Sur le chemin du retour, Claire avait raconté à sa mère ses retrouvailles avec son ancienne amie.
— J’ai toujours su que vous finiriez par vous retrouver, avait ajouté Eliza avec conviction. Petites, vous étiez inséparables, ce n’était pas une histoire de garçons qui aurait pu vous séparer définitivement.
— J’espère, avait répondu Claire. Même si j’ai eu l’impression de ne jamais l’avoir quittée, il y avait quelque chose de différent entre nous. Elle semblait quand même assez distante.
— C’est normal après toutes ces années, ma chérie. Il faut le temps que vous vous réhabituez l’une à l’autre.
Claire avait repensé au départ précipité d’Alicia et à sa promesse de se revoir sans même lui avoir laissé le temps de prendre son numéro. Elle savait que sa mère avait raison, mais une partie de son esprit continuait à avoir des doutes.
— Tu as sans doute raison, Maman. Je vais la contacter sur Facebook et après quelques verres tout redeviendra comme avant.
— Ah ces jeunes, avait soupiré Eliza en se remémorant la première fois où elle avait surpris Claire et Alicia le soir de leur première cuite.
Claire qui savait à quoi sa mère pensait avait esquissé un sourire entendu, avant de monter se doucher.
La soirée s’était déroulée aussi bien que la veille. Barbecue, père cuistot, petit chien excité par l’odeur de la viande et franche rigolade entre deux grillades.
Le lendemain matin, Claire réalisa que c’était son dernier jour de week-end et qu’elle n’avait pas avancé dans le déblayage du grenier. Contrairement au matin précédent, elle s’était réveillée plus tard, sûrement épuisée par le peu de sport qu’elle avait fait la veille.
— Bonjour M’man, lança-t-elle en étouffant un bâillement tout en entrant dans la cuisine.
Alors qu’Éric jouait au frisbee à Fifou, sa mère était en pleine préparation du petit déjeuner.
— Bonjour la belle au bois dormant. Tu t’es enfin décidée à nous rejoindre ce matin ?
— J’ai vraiment bien dormi cette nuit. Le footing d’hier m’a vraiment mise à plat.
— Tu as à peine couru cinq minutes ! lui lança Eliza en éclatant de son rire si familier.
— Oui, mais ça m’a suffi, répondit la jeune femme avec un sourire. Au fait, j’ai trouvé ça hier.
Elle tendit à sa mère la photo qu’elle avait glissée dans son jean, en quittant le grenier la veille.
— Qu’est-ce que c’est ?
Eliza s’interrompit brusquement et esquissa une moue contrariée, mais sa fille ne sembla pas le remarquer. Elle continua.
— Je me demandais si ce n’était pas Mamie, la petite fille sur la photo.
— Je… oui, c’est bien elle…
— Et le petit garçon est sûrement ton oncle Jacques.
Eliza hocha la tête silencieusement, mais Claire qui était tellement excitée par sa trouvaille ne releva pas non plus. Elle enchaina.
— Et alors ça veut dire que c’est la première photo que je vois de mes arrière-grands-parents. Albert et Hortense. Là et là !
Elle pointa un doigt sur les deux adultes de la photo.
C’est à ce moment qu’Eliza choisit de se ressaisir.
— Oui, mais cela n’a pas d’importance. Cette photo est vieille, je ne sais pas où tu l’as trouvée, mais elle n’aurait pas dû y être. D’ailleurs, toutes ces vieilleries du grenier devraient partir à la déchèterie.
— Mais c’est une photo de mes aïeuls, Maman ! C’est important !
Eliza posa le paquet de céréales qu’elle tenait encore et porta une main à son front.
— Oui, excuse-moi. Je suis fatiguée. J’ai très mal dormi.
Elle reporta son attention sur sa fille, avant de reprendre.
— Ton arrière-grand-mère était une femme formidable, tu as raison, excuse-moi.
Cette fois-ci, Claire releva qu’elle n’avait pas parlé de l’arrière-grand-père Albert. Mais voyant le trouble que sa découverte avait provoqué chez sa mère, elle s’abstint de tout commentaire.
C’est ce moment que choisit Fifou pour entrer en trombe dans la cuisine. Percutant le battant de la porte-fenêtre, il renversa un gros pot de fleurs situé juste à côté. La jarre se fracassa au sol, et le terreau se répandit sur le carrelage. Malgré lui, l'animal avait créé la diversion parfaite, et Eliza oublia instantanément la discussion qu'elle avait avec sa fille.
— Fifou ! lança-t-elle avec un cri de désespoir et de colère entremêlés.
Laissant Claire seule dans la cuisine, elle partit à la poursuite du canidé destructeur qui, bien conscient de sa bêtise, filait ventre à terre pour se cacher dans le salon.
Claire profita de cette opportunité et s’empressa de ramasser discrètement la photo. Elle se promit d’éviter le sujet à l’avenir, mais une phrase d’Eliza lui restait en tête : « toutes ces vieilleries du grenier devraient partir à la déchèterie ». Il y avait donc d’autres objets liés à cette histoire au grenier, et elle comptait bien mettre la main dessus avant que sa mère ne se décide à tout bazarder.
Après quelques secondes de réflexion, elle décida de jouer la prudence. Il valait mieux qu’elle évite de se précipiter au grenier, ça ne ferait que mettre la puce à l’oreille de sa mère, l’incitant tout de suite à la suivre. Au lieu de ça, elle sortit sur la terrasse pour rejoindre son père qui avait regardé la scène entre sa femme et son chien avec un sourire amusé. À l’approche de sa fille, il se tourna en direction de l’horizon, et celle-ci vint s’assoir à ses côtés.
— On dirait que tu as encore trouvé un moyen d’enrager Maman, lui lança-t-elle avec un air entendu.
— Mais je n’y suis pour rien, se défendit Éric avec un demi-sourire. Enfin en partie…
— Ah ! tu m’en diras tant.
Elle hésita quelques secondes.
— Dis, finit-elle par demander sans transition, Maman a-t-elle déjà fait allusion à son grand-père, Albert ?
— J’ai bien peur que non. Et pas plus que sa mère avant elle. Il y avait comme une sorte de tabou concernant le vieil homme dans cette famille. Mais pourquoi me demandes-tu ça ?
— Oh, pour rien. J’ai juste trouvé une vieille photo en rangeant le grenier, et elle n’a pas eu l’air d’apprécier quand je la lui ai montrée.
— Mmh, oui je comprends. Tu remarqueras que sur toutes les anciennes photos que tu trouveras, il n’apparait jamais. Je ne sais pas ce qu’il a pu faire pour s’attirer le courroux de toutes les femmes de cette famille, mais je n’aimerais pas être à sa place.
— Ne me dis pas qu’il était musicien ? le coupa Claire.
— Quoi ? Non. Enfin, je ne crois pas. Quel mal y aurait-il à être musicien ?
Il chassa cette idée d’un geste de la main.
— Quoiqu’il en soit, c’était quelque chose de plus sérieux, en rapport avec la Guerre, je crois. Pour ce que j’en sais, il y a un secret de famille là-dessous. C’est peut-être à la petite dernière de le découvrir, et pourquoi pas lui accorder son pardon ? S’attirer la colère de sa propre femme ce n’est déjà pas facile, mais devoir en plus assumer celle de toutes les générations des femmes de sa famille, je ne te raconte pas…
Il termina sa phrase sur un sourire et comme pour venir confirmer ses dires, la voix d’Eliza s’éleva depuis la cuisine.
— Éric ! Pourquoi as-tu laissé rentrer le chien, excité comme il était ? Et combien de fois t'ai-je dit de ne pas le laisser jouer dans la boue ?
Éric se tourna vers sa fille et lui lança un clin d’œil avant de prendre la direction de la cuisine en vue d’affronter la tempête. Clair regarda son père partir au front avec une pointe de respect pour son courage. Affronter les colères d’Eliza était en soi un acte de bravoure, mais le vieil homme avait pour lui l’expérience des années.
La jeune femme se retourna pour regarder l’horizon pendant que le soleil montait doucement dans le ciel. Elle repensa aux paroles de son père et se demanda si elle pourrait accorder son pardon à son aïeul si ce secret était si terrible. Elle n’avait pas encore de réponse à cette question, mais elle était bien décidée à découvrir ce qui se cachait derrière ce secret de famille. Et la première piste de cette enquête la mènerait à nouveau au milieu de cartons poussiéreux du grenier. Pourvu qu’il n’y ait pas d’araignées là-dedans, pensa-t-elle en frissonnant. Mais après tout, s’il ne s’agissait que du seul danger qu’elle aurait à affronter ce n’était pas si terrible.
Claire profita du remue-ménage provoqué par son adorable compagnon à quatre pattes pour se faufiler jusqu’au grenier. Fifou, qui avait compris que c’était sa meilleure chance d’éviter le savon que voulait lui passer sa maitresse, lui avait emboité le pas pendant qu’Éric essuyait les plâtres de sa bêtise.
La jeune femme referma délicatement la porte du grenier et poussa un soupir avant de reporter son attention sur l’amas de cartons. Première étape du plan : infiltration. Réussie. Maintenant, on lance la phase de recherche, pensa-t-elle.
— Et ce n’est pas gagné, ajouta-t-elle à mi-voix en contemplant l’imposant bric-à-brac qui remplissait les combles.
La situation n’avait pas changé depuis la dernière fois ; elle ne savait toujours pas par où commencer.
Mais plutôt que de reprendre là où elle s’était arrêtée, après le carton « Souvenir d’enfance », elle décida d’attaquer par l’autre côté du grenier. Elle ne savait pas encore qu’elle allait perdre là un temps précieux. La boite qu’elle avait failli ouvrir à son premier passage resta donc à sa place, dans l’obscurité de la pile de carton.
Elle se demanda très vite si cette décision était la bonne. Les premiers cartons qu’elle ouvrait ne contenaient en effet que de vieux ustensiles de cuisine – qui par ailleurs, leur rapporterait une fortune chez un brocanteur – mais rien en lien avec son arrière-grand-père. Si ce n’était, peut-être, ces antiques assiettes à soupe dans lesquels il avait sûrement mangé des décennies auparavant...
Claire continua malgré tout son investigation. Elle savait que l’heure passait, mais elle faisait confiance à son père pour avoir trouvé une excuse satisfaisante à son absence. Elle croyait en lui. Enfin, elle espérait surtout. Si Eliza la trouvait ici après l’esclandre de tout à l’heure, et avant qu’elle ne trouve ce qu’elle cherchait, elle était sûre que tout ce bazar finirait à la déchèterie sans aucune autre forme de procès. Elle fit une grimace en pensant à tous ces trésors finissants au fond d’une benne et se remit au travail.
Les cartons suivants n’étaient pas plus enthousiasmants. Si elle en avait eu le temps, elle aurait tenu un inventaire de ce qu’elle nommait à présent « la Caverne du désespoir ». Non pas que les objets stockés ici soient déprimants, mais ils étaient pour la plupart d’un banal affligeant, surtout pour quelqu’un qui cherchait des pistes pour un secret de famille dérangeant.
Elle repoussa sur le côté « Accessoires de bébé des années 60 » et elle dut reconnaître que celui-ci lui avait arraché un sourire attendri, surtout quand elle avait vu les tout petits vêtements que sa maman avait portés près de cinquante ans auparavant. Mais ce sourire s’effaça très vite quand elle repensa à sa mère qui risquait de débarquer ici d’une minute à l’autre pour mettre à l’eau tout son travail d’excavation.
Allez, du nerf ma fille, pensa-t-elle. Tu vas bien finir par trouver quelque chose.
Elle trouva effectivement quelque chose. Mais il ne s’agissait pas là de son objectif principal. Pas de reconnaissances de dettes ou de lettres compromettantes que son aïeul aurait envoyées à une autre femme. D’ailleurs, ça aurait été bizarre qu’il garde des lettres envoyées, songea Claire. Reçues, oui à la rigueur, mais l’inverse n’aurait pas eu beaucoup de sens. Elle chassa cette idée de son esprit et se concentra sur le carton qu’elle venait d’ouvrir. À ses yeux, il s’agissait d’un véritable trésor. Cela n’avait rien à voir avec sa quête du secret perdu de sa famille, mais il s’agissait de l’objet qu’elle avait commencé à chercher ici en premier lieu. Sa Nintendo 64. Bien sagement rangée dans sa boite (ce qui ne faisait qu’en augmenter la valeur, pensa-t-elle, bien qu’elle n’ait aucune intention de la vendre), sa console favorite attendait là d’être découverte depuis des siècles. Non, pas vraiment des siècles, mais à ses yeux cela faisait une éternité qu’elle n’avait pas rebranché la petite machine. La vue du packaging rouge et vert et du petit logo coloré qui l’ornait fit déferler en elle une vague de souvenirs. Ce fameux Noël 1998, bien sûr, mais aussi les nombreuses parties aux côtés de son frère. Frérot, j’ai une revanche à Mario Kart à prendre sur toi, pensa-t-elle avec un sourire. Elle souleva la boite pour vérifier que les jeux étaient bien rangés en dessous et avec un sourire de satisfaction, referma le carton « Objectif secondaire » et le déposa près de l’entrée.
— Bon, ce n’est pas tout, mais il nous reste encore du boulot, lança-t-elle au petit basset fauve qui montait la garde près de la porte.
Enfin s’il était possible de monter la garde en étant à moitié assoupi.
Le chien acquiesça avec un petit jappement. Il savait qu’il avait tout intérêt à faire un minimum de bruit. Claire lui caressa la tête et se remit au boulot. Cette fois, et en désespoir de cause, elle s’orienta vers le coin du grenier qu’elle avait exploré la veille. Et elle ne mit pas longtemps à tomber sur LE carton qu’elle aurait dû découvrir d’entrée, si elle n’avait pas décidé de farfouiller à l’autre bout de la pièce. Elle s’approcha doucement en déchiffrant les inscriptions à demi effacées.
— Sans déconner… lâcha-t-elle presque malgré elle. Ce truc était là depuis le début et moi j’ai commencé par l’autre côté ? Non, mais tu y crois toi, Fifou ?
Le chien émit un petit bruit intrigué avant de reposer sa tête entre ses pattes.
Claire entreprit de déballer le carton qui avait été scellé par un antique ruban adhésif datant vraisemblablement d’après-guerre. Ces trucs étaient solides à l’époque, pensa Claire tout en s’évertuant à le retirer. Si j’avais su, j’aurais apporté un cutter… ou une tronçonneuse, ajouta-t-elle pour elle-même, en serrant les dents tandis que le ruban faisait montre d’une certaine résistance.
Finalement, la jeune femme eut raison de l’antique protection qui s’était plutôt bien défendue. Une feuille de papier glissa du carton, mais Claire n’y prêta pas attention. Elle était trop absorbée par la découverte qu’elle venait de faire. Elle ressentait une certaine appréhension, mais en même temps une excitation grandissante. C’est alors qu’elle entendit un bruit dans l’escalier. En étouffant un juron, elle referma le carton et remarqua la feuille qui avait glissé à ses pieds. Sans prendre le temps de la regarder, elle la plia puis la glissa dans la boite. Elle déposa en vitesse le carton derrière le battant de la porte et récupéra celui contenant la console.
— Tu es là, ma chérie ? fit la voix de sa mère depuis l’escalier.
— Oui Maman. Tu ne croiras jamais ce que j’ai trouvé.
Elle entendit sa mère s’exclamer indistinctement dans l’escalier. Elle doit penser que j’ai trouvé le carton « Grand-Père Albert », songea Claire. Elle se dépêcha de déballer la boite de la console et s’assit sur le sol au moment où sa mère passait le seuil de la porte.
— Qu’est-ce que tu fais encore ici ? lui lança Eliza avec une pointe d’agacement.
— Regarde, Maman ! lui lança Claire avec un enthousiasme enfantin un peu trop forcé.
Il va falloir que je revoie mon jeu d’actrice, pensa-t-elle sans se départir de son sourire.
En voyant sa fille arborer le même sourire que lors de ses huit ans, l’agacement d’Eliza disparut aussi vite qu’un morceau de viande laissé sans surveillance en présence de Fifou. Claire brandissait deux boites de jeux que sa mère reconnut immédiatement.
— Tu as retrouvé ta Nintendo ? lui demanda-t-elle en lui rendant son sourire, et en réutilisant la même antonomase que depuis le jour où ses enfants avaient découvert le jeu vidéo.
Peu importait la marque ou le modèle, pour elle cela resterait toujours une Nintendo. Claire se rappela avec amusement que cette manie avait le don de faire enrager les démonstrateurs des marques concurrentes quand elles faisaient les courses de Noël ensemble.
— Oui, c’est ce que je cherchais depuis hier. Je vais pouvoir redescendre, j’en ai fini ici.
— Ah, c’est bien, lui répondit sa mère avec un soulagement évident. Je t’attends en bas.
Elle fit demi-tour et repartit d’où elle était venue sans prêter attention à Fifou qui se faisait tout petit pour ne pas être vu à côté de la porte. Claire fit un clin d’œil entendu à l’animal et attendit quelques minutes pour remballer ses jeux.
Cependant, il n’était pas question de quitter les lieux sans avoir transféré le contenu de l’autre carton dans celui-ci. Il y avait principalement des classeurs, des carnets et des papiers volants, mais Claire n’avait pas le temps de les étudier en détail. Elle fourra le tout dans le carton, mais l’espace pour remettre les jeux et la console étant des plus réduits, elle se démena pour tout faire rentrer. Elle camoufla ses trouvailles avec la boite d’emballage de la Nintendo, qui dépassait en grande partie du carton. Pas grave, pensa-t-elle, ça va passer crème.