De retour dans ma chambre, je claque doucement la porte derrière moi et m’y adosse. L’arrière de ma tête reposé contre le battant, j’inspire et expire de longues respirations.
Quatre minutes.
C'est le temps à tenir cette position sans ouvrir un œil. La révélation, en tête d’affiche de toutes mes pensées, flamboie au cœur de ma poitrine. Je prends connaissance de ce corps étranger, cette étrange étincelle que Can vient d’aviver.
Sans bouger, j’ouvre les yeux et parcours lentement cette pièce avec une toute nouvelle perspective. Je la redécouvre, réalise mentalement que l'homme responsable de ma condition actuelle a également vécu ici. J'étudie chaque recoin, m'arrête sur l'armoire dans laquelle je visualise son premier blouson de cuir. Les murs sur lesquels j'imagine des rêves d'aventures, tapissés d'endroits qu'il prévoyait de visiter. Ce bureau, noyé entre les cours et des esquisses au crayon à papier.
Avait-il déjà prévu d'être tatoueur ?
Puis ce lit. J’avance à pas trainants vers cette couche. J’y vois un petit garçon les yeux brouillés de larmes, à pleurer le départ brutal de ses parents. Aussi un adolescent casse-cou, déterminé à gravir les sommets des plus hautes montagnes. Puis le jeune homme aux traits sculptés, pilotant sa moto dans des courses folles.
Plus d'une semaine que cette pièce m'offre son hospitalité, un refuge où me ressourcer. En l'espace de quatre minutes, Can l’a colonisé. Sa présence est incrustée partout entre ces murs. La confusion s’installe dans mon esprit, un mélange d’acceptation et de déni. Ma peau frissone, mes paumes sont moites et mes jambes peinent à supporter mon poids. Mes fesses finissent par se laisser tomber lourdement sur le dessus de lit.
Ce n'est pas réel.
Ça ne doit pas devenir réel.
La dernière chose dont j'ai besoin, c'est d'un imprévu de taille qui suffirait à me détourner des raisons premières de ce séjour. Je ne laisserais pas mon corps exercer son pouvoir décisionnel !
Tirée de mes songes par un fracas sur le carreau de la fenêtre, je ne suis guère étonnée par l'apparition d'Elly en contrebas, un arsenal de petits de cailloux à la main. Dans les faits, le texto que je lui ai envoyé avant de franchir le seuil de la demeure des Özkan, explique la cause de sa venue en pyjama licorne à une heure aussi indue.
— Est-ce qu'il t'arrive de dormir ? je l'interroge en entrouvant la fenêtre.
— Tu as deux minutes pour enfiler des chaussures et me rejoindre sous le porche ! m’ordonne-t-elle.
Je ricane devant son empressement.
Assises dans la balancelle, nos mains à l'intérieur d’un sachet de graine de tournesol, nous y voilà.
— « Je crois que je suis tombée amoureuse ». Putain, Sawyer, j'ai dû relire ce message pas moins de six fois ! Tu en es vraiment convaincue ?
— Mes hormones semblent réagir sans mon consentement. Chaque fois que je suis près de lui, mon traite de corps produit de la dopamine, de l'adrénaline et de l'ocytocine. Le chef de file porte même un nom bien spécifique : la phényléthylamine... C'est l'amphétamine naturelle de l'amour et du bonheur. Quoi que ça puisse être, je ne suis pas dans mon état normal.
Le regard débordant de compassion de mon amie me donnerait presque l'envie de lâcher un sanglot.
— Toujours à chercher une réponse scientifique, hein ? Écoute, Sawyer... pour moi, ton truc, c'est du charabia et il est certain que je ne suis pas un modèle à suivre dans les relations amoureuses. Mais il me semble que ce n'est pas une mauvaise chose. Tomber amoureux, c'est plutôt ordinaire, non ? Va juste falloir maitriser ton degré d'attachement pour que ce soit un bon souvenir de voyage.
— Comment veux-tu que je le maîtrise ? m’exclamé-je, désespérée. Je m'en vais dans trois semaines et n’ai pas dans l’intention de repartir avec des sentiments dans mes bagages ! Et admettons que je veuille éviter sa présence, il apparaît toujours de nulle part ! Quand ses yeux me sondent, j'effectue un élégant saut périlleux dans son regard et fais des longueurs dans une piscine de bien-être. Quand il me sourit, mon esprit se détache de mon corps si bien que je pourrais boire l'eau du seau de ménage, la serpillière avec. Et quand il me frôle, Elly... Ce n’est pas une petite brise légère, mais le genre de tempête tropicale qui frappe régulièrement le golfe du Mexique !
Ma meilleure amie éclate de rire.
— La vache ! C'est quand même sacrément puissant l'Ocytocine... On devrait en toucher deux mots aux druides pour la concoction de leur philtre d’amour.
Je relève son ton empreint à la plaisanterie, probablement une tentative visant à détendre l'atmosphère.
— Je te défends de te foutre de moi !
— Promis, mime-t-elle des lèvres muselées par le signe de ses doigts. Demain soir, on expérimente le « double date ». Preston a tout organisé, je l'ai mis en relation avec Riley grâce à son numéro griffonné sur notre départ de la fête. Ça va te changer les idées, oublier un certain grand brun bâti comme Thor.
— Il est certain que te voir au bras de Mark-Darcy-au-pull-ringard présage un évènement inoubliable...
*
* *
Bientôt au terme de mon service, je consacre la dernière heure à parfaire l'élaboration du tournois de fléchettes. Demain, se déroulera la prochaine soirée à thème de « l’Apéro du vendredi ». Le concept semble faire mouche à en juger par le nombre impressionnant d'inscriptions. Le dos collé à l’assise personnelle de mon patron, je glisse un dernier couple de participants dans une urne. Après une ultime vérification, je referme la petite boîte en platique et la dépose dans ma pièce à utilisation de vestiaire, à côté des lots destinés aux vainqueurs et des flyers sur lesquels est inscrit :
L’Apéro du vendredi : Tournois de fléchettes en duo à 22h.
Complet le vendredi 8 juillet.
Si vous n’êtes pas inscrits, venez parier 5$ sur une équipe et tentez de remporter un lot sur l’une des trois meilleures.
Fermeture des paris avant 21h30.
J’examine à présent la tenue suspendue à l’un des patères du porte-manteau perroquet, aussi aménagé pour masquer une fissure malvenue près de la plinthe. Ajustée d’une housse en plastique transparente et d’un ceintre en velours, je distingue les contours d'une robe transpirant le luxe. Je doute qu’elle provienne d’une marque ordinaire. Sans conteste, une pièce de créateur. Sa valeur doit avoisiner la moitié du prix de mon billet d’avion. Dans la mesure où j’ai déboursé pas moins de quatre-cent euros juste pour mon aller, ça laisse imaginer la démesure que je m’apprête à enfiler. Le souvenir d’une conversation entretenue avec Ibrahim un peu plus tôt dans la journée me revient :
— Et donc, tu me dis que la fille des Wyatt ne connaît pas ce Preston, qu'elle n'a aucune envie d'aller à ce rendez-vous, mais y consent, principalement pour se rendre plus sociale aux yeux de ses parents. Et que toi, tu te joins à cette comédie... pour quoi déjà ? Ah, c’est vrai ! Pour répondre à l'invitation d'un jeune homme qui t'est tout aussi étranger. Un programme dès plus alléchant...
— Pourquoi ai-je la curieuse impression que tu te fiches de moi ?
— J'essaye simplement de comprendre ce qui motive mon employée sérieuse à s'embarquer dans les idées farfelues de la voisine.
Autant le service était agréable, autant je me serai bien passée de ses commentaires sarcastique. Pourtant, je ne l'imagine pas trouver satisfaction à me froisser. Si ma première semaine m’a enseigné une chose sur l'ainé des Özkan, c'est indiscutablement sa bienveillance.
Mes vêtements de travail roulés en boule sur la banquette signent la fin de ma corvée journalière de serveuse semi-compétente. Cendrillon sortie de son lieu sûr, j'arpente le couloir habillée d'une robe noire aux reflets changeants. Fluide et à fines bretelles, elle dévoile mon dos par une large échancrure, tandis qu'une fente scandaleuse offre un aperçu de ma cuisse.
À hauteur de l’angle me séparant de la grande salle, je n’ai pas de mal à repérer la silhouette se détachant nettement de la foule. Assis sur un tabouret de bar, Can y figure en client. Dissimulée par le coin du mur, je m'attribue le droit de l'épier discrètement. Son charisme entre instantanément en collision avec mes émotions, affolant l’étincelle dans mon palpitant. Rien ni personne n'avait encore fait trébucher mon self-control. Bien que certains aient éveillé mon intérêt par le passé, jamais un homme n’a hérité du titre de pyromane des cœurs. Me tenir à l'écart me paraît préférable, parce que faut se l’avouer, je n’ai absolument pas préparé d’anti-sèche pour une confrontation, dans l’objectif d’éviter de débiter un ramassis de non-sens. Mais c'est sans compter sur l'incroyable entrée d'Elly.
Que dis-je ? Elle n'est pas incroyable, elle est méconnaissable ! La voilà paradant dans le bar, affublée d’une énormité qui s’apparente le mieux à un tee-shirt. Des collants résilles d’un jaune fluo masquent le potentiel de ses jambes, mais ce mini-short barbe à papa dévoile à quel point elles sont redoutables.
Un spécimen rare.
Bon sang ! Fringuée de la sorte, quelles sont mes chances que les regards ne se focalisent pas sur nous ?
C'est un véritable crime vestimentaire avec préméditation !
Ne pouvant rester dans mon repaire plus longtemps, je me précipite vers elle. D’encore plus prêt, je me rends compte à quel point cette fille à le pire amour-propre de l'univers.
— Seigneur, Elly ! Tu t'es crue au carnaval de Rio ! m’exclamé-je avec stupeur.
— Bonté divine ! Riley va tomber à tes chevilles quand il va te voir mouler dans cette robe. L’étoffe glisse sur ta peau parfaitement parfaite. Tu ferais rougir n'importe qu’elle porte de prison !
Elle salue ensuite les deux hommes qui s'échangent un regard sceptique, chargé de sous-entendus quant à son choix de tenue.
— Bonsoir, Elly, lui répond le neveu des Özkan.
— Pas de tablier ce soir ?
— Je suis de simple passage. Le temps d'un verre et d'inscrire mon nom pour le tournois de fléchettes.
— Qu-quoi ? intervené-je, paniquée. J'ai déjà tout planifié pour demain ! Va falloir trouver d'autres fléchettes, rajouter ton nom à la liste et aussi réagencer le coin pour les participants. C'est un tournoi en duo, tu as pensé à ça ? Qui sera ton partenaire ? Peut-être que si je fais le tour des tables... Mince ! Dans cette robe, je n'arrive plus à réfléchir !
Je masse mes tempes et intercepte trois regards me dévisager. Sans même un pli entre les sourcils , Can répplique avec le plus grand calme :
— Comme le veut la tradition depuis des années, les Özkan font équipe. Je pensais que mon oncle t'en avait informée. Tu es toujours dans... cet état de contrôle ?
Cette façon bien à lui de plisser les yeux et cette voix grave quand il s'adresse à moi, ne font qu'appuyer le fait que mon contrôle trône fièrement dans une urne. À côté de celle contenant déjà ma raison.
La portée de son regard est officiellement le venin mortel qui contamine ma survie.
— J'aime que les choses soient... en ordre. Bon, Elly, on ferait peut-être bien d’y aller maintenant.
— J'espère que tu aimes la gastronomie, parce que Preston n'a pas rigolé avec nous... Il s'est engagé à faire chauffer sa carte bleue à l'Aborigène - Iberostar. Sachant que Riley n'a pas contesté ce choix, tu dois lui avoir diablement tapé dans l'œil...
Avant qu'elle en divulgue davantage, je crochète le bras de cette concierge bigarrée, désireuse de m'échapper de cette situation inconfortable. Nous nous dirigeons vers la porte de sortie grâce à mon allure prête à nous expédier partout ailleurs qu’ici.
— Arizona Sawyer !
Je me fige, surprise par l'intonation coupée au hachoir employée par Ibrahim.
— Un moment, jeune fille.
Je me retourne lentement et rebrousse chemin d'une démarche à pas comptés, cherchant l'infraction que j'ai bien pu commettre. Derrière ses cheveux grisonnants et son attitude chaleureuse, je lui découvre un air plus sérieux. Sous la lumière tamisée du bar, il sort de la caisse une liasse de billets et me la tend.
— Tes pourboires de la semaine. Ne laisse aucun homme te payer un resto et ainsi acceder au pouvoir de te faire sentir redevable, tu m'entends ? Même s'il y met le prix. Assure-toi que ses intentions soient bonnes. Auquel cas, sers-toi de cet argent gagné à trimer dans ce bar pour n'avoir aucune dette, quelle qu'elle soit. Tu es bien trop jolie ce soir pour partir sans ressources.
Si je m'attendais à ça. Il vient de me donner des instructions comme l'aurait probablement fait mon père. J'attrape l'argent par-dessus le comptoir, les yeux embués.
— Merci, Ibrahim. Est-ce que tu veux bien te rapprocher ?
Il se penche et, avec toute ma reconnaissance, je dépose un baiser sur sa joue. Mon patron m'offre un sourire attendri, un de ceux qui disent « je veille sur toi, compte là-dessus ». Malgré ça, une pointe d’agacement s’insinue en moi. Des échos dans mon dos m'informent que Can donne la réplique à la femme venue s’asseoir sur le tabouret de libre à sa droite. Une discussion très drôle si j’en considère le gloussement de la cliente. Elle ne rit pas, elle jappe des sons agaçants. Je contiens une grimace, résultant d'une jalousie immature qui doit cesser rapidement. Je dois me ressaisir ! Le double date. C'est là-dessus que je dois me focaliser. Et puis, n’est-ce pas là tout le but de cette sortie ? Oublier les complications de mon cœur ?
La lueur des lampadaires éclaire la façade brillante du restaurant haut de gamme où nous sommes attendues pour dîner. Stationnées depuis dix minutes, nous guettons furtivement lequel de ces hommes pourrait être Preston. Je mise sur celui dont l'impatience est palpable, constamment à jauger les environs. Quant à mon amie défiant toute concurrence avec sa tenue fantasque, elle reste persuadée du contraire et mise sur un autre candidat :
— Je t'assure ! C'est l'autre type, là-bas.
Son doigt désigne un homme arborant une veste qui semble avoir connu des jours meilleurs.
— Typiquement le genre d’homme que mon père aimerait me voir fréquenter : des airs de fils à papa, un rien guindé. Mais sa veste de sport en tweed boutonnée de tout son long et trop grande d’épaules, lui donne une allure ringarde. Il a massacré la coupe de ce costume Princes de Galles. Maintenant, juge un peu ses mocassins. Le bicolore est un fashion faux pas : toujours concentrer la couleur sur les chaussettes dans ce genre de tenue. Ça va être chiant à mourir...
— Crois-moi, pouffé-je, quand il va te voir dans cet accoutrement, il ne se risquera pas à s'accorder tes faveurs.
— C'est là tout le but de la manœuvre. Toi en revanche, je ne suis pas peu fière de t'avoir déniché cette robe. À notre partance du bar, j'ai pu constater que ta cambrure dénudée n'était pas insensible à n'importe qui...
Je roule des yeux.
— Si tu fais allusion à Can, tu perds ton temps. Il était monopolisé par une version plus mature et vraiment jolie.
Elly fait claquer sa langue et contre-attaque :
— Je sais reconnaître un homme intéressé quand j’en vois un. Ça, c'est mon domaine, Sawyer. La version plus mature et moins jolie n’a pu empêcher son attention de se détourner vers toi quand je te retenais la porte. Il y avait dans son regard sombre, un mélange troublant de préoccupation et d’une attraction délicieusement coupable. Quelque chose me dit que tu n'es pas la seule à être dopée à l'amphétamine.
— Écoute, j'apprécie tes efforts. Vraiment. Je sais ce que tu essayes de faire, mais je vais bien. Que tu aies déboursé une somme astronomique pour cette robe est amplement suffisant, pas besoins d'en faire plus de caisses, surtout en y impliquant Can. Maintenant, sortons de cette voiture et allons voir ce qui se passe à l'intérieur.
— Tu te souviens du code si l'une de nous souhaite s'enfuir ?
— Craquer nos doigts.
L'élégance du restaurant m'accueille dès mon entrée. Le sol est recouvert de carreaux de marbre brillants, reflétant les lumières de grands lustres en cristaux suspendus au plafond. Un réceptionniste, dans son uniforme impeccable, lève les yeux de son écran et nous informe que nos aspirants sont déjà attablés. Elly en profite pour se rendre invisible derrière une colonne et passer en revue la salle afin de prendre connaissance de l'apparence de Preston. Je repère Riley, ajusté dans un smoking. Il a mis l'accent sur le détail avec un nœud papillon bordeaux, assorti à la perfection avec les teintes d'un bouquet de roses. Faut se le dire, il est du genre beau garçon. Si on aime le côté soigneux des cheveux gominés et des sourcils épilés. Mon intérêt se dirige ensuite dans la même direction que celle qui n'arrête pas de gesticuler.
— Alors ? chuchoté-je. Pas trop déçue du choix de ta tenue ? Il est plutôt pas mal Mark-Darcy-au-pull-ringard... Tu as relevé son sourire ? Si tu veux mon avis, il n'a rien de présomptueux, n'a rien d'un geek non plus, il porte même très bien la chemise à carreaux et les lunettes. Mark Darcy a plutôt des faux airs à Clark Kent, tu ne trouves pas ?
La voir grincer des dents me tire un sourire. Le piège va se refermer sur le chat. Notre entrée dans la salle de restaurant produit une variation d’ambiance. À chaque pas, des visages se retournent sur nos deux silhouettes, leur bouche forment un « o » et leurs yeux s’ouvrent en soucoupes. Elly déambule avec l’assurance de son exubérance et accueille avec fierté les réactions qu’elle provoque. C’est peut-être la seule personne sur cette planète capable d'une telle audace vestimentaire dans un lieu pareil sans la moindre once de honte.
La rencontre imminente, Preston est attiré à son tour par cette pétulante palette de couleur en approche. À l’image des autres convives, il porte une main devant sa bouche ouverte de stupeur et semble prier pour que cette nana ne pose pas son inconvenance sur la place libre à ses côtés. Je retiens un gloussement lorsque tous ses espoirs s’anéantissent dès lors où Riley se lève pour m’accueillir avec ses fleurs. La mine de Preston imite à la perfection celle d'un chat venant de tomber dans une baignoire pleine d’eau.
— Arizona, tu es renversante ! complimente mon rendez-vous, les yeux étincelants.
— Merci, tu es très bien habillé aussi.
Avec empressement, il tire ma chaise et m’avance galamment à la table. Quant à Preston, il a l’air d’avoir oublié ses manières au vestiaire, bien trop sonné par la vue de mon amie.
— Tu sais qui je suis ? demande-t-elle sans attendre un geste de sa part.
— La fille de Peter et Macie Wyatt, Elly Wyatt. Je t’imaginais plus... moins...
Il se racle la gorge, cherchant ses mots.
— Ouais, moi aussi, conclue-t-elle à son tour.
Si lui n’a pas fini de la dévisager des pieds à la tête, à la recherche d’un moindre détail de normalité, Elly montre un signe de confusion : elle ne le regarde pas dans les yeux. Et quand elle le fait, elle ne garde pas le contact plus de trois secondes.
Tandis que tous les trois échangent à présent sur une machination tordue visant à tromper les parents d’Elly et Preston sur une possible idylle entre eux, je reste la seule pantoise. Manifestement la seule empotée ne sachant que faire de cet étalage de couverts autour de mon assiette, tous au garde-à-vous, bien alignés les uns à côté des autres.
D'ailleurs, parlons-en.
Même Elly et son tee-shirt extravagamment orné de plumes encadrant cette colossale tête de perroquet multicolore, est plus conforme au cadre de cet établissement que ma personne. Je l'ai laissé commander pour moi, elle a l'habitude de côtoyer ce type de lieu très huppé avec ses parents, même si sa modestie l'empêche de fanfaronner.
Je fais de mon mieux pour intéragir dans leur conversation. Mais à l'évidence, ce double-date ne suffit pas à étouffer l’étincelle dans mon palpitant. Mon esprit est constamment ramené vers un certain brun dont l'apparence pourrait faire pâlir les divinités de l'Olympe. Les mots de ma correspondante ne sont pas tombés aux oubliettes. Une partie de mon cerveau continue de penser qu'elle fait fausse route sur Can, l'autre pousse mes doigts à taper ce message :
Arizona : [Tu t'y connais en code couverts gastronomique ?]
Les serveurs apportent le premier plat, et comme je l'imaginais, la portion est une bouchée. Par mimétisme, j'utilise le même couvert qu'Elly.
Mon portable vibre. Un simple lien internet me renvoie sur un site dédié à l'art de la table. Déçue par sa réponse factuelle, je m'apprête à ranger mon téléphone, mais je n’ai pas le temps de terminer l'action, qu'il vibre de nouveau.
Can : [Il est en smoking noir et t’a offert des fleurs. Des roses rouges. Il t’a aussi complimenté sur ta tenue et t’a fait boire la première gorgée de vin dans son verre.]
Ce message me déroute. Assez pour me demander s'il n'est pas caché parmi les autres clients.
Arizona : [C’est étrangement exact. Dois-je m'attendre à te voir sortir d’un coin de la salle, vérifier s’il n’ajoute rien de suspect dans mon verre ?]
Can : [Non.]
Ça ne me donne toujours pas la raison de ce message. Sa curiosité m'incite à poursuivre l’échange.
Arizona : [D’autres prédictions à me livrer sur sa conduite pour la suite ?]
Can : [Au milieu du repas, sans t’en rendre compte, son bras se posera discrètement sur ton dossier. Au moment du dessert, même si rien ne montre que tu as froid, il ôtera sa veste et la déposera sur tes épaules. Ce geste lui servira de prétexte pour effleurer doucement ton dos, évaluant ton ressenti. Si tu lui offres un sourire en retour, il te chuchotera à l’oreille qu’il serait ravi de poursuivre la soirée, dans un cadre plus intime.]
Après la constatation discrète par-dessus mon épaule de la présence d’un bras sur ma chaise, mon cœur s’emballe.
Bon sang ! C’est troublant. Et totalement juste du début à la fin. Riley a exécuté à la lettre chacune des prévisions de Can.
— Tu es sûre de ne pas vouloir allez te balader ? persiste justement mon rencard. J'ai entendu parler d'un excellent glacier pas loin d'ici.
— Ce n’est pas tant l’envie, mais j’ai promis à mon patron d’être ramenée par Elly.
Techniquement, ce n’est pas vrai. Mais pas vraiment faux non plus. Une demi-vérité.
— Je te revois quand ?
L’espoir dans ses yeux m’embarrasse. Il me fixe avec tellement d’expectative que je balance sans réfléchir :
— Tu sais jouer aux fléchettes ?
Même si ce n’est pas le cas, il aurait quand même accepté. Cette robe me donne l’apparence séduisante de mon rêve. Riley y est sous le charme, mais il se leurre. Dès demain, je reprendrai mon tablier, mes maladresses habituelles, et replongerai dans mon quotidien de Cendrillon.
Nous quittons nos places assises sous le cortège de nos aspirants et des nombreux regards persistants. Je m’abstiens de jeter un coup d'œil derrière moi et m’efforce de ne pas me soucier de la main appuyée aux creux de mes reins. Son geste entraîne la pulsion de confier cette nouvelle étape de la soirée dans un ultime message à Can.
Arizona : [Tu avais raison. Encore. À vraie dire, il est charmant et prévenant. Néammoins, tu n’avais pas prédit la main qui se baladerait dans mon dos. Ah ! Et aussi que je mourrais de faim à la fin du repas. Mais récemment, j’ai été dans un bar-restaurant le long de la côte où l’on accueille des clients tardifs😉]
Je remarque les trois petits points, signal d’une réponse tapée par mon interlocuteur. Puis rien. Pas de message. Silence digital. Fin de la conversation.
Diable, qu'est-ce qui m'a pris de lui écrire ça ! Comme si ça l'intéressait. Piquée au vif et fâchée contre moi-même pour en dire toujours trop, je bazarde mon portable dans mon sac.
— Tu es sûre de ne pas vouloir rentrer directement ?
La voix douce d'Elly me tire de mes ruminations. Assise derrière le volant, elle m'adresse un regard scrutateur. <
— Pas tout de suite. Si tu avais la gentillesse de me déposer quelque part, ce serait super.
— Pas moyen que je te laisse seule dans une tenue pareille.
— C'est un endroit fréquenté, et je prendrai un taxi pour rentrer. J'ai même de quoi payer, ne l’oublie pas.
— Qui êtes-vous ? Et qu’avez-vous fait de mon amie, Sawyer-la-fille-sympa-mais-un-peu-coincée ?
— Elle est toujours là, simplement…. Elle voudrait juste profiter encore un peu du pouvoir de cette robe. Qu'il s'agisse d'un pompier, d'un chirurgien ou même d'un avocat, dès qu'ils enfilent leur tenue, c'est comme s'ils revêtaient aussi la confiance et l’assurance. Deux traits de caractère que ne brille pas chez moi, pourtant, c’est ce que je ressens en la portant. Elle me donne l’illusion d’être invulnérable.
Elle me dévisage pendant un moment.
— Tu mérites de te sentir comme ça à chaque minute, Arizona. Robe ou pas robe.
Finalement, elle soupire, acquiesce sans enrain, et me conduit vers l'adresse que je lui ai donnée.
Le restaurateur se souvenait très bien m'avoir servi une bière la veille avec Can. Et comme les amis de ses amis sont les bienvenus, il m'installe à sa meilleure table en terrasse. J'ai trouvé ce lieu tellement chaleureux avec ces guirlandes lumineuses, qu'il me tardait d'y manger. Mon estomac n'est pas rassasié et ces sardines cuisinées à la plancha me font bien meilleures impressions.
Impliquée dans la dégustation de mon assiette, je ne prête aucune attention à ce qui pourrait se passer autour de moi. L'univers tout entier pourrait bien se dérober sous mes pieds, je terminerai ce plat jusqu’à en lécher l’assiette.
— Pourquoi suis-je à peine surpris de te retrouver la bouche pleine ?
La voix du biker me provoque une fausse route mémorable. Pour couronner ce désastreux spectacle, une attaque cérébrale menace de stopper mes facultés mentales à l'entente de ces paroles à double sens.
J'avale un grand verre d'eau et racle ma gorge. Quand je lève les yeux vers lui, je constate que mon malaise ne fait qu'élargir un sourire narquois.
— Tu n'aurais pas l'esprit mal placé, pas vrai ? Pas toi, Arizona...
Je retire ce que j'ai dit, que l’univers vienne m'engloutir !
— Lust te passe le bonjour. Je peux m'asseoir ?
Plutôt que de lui poser la question qui me brûle les lèvres, à savoir ce qu'il fait ici, j'opine sans initiative ni réflexion. J'agis comme un automate, le visage figé par l'étonnement. Sa façon silencieuse de me regarder couvre ma nuque de frissons.
— Qu'est-ce que tu manges ? s'intéresse-t-il.
— Des sardines. Tiens, goûte.
Frappé par mon audace peu habituelle, il entrouvre ses lèvres pour me laisser lui faire goûter mes doigts. Enfin par là, je veux dire, les sardines sur mes doigts. Ce moment d'assurance ne dure pas longtemps. Je suis bien incapable d'avoir une totale maîtrise avec l'intensité de ses orbes. Et comme s'il me devait un geste en retour du mien, il écarte une mèche de cheveux avec une telle retenue que je me demande réellement s'il m'a touchée.
— J'ai une proposition à te faire, dit-il. L’autre jour, lorsque tu es venue chez moi, j'étudiais un projet de campagne sur mon ordinateur. Un vieil ami du milieu m'a recommandé et il m’a été confié le volet photographique.
D’un air intrigué, je cherche où il veut en venir
— Je lui ai suggéré qu'une jeune française en soit l'égérie.
C’est une plaisanterie ! Je vais finir par véritablement m'étouffer avec mon malaise si je persiste à le fréquenter.
— Tu dois forcément connaître une autre française, contré-je, puisque je ne suis pas mannequin.
— Justement, c’est ce qui est intéressant. Je n’aurai pas de frais d'agence.
— Dans ce cas, demande à June.
— Le consommateur s’identifiera mieux à ton profil.
— Pourquoi ? C’est une campagne pour les pansements ? Une sensibilisation sur l’instinct de survie ? Ou peut-être un stage de premiers soins ? récriminé-je.
— C’est la faim qui te rend si grincheuse ou la déception de ton prétendant ?
Il me décoche une ébauche de sourire, pourtant insupportable.
— Qu'est-ce que j'y gagnerai dans l'histoire ?
— Je t'aiderai avec ta liste de choses à faire. C'est un échange de bon procédé, Arizona. Qu'est-ce que tu en dis ? Je t'apprends à surfer et tu poses pour moi ?
Ce message à Elly sur la nature de ses sentiments, je ne pensais pas qu'elle le ferais si rapidement. Après il est vrai qu'elle n'a qu'elle comme confidente.
Can est piqué de jalousie. Cela transparait dans les messages de prédilections qu'il envois à notre héroïne. et sa présence au restaurant ne fait que le confirmer.
Sacré binome
Qu'Arizona prenne conscience et accepte ok, mais je pensais pas qu'elle le dirait directe !!! J'adore Arizona me surprend :D
C'est assez drôle je trouve. Il y a quelques temps, elle "n'acceptait" pas la vision de la vie de Can ainsi que son attitude. Aujourd'hui le seul truc qui la dérange c'est que son voyage a une fin avec toutes les conséquences possibles sur une relation.
J'aime beaucoup ces changements, on voit bien l'évolution d'Arizona.
J'adore le résumé d'Ibrahim :D :D
C'est vrai que vu comme ça ....
Elly toujours dans la discrétion ^^ Faut pas trop lui en demander ^^
Hooo Ibrahim !! Quelles belles paroles ! Toujours ce côté un peu paternel <3
haha Arizona qui remballe sa jalousie parce qu'elle doit se concentrer sur le double date. La belle excuse ^^ Mais chérie, faut-il te rappeler que tu VAS à un double date avec UN AUTRE que Can ?? haha
J'adore Elly et ses analyses !
La petite jalousie d'Arizona qui pointe le bout de son nez <3
Roo pauvre Preston haha j'imagine bien la scène
Hooo ces petits messages par sms, je fonds !!
Je m'interroge tout de même. Son message sur ce qu'il va se passer. Est-ce uniquement ce qu'il pense de Riley ? Ou bien est-ce également ce qu'il ferait ? Totalement ou en partie ? ^^ Hum ...
:O :O le message d'Arizona lorsqu'ils quittent leur resto ! J'aimerai trop avoir la réaction de Can !!! Il doit être jaloux ! Le pauvre, je suis sûr qu'Arizona n'a même pas fait attention à ce qu'elle envoyé, puisque pour elle, c'est juste ce qu'il e passe.
Tu m'étonnes qui ne répond pas ! Soit il rage, soit il se prépare pour venir secourir notre Arizona de sa faim extrême.
Haaaaa mais c'étais sur !!! <3 <3 Rooo il est trop chou !
Bon la réaction d'Arizona, rien d'étonnant haha la pauvre elle s'y attendait pas ^^
J'adore ton passage pour sur ses doigts et les sardines !!! Typiquement Arizona
Hahaha Can est sans gêne ! J'adore !Et la réplique d'Arizona sur le type de campagne, mon dieu je rigole toute seule !
J'ai beaucoup aimé ce chapitre !! Le rapprochement tout doux et progressif de Can et Arizona.
ET j'adore (autant que ça m'énerve) de ne pas avoir le point de vue de Can et de toujours avoir des surprises sur son comportement, ses répliques, sa personnalité ^^
Je m'en rends tellement pas compte en l'écrivant, je m'étonne à chaque fois ^^
Cette espèce de phénomène sur ce ponton l'a frappé avec la violence d'une comète. Si elle n'en avait pas conscience avant, elle vient de prendre ses sentiments de plein fouet. :)
Je suis contente que tu abordes l'évolution d'Arizona, car c'est le point central de mon roman : l'émancipation.
C'est important pour moi de connaître votre ressenti sur la cohérence de son parcours.
Ibrahim ou la définition de la bonté <3
Elly est certainement l'un de mes meilleurs atouts dans cette histoire. Preston ne l'a remarque peut-être pas, mais mes lecteurs rendent toujours justice à cette femme si singulière ! :D
Tu commences à bien cerné Can. Comme quoi... Même sans être dans sa tête, il vous devient familier :)
Ce passage où il l'a rejoint, est un parfait exemple de ce qu'il aime provoquer chez elle : la surprise, le trouble, l'ambiguïté et la compagnie. C'est indéniable, il aime sa présence.
Merci infiniment pour tes retours si détaillés. Tes impressions à chaud. Ton humour et ta bienveillance <3