Le pasteur Terry, Californie
1974
* * * 30 * * *
Kurt avait bu ce jour-là. Assis sur son canapé, il tenait son fusil entre ses mains. Il discutait avec son vieil ami qu’il pensait imaginaire. « Ce monde n’est pas fait pour moi, Boddah. Même ma musique, mes cris, ma colère se monnaient comme une vulgaire marchandise. Ce n’est pas ce que je voulais ! » ; « Je le sais Kurt, je le sais bien. » ; « Emmène-moi Boddah, emmène, moi ! Tu m’as promis plusieurs fois que tu m’aiderais à quitter ce monde. » ; « C’est vrai ! Et je pense que c’est le bon moment ! Le monde se souviendra de toi et ta colère à tout jamais. ».
Boddah tendit la main vers Kurt qui la saisit.
Le serpent noir lia leurs bras et leurs âmes.
Et Boddah tenu sa promesse.
Les pérégrinations du Roi Serpent
5 avril 1994, Seattle, États-Unis
* * *
– Salut Buck, je suis venu pour toi.
Incroyable ! Buck n’en croyait pas ses yeux ! Hope n’avait pas changé. Il faisait face au vieux musicien qui lui avait appris le blues et le boogie, avec son Homburg, ses lunettes noires et ses étoiles brodées sur les chaussettes. Buck comprit maintenant pourquoi les Deville lui avaient parues familières. Ces voitures n’avaient pas changé non plus. Il se sentit comme l’adolescent qu’il avait été, devant le professeur qui lui avait tout enseigné. Mais Buck, lui, avait bien changé. Il avait appris beaucoup depuis la maison de correction. Il avait vécu ses rêves de gloire et de paillettes. Mais chaque paillette avait été payée au prix fort !
Buck s’emmura dans ses superstitions. Il pria son Dieu de l’aider dans cette nouvelle épreuve.
Ça ne pouvait être qu’une nouvelle épreuve.
– Que fais-tu ici, Jaha?
– Je suis venu te chercher Buck ! Et j’ai mis du temps à te trouver. Beaucoup de mes blacks mastards ont parcouru le pays et les époques pour toi. Et c’est ici que nos chemins se croisent à nouveau.
Buck ne répondit pas. De toute façon, que répondre ? Si Jaha Lenna était ici pour lui, il y avait bien une raison et Buck attendait patiemment que le vieil homme abatte son jeu.
– Que s’est-il passé Buck ? Comment es-tu devenu pasteur ? Nous avions tracé un autre chemin pour toi. Pourquoi t’en es-tu écarté ?
– Ce chemin était trop difficile Jaha ! Agréable, pavé de plaisirs faciles, mais la note a été trop lourde. Mes démons étaient plus forts que moi et que ton blues. Ma femme, mon génie, mes plaisirs, perdus. J’ai damné mon âme et celle de ma femme, alors depuis je vis ma pénitence.
La nuit s’installait doucement autour des deux hommes. La chaleur du désert californien rendait la pièce moite, étouffante. Les roadies avaient terminé leur travail et le camion avait repris sa route, quittant ce lieu perdu. Mais un morceau étaient encore à jouer dans le réfectoire de la prison et les musiciens avaient compris que leur partition se limitait maintenant à attendre près des Cadillac en descendant quelques bières chaudes et en fumant de l’herbe.
Dans le réfectoire de la prison, où l’on raconte que les cris de souffrance, de bagarre et de plainte ne s’arrêtent jamais, Jaha Lenna et le pasteur s’observaient en silence. Le temps semblait s’être arrêté ! L’un avait un sourire espiègle, et les lunettes noires ne parvenaient pas à masquer la curiosité du regard. L’autre, était empreint d’une terreur écrasante. Le pasteur avait de nouveaux les cheveux hirsutes, le visage ridé et mal rasé, les yeux hagards, le regard d’un fou, à l’affût d’une agression mystique.
– Qu‘as-tu fait Buck pendant toutes ces années où nous t’avons perdu ? Nous t’avons cherché partout mais tes riffs étaient silencieux.
Le pasteur n’était pas enclin à étaler sa déchéance devant son ancien mentor. Il craignait surtout de se laisser emporter à nouveau sur un chemin qui ne devait plus être le sien. Mais Jaha Lenna était assis, devant lui. Il ressemblait à un roc, un monument qu’il ne parviendrait pas à faire bouger. Alors le pasteur allait accepter cette nouvelle épreuve.
– Jaha, une question me taraude depuis longtemps. Je sais que tu es venu pour avoir des réponses, mais moi aussi, j’ai besoin de certaines réponses.
– Dis-moi !
– Pourquoi es-tu venu me chercher à Dozier ? Pourquoi moi ?
Jaha Lenna jeta sa cigarette au sol et l’écrasa avec ses mocassins blanc et noir. Il en ralluma une nouvelle et vida son whisky d’un trait.
– Tu ne l’as pas encore compris, Buck ?
Le pasteur tiqua. Il détestait qu’on l’appelle par son prénom, réminiscence d’une vie qu’il voulait oublier. Il ne voulait être que le pasteur, le pasteur Terry.
– Ce n’est pas toi que je suis venu chercher dans cette taule. C’était ton talent. Tu sais, Buck, les légendes naissent rarement dans les beaux quartiers. La porcelaine et des draps en soie, appauvrissent la hargne, le génie et la volonté de créer. Le génie a besoin de la misère et de la souffrance pour transcender les hommes et leurs émotions. Seule la vie et son apprentissage donnent aux vivants les clés de leurs âmes et de leurs cœurs. Le blues ne se nourrit que de tes peines et de tes larmes. Il ne s’accompagne que de fumée, de whisky, de belles femmes, pas farouches et les bastringues crados sont les seuls endroits où peuvent éclore les légendes. Les légendes ne naissent pas sur un autel, Buck, mais sur une scène ! Seulement sur une scène !
– Jaha Lenna, je n’étais pas à la hauteur. J’ai payé trop cher. Je crois que tu t’es trompé sur moi. Aujourd’hui je paye encore cette vie et seul Notre Seigneur est capable de m’accorder le pardon.
Jaha Lenna marqua un signe d’énervement sur ces dernières paroles. Lui, le faiseur de légendes était né dans la prairie, dans une hutte de sudation, au milieu des anciens dieux, des dieux originels. Il avait rejeté depuis bien longtemps les religions castratrices et exclusives. Il s’exprima à Buck de façon plus dure. Son sourire malicieux avait disparu.
– Ta croyance à ton Dieu est ta malédiction, Buck ! Elle t’étouffe et elle te perd sur le mauvais chemin. Elle ne t’apporte que douleurs physiques et elle torture ton cœur.
Jaha Lenna pouvait sentir les escarres dans le dos du pasteur dues aux séances de flagellation répétées.
– Cette croyance est la source de ta perte, Buck. L’attachement de ta femme à cette religion a aussi provoqué son malheur et sa perte. Cette superstition qui fait de notre musique celle du démon est une croyance craintive, basée sur des dogmes qui sont contraires aux lois de la nature. Ces lois sont les seules que nous devons écouter Buck, les seules par lesquelles il est possible de vivre en équilibre avec nous-même. Suivre cette fausse croyance, préfabriquée, ne te mènera à rien !
– J’ai perdu l’équilibre Jaha !
–L’équilibre n’est jamais perdu, Buck, il ne fait que se déplacer. Tout est toujours en équilibre, le temps y veille. Les lois de la nature y veillent. Maintenant il faut que tu acceptes la noirceur de ton cœur et de ton âme, ton génie en a besoin. Tu as juste à retrouver un nouvel équilibre.
Une étincelle de lucidité naquit dans le regard de Buck, comme s’il sortait d’un brouillard, d’un long somme.
– Souviens toi, Buck, ton côté sombre nourrit ton génie. Utilise-le et reviens dans le chemin naturel. Ton Dieu ne t’offre que souffrance, sans rien en échange. Il n’y a pas d’équilibre.
Les deux hommes restèrent un moment assis, en silence. Jaha Lenna, satisfait d’avoir créé une étincelle dans l’esprit de son vieil ami, se remplit un nouveau verre de cette boisson, elle aussi issue du génie des hommes qui comprirent comment utiliser les lois de la nature pour la créer et dont l’usage est réprimandé par la croyance au Dieu Unique. Jaha Lenna, à ce moment-là ne savait pas encore qui il avait en face de lui, Buck ou le pasteur Terry ? Les deux personnalités luttaient dans ce corps, qui autrefois était capable de mettre le feu à une salle de concert et qui aujourd’hui, ne faisait qu’attiser le feu d’une religion de prières veines. Avant de quitter ce lieu de misère, Jaha Lenna allait donner une clé à Buck pour lui permettre d’oublier le pasteur. Il finit son dernier verre, il se leva.
– Buck, tu sais, ça n’aurait pas dû se passer comme ça ! Ce soir-là tu n’aurais pas dû survivre. Tu avais vingt-sept ans et tu aurais dû mourir. Tu serais devenu une légende ! Mais quelque chose n’a pas fonctionné, Buck ! Non, quelque chose n’a pas fonctionné ! Ce soir-là, c’est ta femme qui y est restée et toi tu t’es perdu ! Son Dieu et sa croyance t’ont empêché d’accomplir ta destinée et ils continuent encore aujourd’hui. Mais il est encore temps de te retrouver. C’est à toi de décider. Je connais un homme qui sera capable de t’aider à voir la lumière. Pour le rencontrer il faut que tu viennes à Tulsa, au Blacksnake Taverne. Un homme en noir te montrera la voie.
Jaha Lenna se leva et se dirigea vers la sortie sans un mot de plus. Pas d’au revoir, pas d’adieu, il pariait qu’il reverrait bientôt Buck. Il descendit les quelques escaliers et quitta le bâtiment. Autour de lui, les taulards ne dormaient pas et tous étaient à leur fenêtre, derrière les barreaux pour regarder Jaha Lenna partir. Jamais ils n’oublieraient cette soirée rythmée par les Boom Boom de Hope, qui à nouveau avaient fait battre leurs cœurs.
Hope entra dans sa Cadillac Deville de 1959. A l’intérieur l’attendaient les deux blacks mastards. King servit à Hope un nouveau whisky. BOBY lui demanda si la dernière partie du spectacle allait porter ses fruits.
– J’ai vu une étincelle, dit Hope. Il ne lui restera qu’à grandir.
Et les 325 bourrins des Cadillac firent voler la poussière du tarmac de la prison de Stockton.
Le pasteur Terry et Buck restèrent seuls un moment dans le réfectoire de la prison. Ils regardaient le verre de whisky que Jaha Lenna avait servi quand ils étaient assis ensemble. Ils n’y avaient pas encore touché. Ils prirent le verre et le portèrent lentement à leur bouche. Quand le liquide chaud glissa au fond de la gorge et dans l’estomac, la personnalité de Buck se réveilla un peu plus. La chaleur du breuvage nourrit l’homme et fit reculer un peu plus le pasteur au fond de l’âme de Buck.
Cette nuit il n’utilisera pas sa discipline. Cette nuit Buck et le pasteur allaient avoir une conversation.