raconta tout ce qu’il s’était passé avec Léo, et surtout, pourquoi elle tenait son Carnet Créatif aussi fermement.

– Qui est au courant, mis à part moi… et Léo, si j’ai bien compris ?

– Hmm… Seulement Chloé, normalement.

Si Norelia était mécontente, elle n’en laissa rien paraître. Alors, toutes les craintes de Sélène avaient été vaines ?

– Vu que tu le connais bien… À ton avis, pourquoi il m’a répondu ça ? Ça veut dire quoi ?

L’adolescente faisait référence au « Il faut encore que je réfléchisse » qu’elle avait obtenu. La déception ne passait pas.

– Aucune idée, Sélène… désolée, grimaça Norelia. Mais je pense qu’il doit réfléchir encore. Après tout, il n’a eu que, quoi, quatre jours… non ?

Sélène n’avait pas le choix de se ranger à l’avis de sa meilleure amie. Ça faisait du bien, d’avoir le soutien d’une personne qui la connaissait bien. Ainsi que Léo.

Léo

Je savais que Sélène allait faire une erreur. Qu’elle allait trop insister, qu’elle voulait aller jusqu’au bout… Pff. Heureusement que j’ai réussi à gagner du temps, même si je sais que celui-ci m’est compté. Lorsque le dernier grain de sable s’écoulera dans le sablier – dont j’ignore encore la taille – je briserai notre amitié. Sélène en a-t-elle seulement conscience ? Dans tous les cas, il faut que je prenne une décision. Et rapidement, avant qu’elle ne découvre… Peu importe. C’est à moi qu’incombe le choix final. Comme si c’était facile. Malgré tous mes efforts, je n’ai pas réussi à la regarder dans les yeux. Pas lundi, et encore moins aujourd’hui. C’est plus fort que moi. J’espère qu’elle ne comprendra jamais pourquoi.

Lorsque Chloé est venue vers moi, tout sourire, avec Sélène sur les talons, l’air paniqué, j’ai tout de suite compris. Mais son sourire cachait son stress, et c’est seulement après – trop tard – que j’ai compris pourquoi. Enfin. Il a fallu que je trouve le courage de le lui rendre. Aujourd’hui était mon dernier délai… Je n’avais plus le choix de lui rendre son fichu Carnet Créatif. Plus facile à dire qu’à faire ! Elle ne tardera pas à découvrir la vérité, même si j’espère le contraire. Et alors, elle voudra une vraie réponse. Même si, au fond, elle a déjà tenu longtemps… On peut toujours rêver, non ?

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