Claire avait vu passer les dernières heures du week-end avec soulagement. Après avoir discrètement chargé le colis suspect dans sa voiture, elle avait passé le reste de la journée en compagnie de ses parents. La bêtise de Fifou avait très vite été oubliée, et la tension était tout aussi vite retombée. Eliza n’avait plus fait mention de la photo et ne semblait pas se souvenir de l’incident.
Sur le chemin du retour, Claire s’était arrêtée au drive d’un fast-food. Elle avait décidé de passer la soirée à étudier les dossiers qu’elle avait découverts dans le grenier et elle n’aurait pas le temps de préparer un repas décent. Et tant pis pour les calories, pensa-t-elle. Après tout, j’ai fait du sport ce week-end. Convaincue par son propre mensonge, elle se gara tant bien que mal dans le parking sous-terrain de son immeuble. Un parking dont les allées étaient bien trop petites et visiblement conçues pour des véhicules de Lilliputiens.
Bien décidée à ne faire qu’un seul voyage, elle attrapa son sac de nourriture par l’anse, ouvrit le coffre et… s’arrêta subitement devant la vision du sac de sport et du carton plein à ras bord. Après une courte réflexion, elle renonça bien vite à son idée initiale. La console attendra plus tard, décida-t-elle. Si elle venait à échapper le carton, ça serait bien moins grave avec seulement quelques liasses de papier à l’intérieur.
Quelques minutes plus tard, c’est avec les bras encombrés qu’elle poussa la porte de son appartement. Elle avait harnaché, tant bien que mal, la lanière du sac de sport sur son épaule, avant d’empiler le sachet de nourriture au-dessus du vieux carton plein de secrets. Cet empilage n’avait rien de sûr, et elle avait failli tout faire tomber plus d’une fois. Elle soupira de soulagement en franchissant le pas de la porte, rassurée d’être enfin arrivée à destination.
C’est alors que l’attaque surgit de nulle part. Surprise par cet assaut impromptue, elle se retrouva – pour la deuxième fois en quelques jours à peine – les fesses par terre. Par miracle, elle avait réussi à garder son précieux sac de nourriture contre elle, et seul le mystérieux carton de son aïeul se retrouva propulsé dans les airs. Heureusement, il ne contenait rien de fragile, songea-t-elle en entendant le bruit mou qu’il fit en percutant le sol.
Elle se releva tant bien que mal et regarda sans surprise son assaillant qui semblait fier de lui. Il va falloir que j’arrête de me faire malmener par de si petits animaux, se dit-elle en contemplant la fierté de Samoa, son chat noir qui se frottait à présent contre ses jambes. Il était visiblement heureux de la voir rentrer. Cela faisait deux ans à présent qu’elle partageait son appartement avec la petite bête. D’un caractère revêche, l’animal semblait pourtant détester la solitude, si bien qu’il lui faisait régulièrement la fête dès qu’elle le laissait seul un peu trop longtemps. À contrario, si elle avait le malheur de vouloir le prendre dans ses bras, ou d’essayer – ô comble de l’infamie – de le caresser, elle pouvait être sûre de recevoir une pluie de coups de griffes et de dents. Mais il était si mignon. Enfin, c’était ce dont elle essayait de persuader son entourage – en vain. Parmi ses amis, peu étaient convaincus qu’un chat aussi peu sociable puisse être qualifié de mignon, et pourtant il avait ses moments. Il ne faut pas le brusquer, c’est tout, avait l’habitude de dire Claire. Elle était la seule à pouvoir témoigner des rares instants de tendresse que pouvait rechercher son compagnon, quand il venait se blottir contre elle, les soirs pendant qu’elle regardait la télé. Mais il s’agissait bien là des seules occasions où il savait se montrer un tant soit peu affectueux. Et quand il vient réclamer à manger, pensa Claire. D’ailleurs, après lui avoir fait savoir qu’il était heureux de son retour, Samoa ne tarda pas à lui faire comprendre qu’il serait tout aussi heureux qu’elle veuille bien lui ouvrir un sachet de nourriture. Elle déposa son sac de provisions à elle sur la table basse du salon et entreprit de nourrir la bête. Le félidé se mit à émettre un bruit familier dès que Claire commença à verser la nourriture dans sa gamelle. C’était bien un des rares moments où il se laissait aller à ronronner.
— Finalement, il fonctionne très bien ce ronronnement quand il s’agit de manger, lui lança-t-elle en déposant la gamelle sur le sol de la cuisine.
Avec un ultime remerciement, il se jeta brutalement contre ses jambes, avant de se précipiter sur son repas pour l’engloutir comme il en avait le secret.
— De rien, lui lança Claire en soupirant. Mais un jour, il faudra vraiment apprendre la douceur.
Elle lui caressa la tête – ces moments étaient précieux, d’autant plus qu’ils étaient rares – et se décida à aller profiter de son propre repas avant qu’il ne refroidisse. Elle s’arrêta en cours de route et baissa les yeux sur ses mains avec une moue dégoutée. Burger au jus de nourriture pour chats, très peu pour moi. En plus, c’est au poisson, songea-t-elle avec une grimace. Un arrêt à l’évier de la cuisine s’imposait.
Elle était maintenant attablée au pied du canapé, face à la table basse et prête à plonger dans les secrets familiaux. Sur sa droite, une barquette de frites plus très chaudes ; sur sa gauche, une pile de dossiers d’un autre temps ; et au centre, la boite de son repas du soir. Elle tenait son burger dans la main gauche tandis que la droite était occupée à tenir ce qui était sur le point de devenir à ses yeux le plus passionnant des best-sellers : le journal de son arrière-grand-père. Elle mordit dans son cheeseburger en tournant les premières pages d’un carnet rouge qui semblait avoir fait la guerre – et d’après la date inscrite sur la couverture, cette hypothèse était plutôt crédible.
D’une main, elle mordit d’un élan affamé dans le sandwich, et de l’autre elle tourna une page du carnet, en essayant de ne faire tomber aucun des deux.
Le journal de Grand-Père Albert commençait en 1935, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. Tout juste entré dans la trentaine, son aïeul y décrivait ses déboires avec la plus haute autorité de son université :
« Il y a quelques jours, j’ai donné une copie des conclusions de mes recherches aux doyens de l’Université. Je viens de découvrir quelque chose d’absolument incroyable, mais avant de publier mes résultats j’ai voulu en informer l’Université en premier lieu. Je crois que j’aurais mieux fait de m’abstenir.
Ma thèse, selon laquelle cette double molécule hélicoïdale serait responsable de la transmission des caractères dans l’hérédité, n’a pas l’air de faire l’unanimité, bien au contraire. On vient de m’informer qu’elle n’allait pas être soutenue par l’Université, qu’il en allait de leur réputation et leur crédibilité au sein du milieu scientifique. Par ailleurs, je dois cesser mes recherches immédiatement, l’Université ne versera plus un centime pour les financer. Et le pire dans tout ça, c’est qu’ils veulent que je consente à ne pas publier mes résultats et que je me taise à ce sujet. Pour le doyen de l’Université, tout cela n’était que fariboles et balivernes. Bien sûr, je me suis emporté. Ma chère Hortense me le dit bien assez souvent, mon mauvais caractère finira par me perdre. Et comme toujours, elle a eu raison.
Ils ont décidé de révoquer ma chaire universitaire. Mes recherches ne seront non seulement plus financées, mais je n’aurai plus le droit d’enseigner non plus. Je me retrouve ainsi, du jour au lendemain, sans emploi.
C’est pourquoi, et je le confesse non sans honte, j’ai passé la journée d’hier au troquet du coin, à boire et à ressasser cette histoire. C’est là qu’il m’est arrivé quelque chose d’étrange.
Pendant que j’étais en train de noyer ma haine et mon désespoir dans une chope de bière, un homme s’est présenté à moi. Vêtu de la façon la plus stricte qui soit, en complet marine, il tenait son long manteau noir d’une main et son chapeau de l’autre. Jusqu'à ce qu'il s’adresse à moi, je n'aurais à aucun moment songé qu'il pouvait être étranger. Dès qu'il a ouvert la bouche, j’ai toutefois immédiatement reconnu son accent ; l’allemand étant une langue particulièrement reconnaissable. J’ai bien sûr commencé par me méfier. Cette partie du monde connaît des troubles inquiétants depuis la nomination de ce petit chancelier, et le réarmement qui s’opère à nos frontières n’est pas pour nous rassurer, nous ses voisins les plus proches. Mais par politesse, j’ai laissé parler l’homme guindé qui s’est présenté en réajustant ses petites lunettes rondes. Il s’appelait Herr Heinrich Von Strudder, et comme je l’avais deviné, venait directement d’Allemagne. D'après ses dires, mon travail lui était parvenu via des personnes de confiance qui travaillent pour lui à l’Université. Une copie de mes travaux lui avait même été envoyée ! J’ai tout d’abord été furieux d’apprendre que des personnes que je côtoyais tous les jours avaient volé mon travail pour le distribuer de par le monde. Mais voyant mon irritation naissante, mon interlocuteur a tôt fait d’essayer de me rassurer en me disant qu’il était le seul et unique destinataire de ces dossiers. Ce qui n’a en rien fait baisser ma fureur !
J’étais sur le point de lui mettre mon pied aux fesses, en lui montrant la direction de la sortie, du bistrot, mais aussi du pays, quand il a pris sur lui de s’excuser. Bien sûr, cela n’aurait pas été suffisant s’il ne m’avait pas expliqué qu’il menait lui-même des recherches similaires et était très intéressé par mon travail. J’avoue avoir été un instant intrigué par cette proposition. Il a parlé de fonds illimités pour mes recherches, et d’un laboratoire qui me serait attitré, à condition que je le suive en Allemagne. L’offre était alléchante. Trop alléchante. J’ai aussitôt pensé à ma chère Hortense, nous entamons à peine notre première année de mariage. Comment pourrais-je envisager de l’abandonner ? Et quand bien même, je ne pouvais pas en plus, tourner le dos à mon pays en des temps aussi troublés. J’ai décliné l’offre du mystérieux allemand avant de retourner me morfondre dans la bière. Mais avant que je n’aie le temps de lever le coude, monsieur Strudder me donna sa carte. Au cas où je changerais d’avis, m’a-t-il dit. »
Claire reposa son gobelet de soda, stupéfaite. Son arrière-grand-père avait été approché par les nazis, et ce avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Elle essaya de se remémorer ses connaissances en Histoire, mais ses notions sur le sujet restaient vagues. Une rapide recherche sur son smartphone lui apprit ce qu’elle devait savoir. 1935, Hitler avait été nommé chancelier au gouvernement du président Hindenburg depuis deux ans déjà et s’était octroyé les pleins pouvoirs depuis une année, suite au décès du vieux président. La remilitarisation de l’Allemagne battait son plein, en violation totale du traité de Versailles. Les autres nations européennes ne pouvaient qu’espérer préserver la paix, alors que l’armée allemande ne faisait que se renforcer. L’ombre de la guerre commençait à planer sur l’Europe et c’est dans ce contexte que son arrière-grand-père avait été approché par les Allemands. Claire piocha une frite et reprit sa lecture, satisfaite que son aïeul ait décliné l’offre du mystérieux Teuton.
« Les choses vont mal. Je suis rentré ce soir pour annoncer la mauvaise nouvelle de mon éviction de l’Université, quand Hortense m’a précédé en m’annonçant sa propre bonne nouvelle. Elle est enceinte. Bien sûr, c’est une nouvelle merveilleuse, mais le moment ne pouvait pas plus mal tomber. À deux, nous aurions pu nous débrouiller, le temps que je retrouve un emploi. Mais avec un nouveau-né, les choses vont vite devenir compliquées. Enfin, je dis un nouveau-né, mais d’après le docteur, il se pourrait que ce soient des jumeaux. Les choses vont très mal. Et je n’arrête pas de penser à la proposition du mystérieux Allemand. Il a parlé d’un salaire, en plus des fonds pour mes recherches. J’essaie de me dire que ce n’est pas la bonne solution, mais je n’arrête pas de retourner vers elle.
Mais voilà Hortense qui monte. La nuit porte conseil. Tout ira sûrement mieux demain ».
Claire arrêta son burger à quelques centimètres de sa bouche en lisant ces derniers mots. Oh non, pensa-t-elle, faites qu’il n’ait pas accepté de travailler pour les nazis. Et comme devant un insoutenable cliffhanger de fin de saison de sa série préférée, elle se replongea dans cette lecture qui devenait bien plus effrayante qu'un roman d'horreur.
Les heures passèrent et Claire finit par s’extirper de sa lecture avec un bâillement. Elle regarda l’horloge accrochée au mur et eut un hoquet de surprise. Samoa, qui était venu se blottir contre elle, ouvrit un œil intrigué. Elle n’avait pas vu l’heure passer, il allait vraiment falloir qu’elle aille se coucher si elle voulait être assez fraiche pour travailler le lendemain. Elle se leva et se traina difficilement jusqu’à la salle de bain pour se brosser les dents, sous l’œil suspicieux de son chat.
Elle qui pensait profiter des quelques heures qui lui restaient pour plonger dans un sommeil réparateur en eut pour ses frais. Bien que percluse de fatigue et submergée par la seule envie de dormir, elle n’arriva pas à trouver le sommeil. Elle tourna dans son lit pendant ce qui pouvait tout aussi bien être des heures que de longues minutes. Elle se refusait à regarder son réveil, sachant que le fait de voir l’heure tourner aussi vite ne ferait que la désespérer encore plus. Et du désespoir, elle en avait à revendre après sa lecture du soir. Elle se maudit intérieurement de s’être mise à lire ce journal avant d’aller dormir. À présent, il était clair qu’elle ne fermerait pas l’œil de la nuit. Les révélations, bien que succinctes, du carnet ne faisaient que tourner dans son esprit, lequel essayait de se convaincre qu’il y avait une autre explication à ce qu’elle venait de découvrir. Ce qui la tracassait le plus était ce manque de réponse à la question qui la taraudait. Son arrière-grand-père avait-il travaillé pour les nazis ? Pire encore, avait-il travaillé avec les nazis ? Elle avait continué sa lecture en espérant trouver un passage qui la rassurerait en disant qu’Albert avait finalement renoncé à cette idée ou, dans le pire des cas, qu’il n’avait pas eu le choix. Si sa famille avait été prise en otage, Claire aurait compris. Mais rien. Non, elle n’avait rien trouvé qui puisse disculper son aïeul ou lui fournir une excuse valable. Il y avait bien quelques zones d’ombres, et des pages du carnet qui avaient mystérieusement disparu pour être remplacées par des séries de chiffres incompréhensibles, mais rien ne laissait sous-entendre qu’Albert rejetait les horreurs du régime nazi et qu’il avait décidé de prendre une autre voie. Il y avait aussi cette simple page, noircie dans une langue qu’elle ne connaissait pas, et qu'elle n’avait pas réussi à déchiffrer. Mais Claire redoutait de mettre trop d’espoir dans un seul feuillet alors qu’un carnet presque entier n’avait pas réussi à la convaincre.
Quand elle avait remarqué l’heure tardive, il lui restait encore quelques pages à lire. Elle les avait feuilletées avec espoir, mais elles recelaient pour la plupart une compilation de notes sur des recherches qu'elle ne comprenait pas. Il restait toutefois des documents dans le carton, des dossiers et autres feuilles volantes. Elle avait décidé de s'y atteler le lendemain en rentrant du boulot, pour l'instant il fallait qu'elle dorme.
Finalement, elle réussit à s’endormir, mais son repos ne fut pas des plus paisibles. Après de nombreuses phases de sommeil troublé, parsemées d’images et sensations dérangeantes, elle finit par se réveiller totalement. Elle précéda de peu la sonnerie du réveil qui finit par se déclencher, comme vexée d’avoir été anticipée. Complètement ensuquée, Claire se leva et se prépara pour ce qu’elle pressentait être une journée difficile.