Questions et révélations.

Je me réveille en papillonnant des yeux, en sentant des mains masser mes cuisses. Je relève juste assez la tête pour voir que c’est bien Cole le propriétaire de ces mains, et pas n’importe quel primate de cette île qui m’aurait cru mort et voudrait se repaitre de mon cadavre. Je laisse lourdement retomber ma tête sur le sable alors que ce qui vient de se passer se rappelle à moi par flashs. Ma tête me fait terriblement souffrir tout d'un coup.

-C’est mal de profiter de mon inconscience pour me tripoter.

J’ai les yeux rivés sur ciel aux couleurs irisées rouges orangées de la fin de journée, l’évidence de ma chance d’être encore en vie me frappant. J’aurai pu mourir bien bêtement. Sans la sainte énergie du désespoir qui m’avait saisie pendant ma course pour sauver ma vie, je ne serai sans doute plus qu’une carcasse dans la jungle, laissée à la merci des charognards de ce trou paumé.

-Je te " tripote ", comme tu dis, pour m’assurer que tu puisses à nouveau te servir de tes jambes rapidement. De préférence pour quelque chose de plus utile que d’admirer le paysage et manquer, accessoirement, de nous faire tuer, assène mon ami alors que je sens son regard furieux sur moi.

Touché.

-Ah, bah euh merci alors"… dis-je sans trop savoir où me mettre et en me mettant une claque mentale pour avoir louper une occasion de me taire, avant d’ajouter précipitamment : "Mais vu que j’ai failli en mourir, tu peux être certain que je ne referai pas la même erreur.

-Ouais, se contente-t-il de répondre. Et ça, plus que tous les sermons qu’il pouvait me faire, me montre à quel point j’ai merdé.

-Dis Cole, on peut discuter ?

-De tes tendances suicidaires ou de ton inconscience ?

-Non, ça ce sont des faits indiscutables, je réponds en soupirant. Cole je te le répète, je ne recommencerai pas d’accord ? On peut parler de choses plus d’actualité maintenant ? "

Le regard acéré que je reçois en réponse me fait comprendre que j’ai intérêt à bien choisir le sujet de la conversation.

" Par exemple… La façon dont on est arrivé ici ?

Il se fige un instant et je vois dans ses yeux qu’il réfléchit. Il semblerait que ce détail lui soit complètement sorti de la tête.

-C’est quoi, la dernière chose dont tu te souviens ?, questionne-t-il après avoir poussé un gros soupir et en se remettant à s’afférer sur mes cuisses. Même moi, je sais que mes muscles sont détendus depuis bien longtemps, mais il m’en veut toujours au point de refuser de m’accorder ne serait-ce qu’un regard.

C’est assez perturbant, c’est un aspect de sa personnalité que je ne connaissais pas. En principe sa colère ne s’éternise pas, la rancune c’est plutôt mon rayon à moi.

-Bah, dis-je en croisant les bras tout en tentant de rembobiner le fil des évènements qui nous ont inexplicablement conduit sur ce caillou. Vous jouiez pas au bowling, toi, Clarissa et compagnie ? Vous faisiez une compèt’ je crois… Euh c’était quel établissement déjà ? ", dis-je à voix basse pour tenter de me souvenir ne serait-ce que pour quelle raison on est sorti ce… soir-là. Oui c’était le soir. Il me semble.

Mais rien à faire, pas moyen de me souvenir, pourtant je l’ai sur le bout de la langue, c’était quelque chose d’important, une grande occasion non de Dieu ! Mais ce fichu mal de crâne…!

Une main vient arrêter la mienne, qui s’était inconsciemment mise à farfouiller rageusement dans mes boucles chocolat, comme si mes cheveux avaient absorbé l’information et qu’en les bidouillant, ils vendraient la mèche. Ce n’était jamais arriver, ces voleurs se sont toujours montrés insensibles à toute torture, contrairement à moi qui ai toujours fini avec de vilaines migraines et quelques cheveux en moins (une bagatelle comparée à l’Amazonie que j'ai sur la tête).

-Stop, m’ordonne gentiment Cole, d’un ton qui ne souffre cependant aucune contestation.

Dépité, je reprends ma main avant qu’il ne la pose sur ma cuisse, exaspéré de ma propre inutilité. Il vient alors s’assoir à mes côtés avant de poursuivre.

-On était effectivement au bowling. Le Bowling Mouffetard, 73 rue Mouffetard 75005, Paris exactement. C’était samedi dernier, c’est-à-dire y’a deux jour si on part du principe qu’on a dormis maximum une journée. Tu te souviens de pourquoi on y était ?

La fin de sa tirade me tire de ma contemplation admirative, sérieux ce mec n’est pas humain ! Comment peut-on retenir autant de choses d’un endroit dans lequel on n’est jamais allé ? Parce qu’autant vous prévenir de suite, sûr qu’il a retenu le moindre détail de la soirée contrairement à certain. Sa mémoire sans nul autre pareil est un phénomène aussi stupéfiant et rageant qu’inexplicable.

Je ne peux empêcher un soupir exaspéré de franchir mes lèvres. Moi, ça fait bien longtemps que e ne suis plus capable d’un tel exploit. Aussi, je détourne les yeux quand il tente de capter mon regard.

-Laisse tomber, c’est le néant total sur… toute la journée.

Un silence pesant s’installe à la suite des mots que j’ai prononcés, et je sais déjà quel tour va prendre la discussion. Je sais aussi que je ne vais pas aimer. Non, enfaite je vais détester.

-Ça empire hein", finit-il par demander alors qu’il connait déjà la réponse. Aussi, je décide de me ne pas la lui donner. Le repli stratégique est la seule option possible pour m’empêcher de m’énerver. Et m’énerver dans les circonstances actuelles est vraiment la dernière chose à faire.

"Isaac, fuir la discussion de résoudra pas le problème et tu le sais, insiste-il en remuant ma cuisse de sa main.

-Cole. ", je réplique d’un ton bien plus cassant que le sien, tout en détestant la détresse que je sais qu’il reflète. Mes yeux s’arrêtent alors sur sa main.

Contrairement à ce qu’on pourrait s’attendre de la plupart des gens, il ne la retirera pas, je le sais parce qu’enfaite, c’est tout simplement sa façon de communiquer. Moi j’utilise les mots, lui les gestes. La chaleur qui en émane étouffe le feu de mon agacement que je sentais poindre et, après quelques secondes, la boule qui peu à peu obstruait ma gorge dégonfle. Ne laissant que la lassitude qui est indéniablement perceptible quand j’ouvre à nouveau la bouche.

" Cole, on sait tous les deux comment cette discussion va finir, d’accord ? Tu es déjà énervé, je le serais aussi si on aborde le sujet et je ne veux pas qu’on se fâche dans cette situation. Quelle sont les chances de survie de deux personnes saoulées l’une par l’autre, sur une île déserte perdue au milieu de nulle part, Ô vénéré maître des statistiques, de la géolocalisation et d’à peu près tous les sports ?

-Euh…Minces., répond-t-il après un soupir résigné. Mais je veux quand-même savoir, au moins ça.

N’ayant plus assez d’air dans les poumons pour pousser un énième soupir, je me contente de poser ma tête sur le tronc de l’arbre sous lequel je me suis réveillé, un peu trop fort cela dit, avant de répondre.

-Ma mémoire au sens strict du terme ne couvre plus que trois jours, évènements importants compris., dis-je en me mordant douloureusement la joue pour ne pas exploser. Je sais qu’il est inquiet, je dois rester calme. Un minimum. Quant à mes absences, je ne peux pas vraiment te le dire puisque comme leur nom l’indique, ce sont des moments où je suis absent. Mais étant donné que ma vie me donne, depuis trois mois, encore plus l’impression d’être un gruyère que d’habitude, on en sera quitte pour dire qu’il en va de même. "

         Je voudrais poursuivre mais je viens de me rendre compte que ça fait un moment que je n’ai pas respirer, alors je prends une grande inspiration et ferme fortement les yeux. Yeux qui commencent à piquer.

" Et des fois que tu te poserais la question, oui, j’ai toujours autant de maux de tête que quand ça a commencé. Et navré de te le dire, mais les exercices pour stimuler ma mémoire que tu m’as donné ne pallient pas ces phénomènes. "

Je ne le regarde pas, mais le silence de plomb qui s’abat sur nous me prouve qu’il est sans voix.

-Trois jours… Avant c’était une semaine.

         Mais ça, c’était avant. Et puis il y a encore une chose qu’il ignore, et c’est pour moi la pire de toutes. Il y a même certaines choses que j’ai l’impression d’avoir inventé… Des choses que je vois, que j'entends mais que je ne devrais pas… "

         Comme il ne me répond rien, il m’est facile de savoir ce qu’il pense : il sait qu’il a échoué sur une île déserte avec un boulet, un mec incapable d’assurer même ses propres arrières. Maintenant, il est en train d’ajouter " fêlé " à la liste de charmants qualificatifs qui me définissent.

D’une main ferme mais chaleureuse, je sens qu’il me ramène contre lui, l’autre vient caresser mes cheveux pour me réconforter.

" Je suis pas fêlé, dis-je alors que ma tête repose au creux de son cou.

-Ssshhht, qui a dit ça ?

-N’importe quelle personne sensée.

-Bon eh ben alors c’est moi qui suis fêlé.

-D’accord, réponds-je en ne pouvant m’empêcher d’esquisser un léger sourire. Mais alors moi, je suis suicidaire.

-Tu penses bien, dit-il après un éclat de rire grave et chaud. Pour changer tiens. "

Je ne sais pas combien de temps on est resté là enlacés, lui à regarder la mer la main dans mes cheveux, moi les yeux fermer à ne penser à rien, pour une fois.

" Tu as faim ?, finit-il par demander en remuant légèrement pour attirer mon attention. Je suis allé pêcher pendant que tu faisais dodo.

-Et t’as attraper quelque chose ?, je le questionne en retour sans bouger.

-Bah oui, tu m’prends pour qui, se rengorge-t-il un peu vexé.

-Pour un homme à marier.

-Eh alors quoi bébé, tu t’es mis sur liste d’attente ?

-Hm, je lui réponds, on est déjà fiancé, t’est juste pas au courant.

-Oooh, j’aime quand tu prends des initiatives !, il s’exclame en partant d’un rire sonore auquel je ne résiste pas.

C’est donc en se bidonnant tous les deux qu’on dine au coin du feu ce soir-là, le feu et un abri tout à fait respectable ayant été dressé et allumé, comme par magie (quand je vous dis que cet homme est bon à marier, mesdames et messieurs). Après quoi on se couche, tous les deux lessivés autant physiquement que psychologiquement par cette journée que même moi, je ne risque pas d’oublier de sitôt.

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