– Sélène ! Il neige !
Une petite boule d’excitation qui ressemblait étrangement à Maëlys se jeta dans le lit de l’adolescente. Sélène grogna d’agacement, un peu à cause de sa petite sœur, un peu parce que l’inconnu de la balançoire n’avait même pas daigner tourné la tête cette nuit-là. Heureusement, un instinct enfantin la débarrassa vite de sa mauvaise humeur. C’était si rare, quelques flocons, au bord de la mer !
– Bonjour Mily. Bien dormi ?
– Viens ! Maman a dit qu’on était obligées d’aller à l’école, mais elle nous a fait du chocolat chaud. Et elle a promis qu’on irait voir la plage quand je rentre, cette après-midi. Mais c’est trop looong !
Impossible d’interrompre ce moulin à paroles qu’était Maëlys. Sélène jeta un coup d’œil par la fenêtre en se levant. La mer était calme, mais la jeune fille n’y prêta aucune intention. Fascinée, elle observait les flocons blancs qui dégringolaient du ciel. Au sol, la neige cachait partiellement les brins d’herbe ; les routes semblaient totalement dégagées. Cela n’attrista point l’adolescente, car, tout de même : il neigeait.
En bas, les épices et le chocolat chaud embaumaient l’air. C’était un peu comme à Noël, le sapin et les chansons en moins. À la place, un tapis blanc se formait timidement dans l’air de février. Mais Sélène dut se résoudre à abandonner ce cocon réconfortant pour aller affronter le froid du dehors – ce qui, étrangement, ne la dérangeait pas plus que ça. Son bonnet à pompons protégeait ses oreilles, et elle blottit ses poings dans les manches de sa veste pour leur tenir chaud.
Quelques heures plus tard, le professeur de sport fit une joyeux annonce à ses élèves :
– Bonjour tout le monde ! Ne vous changez pas, on part en balade dans la forêt. Vous méritez bien d’être encore des enfants de temps en temps, se justifia-t-il avec un clin d’œil.
Le soleil se découvrit craintivement alors qu’ils parcouraient les sentiers recouverts d’une neige bien plus présente. Sélène se prit à admirer les arbres, les jeux de lumière, mais surtout ses camarades de classe. Ils semblaient se souvenir du temps où ils découvraient à peine la vie. Déambulant entre les troncs, la jeune fille oublia un instant ce qui se passait à ses côtés pour contempler la nature.
Tout était blanc. Un blanc pur, étincelant au contact des rayons froids du soleil. C’était comme mille paillettes qui illuminaient les sourires des enfants. Jamais la forêt n’avait accueilli autant de joie que recouverte de neige. Les rires résonnaient entre les branches cristallines. L’écorce semblait sourire en observant les adultes retrouver leur enthousiasme d’antan. Un arbre poussa un cri de surprise quand l’un d’entre eux le secoua pour libérer ses rameaux des flocons glacés.
Les sentiers se frayaient un passage entre les troncs fiers et droits. Coquins, ils faisaient parfois glisser les pieds des promeneurs, pour le seul plaisir d’entendre leurs jurons hilares. Au loin, une famille d’écureuils batifolait dans les branches. Quelques oiseaux chantaient timidement en contemplant la neige.
Sélène était en paix avec elle-même.
Elle en oublia presque le silence de Léo et toutes ses interrogations à ce sujet.
– Sélène ! Comment ça va ? Avoue, c’est vraiment incroyable, toute cette neige. J’adore ce prof, s’enthousiasma Maïwenn en rejoignant son amie.
Des flocons blancs parsemaient ses longs cheveux noir de jais. On dirait Blanche-Neige, remarqua Sélène.
– Oui, t’as raison. En plus, on évite deux heures de basket avec les garçons… Et c’est pas négligeable ! pouffa-t-elle.
Maïwenn se rembrunit soudainement, sans raison apparente. Inquiète, son amie l’interrogea :
– Ça va ?
– Moi, oui… répondit Maïwenn. Mais Clo… Je suis pas sûre.
Suivant son regard, Sélène aperçut Chloé un peu devant. Elle marchait seule, semblant ressasser de sombres pensées.
– Je ne suis pas aussi proche d’elle que toi ou Noli… continua Maïwenn. J’ai essayé de lui parler mais elle a vite dévié la conversation, et Norelia est trop occupée avec Julien. Tu serais d’accord d’aller la voir ?
Sélène hocha lentement la tête et accéléra le pas pour se retrouver aux côtés de Chloé.
– Salut, Clo. Ça va ?
– Ouais, ouais. Tranquille.
– Pas plus que ça ?
Chloé soupira tristement, jeta un coup d’œil à son interlocutrice puis aux garçons qui s’amusaient, quelques pas devant elles.
– Pff. Tu sais, Félix. Bah… Il m’a demandé si je voulais sortir avec lui.
– Oh.
Sélène tombait des nues. Son prénom lui allait parfaitement. Charmeur, attirant, mais inatteignable pour toutes les filles de la Terre. Félix était beau et il le savait. Même si, visiblement, il faisait une exception pour Chloé…
– Et tu lui as répondu quoi ?
– Je… Je sais pas. C’est si… bizarre ! Je ne m’attendais pas à ça venant de lui.
Sélène chercha Félix dans la bande de garçons, devant. Les sourires qu’il échangeait avec ses amis semblaient un peu faux, et il jetait fréquemment des coups d’œil vers Chloé. Non, décidément, ses sentiments semblaient réels.
– Mais tu l’aimes ? continua-t-elle.
– Je sais pas… murmura Chloé.
Avait-elle peur d’être entendue ? Ou de s’avouer à elle-même des sentiments qu’elle n’osait pas admettre ?
– Alors décide-toi vite, conclut Sélène. Je sais ce que ça fait d’attendre…
– Tu sais quoi ?
Chloé paraissait soudain beaucoup plus éveillée. Et sous le choc. Sélène s’apprêtait à lui mentir quand elle se rendit compte qu’il n’y avait pas de solution. L’adolescente s’était déjà trop dévoilée pour faire mine de n’avoir rien dit.
– Je… je suis tombée amoureuse. Et puis, le premier lundi après les vacances, j’ai glissé une lettre dans son bureau. Pour lui dire que… je l’aime.
Une fois lancée, Sélène se trouva incapable de s’interrompre. Les mots franchissaient ses lèvres sans leur laisser de répit. Elle expliqua tout depuis le début, n’omit absolument rien, sauf les après-midis jeux. Norelia, qui était au courant, lui en avait peut-être parlé, et la jeune fille ne voulait pas avouer à Chloé de qui il s’agissait. Elle raconta son rêve, la balade sur la plage, la bague maudite, son affection pour Bruno, jusqu’à cette fameuse lettre qui restait sans réponse.
– Mais… Je le connais ? C’est qui ? demanda Chloé, confuse.
Après tout, à quoi bon lui cacher la vérité, quand elle savait déjà tout le reste ?
– C’est… Léo, lâcha Sélène en soupirant.
Chloé s’arrêta de marcher, dévisageant son amie. Sous le choc, à nouveau.
– Vraiment ? Mais… depuis quand ?
– Je viens de te le dire ! s’impatienta un peu son amie. Bon, et pour Félix. Tu as pris ta décision ?
– Ben… On verra.
Le lendemain, la jeune fille apprit que Chloé avait accepté. « Pour un test », avait précisé cette dernière. Que ressentait Félix ? Sélène espéra ne jamais savoir. Accepterait-elle, si Léo faisait la même chose ? Peut-être. Ou pas. Non, décidément, l’adolescente ne désirait rien d’autre qu’un véritable amour. Car, après tout, c’était son âme sœur.
La jeune fille était contente pour Chloé, même si elle n’avait qu’une hâte : être avec Léo. Désormais, deux de ses amies étaient heureuses avec un garçon, et Sélène attendait. Et attendait encore. Et encore. Léo avait-il vraiment reçu le texte ? Le doute était de plus en plus présent.
Au moins, maintenant, il y avait Chloé. Sélène ignorait pourquoi elle lui avait tout raconté, et pas à Norelia, mais c’était fait. Au fond de sa tête, une petite voix lui murmurait que Noli restait l’ex-petite amie de Léo. Peut-être était-ce cela qui faisait obstacle à la vérité.
Au moins, maintenant, elle ne serait plus seule. C’était un soulagement de pouvoir enfin se confier. Chloé serait une ancre à laquelle s’accrocher dans la tempête de ses sentiments.
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Il y a des super-héros qui ne portent pas de cape… C’est vrai, et ils m’inspirent bien plus que les autres. Ils prouvent que c’est possible d’accomplir une vie de super-héros dans ce monde si banal !
Au départ, je n’avais même pas remarqué que cette « sans cape » était une super-héroïne. Je l’appréciais – beaucoup – mais il n’y avait rien de plus. Et puis il y a eu cette course. Ce garçon, Félix. Et elle est devenue ma « sans cape », qui savait, sait et saura me protéger.
À la course, elle est revenue pour nous encourager, malgré sa déception de ne pas avoir été première. De ne pas avoir été parfaite. Et puis, un jour, grâce à Félix, elle est devenue la gardienne de mon secret.
Ç’a été pour moi un moment tellement important. Enfin, je n’étais plus seule. Je livrais un grand secret qui me pesait de plus en plus. Cette « sans cape » est la sentinelle de mes pensées. Sans elle, j’en suis certaine, la tempête de mes sentiments m’engloutirait bien trop vite. Avec elle seule j’ai partagé ce qui habite mon cœur.
Pourquoi ? Aucune idée.
Peut-être parce qu’elle n’est pas parfaite. Un peu comme moi. Même si ses défauts font d’elle une « sans cape », contrairement à moi. Parfois elle réconforte, et parfois, quelqu’un doit sécher ses larmes. Je ne connais personne capable de ses prouesses. Cette demoiselle a un mental d’acier ! Forgée par toutes les batailles qu’elle a perdues ou remportées à la course, à la vie.
Elle incarne une force de caractère telle que les plus grands médaillés s’inclineraient devant elle. Pourtant, c’est aussi la première – et la seule ! – à se traiter de stupide. « Trop petite », se reproche-t-elle. Ou alors : « Mes cheveux sont trop frisés ! »
Mais c’est toujours faux. Elle est parfaite. Parce qu’elle est une super-héroïne.
Cette « sans cape » a confiance en moi, et moi en elle. Je sais qu’elle me soutiendra, quoi qu’il arrive. Qu’elle sera là, au cas où. Et c’est rare. Sans même le savoir, elle m’a fait comprendre qui je suis vraiment. Elle est tellement plus qu’une amie. Nos âmes sont de la même couleur.
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Extrait du carnet créatif de Sélène,
Il y a des super-héros qui ne portent pas de cape, écrit pour Chloé
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Durant les jours, puis les semaines qui suivirent, Sélène chercha à comprendre pourquoi Léo n’avait pas reçu son texte du Miroir du Riséd. C’était presque devenu un jeu, auquel Chloé participait quelques fois. Si les deux amies discutaient souvent de Léo, Félix et les sentiments qu’ils engendraient, aucune n’y faisait allusion quand elles étaient avec Norelia, Maïwenn, et encore moins les garçons. Un jour, Chloé avait fait un clin d’œil en présence de l’aîné Sherwood. Si Sélène s’était empourprée de gêne sur le moment, son teint cramoisi s’était vite transformé en colère.
– Désolée, Sélène. Je pensais que tu avais averti Noli, depuis le temps, avait maugréé son amie. Et puis Léo… Franchement, comment il a pu ne pas remarquer ta lettre ?
Sélène aussi se posait cette question, qui demeurait hélas sans réponse. Le soir, avant de sombrer dans le sommeil, elle avait imaginé un million de stratagèmes au moins pour y remédier. Son préféré ? Lors d’une partie de Loup-Garou, être Cupidon et choisir elle-même le couple unis jusqu’à la mort. Sélène et Léo. Léo et Sélène. Puis lui prendre la main, alors que tout le monde dort, que le meneur de jeu détourne les yeux. Puis l’embrasser, lors d’une partie de cache-cache. Tout doucement.
Le plus simple ? Lui glisser des petits mots pour lui demander de but en blanc s’il avait reçu ou non sa lettre. Sélène avait peur. De la réponse à cette question. Des sentiments que Léo éprouvait – ou non – à son égard. Mais surtout, en sa présence, dans la petite bulle qui n’entourait qu’eux, l’adolescente se savait à la merci de son amour. Elle adorait ce sentiment, bien sûr : l’adrénaline dans ses veines, l’électricité dans l’air, la proximité des jeunes gens. Sélène perdait tous ses moyens pour profiter des instants éphémères.
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– Sélène ! T’es sûre que ça va ? Ça fait trois fois que je t’appelle !
Norelia passa sa main devant les yeux de son amie, exaspérée.
– Oui, oui, t’inquiètes pas. Je réfléchissais à… l’exposé qu’on doit rendre en bio, inventa Sélène.
On était début mars, et ça faisait une éternité qu’il n’y avait pas eu d’après-midi jeux.
– Tu n’as vraiment rien à me dire ? insista Norelia.
– Non, arrête de t’inquiéter, Noli. Je te promets que tout va bien.
Malgré cette conversation, Sélène continua d’intercepter les regards préoccupés de son amie. En plus, l’adolescente sentait leur lien s’étioler, et cela l’attristait. Mais comment avouer à sa meilleure amie qu’on aime l’ex-copain de celle-ci ? Même si elle aimait Norelia de tout son cœur – et même si ce n’était pas de la même façon que Léo – Sélène ne pouvait pas lui infliger ça. Noli ne pourrait peut-être pas comprendre… Et cela signerait peut-être la fin de leur amitié.
Le lundi suivant, la jeune fille se débrouilla pour laisser un de ses fameux petits mots sur la chaise du garçon. Elle priait pour que personne d’autre ne vît le petit bout de papier. Recourir à ce stratagème-là était risqué, mais Sélène en avait marre d’attendre.
« Salut. Si par hasard tu lis ces mots, fouille dans ton bureau. Recherche une enveloppe qui t’est adressée. Je désire des réponses que seul toi possède, alors, s’il te plaît, réponds-moi. Il y a bientôt un fest-noz que ta marraine anime, parle-moi à ce moment-là. Pour moi. Pour une amie qui joue à Un, deux, trois, soleil ! avec ton petit frère. »
Elle n’avait pas signé, mais Léo saurait la reconnaître.
Inconsciemment, Sélène espérait recevoir une réponse avant le fest-noz, mais elle n’obtint pas l’ombre d’une réaction. Le fest-noz arriva à grands pas, heureusement. Il y avait encore de l’espoir.