Sélène n’avait pas pris le temps de copier son texte pendant les vacances, ce qu’elle fit donc le dernier dimanche avant la rentrée. Prenant son stylo pourpre fétiche, l’adolescente transcrivit la totalité de son texte du Miroir du Riséd. Sa main copiait méthodiquement les lettres, mais son cerveau ne cessait d’hésiter. Et si elle faisait une erreur ? Non. Elle ne devait pas revenir sur sa décision.
Si elle n’agissait pas le lendemain, Sélène était certaine de perdre sa motivation. Et, pire encore, de regretter par la suite. Au moins, ses sentiments pour Léo seraient enfin dévoilés, sans retour en arrière possible.
Cette pensée lui donna des frissons.
Sélène avait l’impression de se jeter d’un avion sans garantie qu’un parachute la retiendrait. En même temps, l’adrénaline lui procurait des sensations jusque-là inconnues. C’était grisant, enivrant. Ça la rendait vivante. Et l’adolescente trouvait ça bien plus excitant qu’une régate en mer ou une partie de loup-garou avec les Sherwood.
Alors que la jeune fille commençait à ressentir quelques crampes dans la main, elle décida de s’octroyer une pause. Se levant pour se dégourdir les jambes, Sélène se posta devant la fenêtre pour observer la mer qu’elle voyait miroiter au loin sous le soleil d’hiver. Depuis quelques temps, l’adolescente se posait des questions – sans doute légitimes – quant à la balançoire de ses songes.
Son rêve se terminait encore au même instant : dès que Léo tournait la tête, Sélène se réveillait. Parfois, il avait le temps de lui adresser quelques mots, mais c’était exceptionnel, et l’adolescente oubliait systématiquement ses paroles. Elle n’était jamais parvenue plus loin, comme si son indécision empêchait son rêve de se prolonger. Le coucher de soleil, la mer, la balançoire, Léo… Sélène avait cherché pendant des heures sur toutes les étendues de sable, mais ses résultats restaient identiques : il n’y avait pas de balançoire sur la plage de son village, encore moins dans les environs. Ce lieu existait-il réellement ? Ce rêve était-il une réalité future, comme elle l’avait toujours imaginé ? Sélène commençait à en douter.
Retournant à son bureau, la jeune fille entreprit de terminer l’écriture de sa « lettre ». Que fallait-il faire, maintenant ? Signer ? ou pas. Préciser noir sur blanc que ce texte s’adressait à Léo ? Dire qu’elle l’aimait malgré ce qu’il s’était passé à son baptême ?
Taisant les pensées qui obstruaient son cerveau, Sélène opta finalement pour quelques courtes phrases avant de regretter : « As-tu deviné de qui est-ce que je parle ? Ce que je t’ai dit au baptême était faux. Combien de fois ai-je regretté de ne pas t’avoir avoué la vérité ? Alors, voilà : je t’aime, Léo Sherwood. Réponds-moi vite. » Puis elle traça son prénom tout en bas de la feuille.
– Sélène ! appela sa mère depuis le rez-de-chaussée. On passe à table !
– J’arrive dans trente secondes ! cria l’aînée en retour.
Vite, il fallait faire disparaître les preuves de son amour. Sans vraiment prendre le temps de réfléchir, l’adolescente griffonna un semblant d’adresse sur l’enveloppe dans laquelle elle avait plié la lettre :
Léo Sherwood
Le garçon des après-midis jeux
Sans se poser plus de questions, Sélène fourra l’enveloppe dans son sac avant de changer d’avis. Elle n’était pas courageuse. Jamais. Elle le voyait dans son aversion pour le changement, dans le temps qu’il lui avait fallu pour se décider à « parler » à Léo de ses sentiments. Pour une fois qu’elle osait quelque chose, même si c’était une erreur, Sélène était déterminée à aller jusqu’au bout.
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Le lendemain matin, l’adolescente se réveilla en sursaut, comme toutes les nuits précédentes depuis… Trop longtemps, réalisa-t-elle. Sélène avait hâte. Ce rêve commençait à la rendre folle…
À l’école, elle fut accueillie par une Norelia surexcitée de la retrouver.
– Sélèèèène ! hurla-t-elle en courant pour prendre son amie dans ses bras. Tu m’as trop manqué !
– Ben, c’est pas moi qui suis partie en Suisse pendant deux semaines pour voir ma famille ! la taquina-t-elle.
– Eh, oh ! Comme si c’était ma faute… grommela Noli. Qu’est-ce que tu as fait de tes vacances ?
Dans le sac de Sélène, l’enveloppe scellée au nom du garçon des après-midis jeux pesait lourd. Étrangement, c’était la première chose qui lui passait par l’esprit, alors qu’elle avait fêté la naissance du Christ et célébré la nouvelle année. Troublée par l’adrénaline qui parcourait ses veines, l’adolescente bredouilla tant bien que mal une réponse tandis qu’elles rejoignaient Maïwenn dans leur salle de classe.
Le cours passa vite, et les trois filles se dirigèrent bientôt dans la salle de classe de Léo pour leur cours d’enseignement moral et civique, en commun avec la moitié des camarades du jeune homme – mais pas lui. Il n’y avait encore personne dans la salle, sauf l’enseignant, car les autres avaient sport en premier. Sélène hésita à glisser l’enveloppe dans le bureau de Léo tout de suite. Il n’y avait aucun témoin… Mis à part Norelia et Maïwenn. Et l’adolescente ne voulait pas leur avouer ce qu’elle s’apprêtait à faire. Pas encore, tout du moins.
Sélène ne se sentait pas prête. Elle vivait dans une bulle, où seul Léo pouvait entrer comme bon lui semblait. Pour l’instant, rester seuls dans cet espace imaginaire paraissait bien plus paisible. La jeune fille avait besoin d’être l’unique personne à gérer son histoire, car justement, c’était la sienne. Si l’adolescente en parlait à Norelia et Maïwenn, elle ne lui appartiendrait plus vraiment. Et Sélène ne voulait pas supporter la déception de ses deux amies en plus de la sienne, si par hasard elle échouait.
– Bonjour tout le monde ! commença joyeusement le professeur. J’espère que vous avez passé de bonnes vacances ! On va parler de l’Épiphanie, aujourd’hui, pour faire une petite parenthèse. Quelqu’un pourrait m’en dire plus ?
Ce cours d’ordinaire ennuyant passa bien plus vite que prévu pour Sélène. Comment pourrait-elle déposer la lettre dans le bureau du garçon des après-midis jeux ? Les minutes s’écoulaient, et même si elle serait encore dans cette salle la semaine suivante, et toutes celles d’après, l’adolescente refusait d’abandonner si vite. La déception serait trop forte. Pour l’instant, la collégienne avait seulement glissé l’enveloppe dans son classeur d’éthique.
Un plan ? Elle n’en avait aucun. Sélène décida d’aviser quand le moment viendrait, n’ayant qu’une certitude : elle ne sortirait pas de cette salle tant que l’enveloppe ne serait pas à sa place. L’amoureuse en elle brûlait de partager son amour avec Léo ; Sélène avait déjà bien trop attendu.
– Ding, ding, dong ! résonne la sonnerie.
C’est trop tôt. Que faire, là, maintenant, tout de suite ?
Elle n’avait plus le choix. S’assurant que Norelia et Maïwenn papotaient sans lui prêter grande attention, Sélène se dirigea vers la personne qui occupait le bureau de Léo. Cette fille se trouvait dans sa classe, mais elles ne s’étaient jamais vraiment parlé. Sylane faisait partie des élèves populaires, et Sélène ne traînait pas avec eux, contrairement à Chloé, qui les accompagnait de temps en temps.
– Salut ! improvisa-t-elle. Comment ça va ?
Sylane sursauta avant de se tourner vers Sélène. Son visage exprimait une totale surprise, ce qui dissimulait l’arrogance qu’elle affichait habituellement.
– Euh… Salut ?
C’était presque une question qui perçait dans sa voix, mais Sélène ne releva pas. Elle avait une mission. Devait s’approcher encore un peu.
– C’était vraiment ennuyant ce cours, tu trouves pas ? continua l’adolescente.
S’il fallait affronter Sylane pour parvenir à ses fins, elle le ferait. Poursuivant la maladroite conversation, Sélène contourna le bureau par derrière et glissa la main qui tenait l’enveloppe à l’intérieur. Elle déposa le papier épais et fuit rapidement la conversation.
La lettre se trouvait dans le bureau, désormais. Alea jacta est. Plus de retour en arrière possible. Ce n’était plus un vague plan bancal : c’était un acte irréversible, désormais.
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Le cours de latin s’écoula aussi dans une sorte de brouillard. Sélène était à des kilomètres des déclinaisons latines, et heureusement que l’enseignant n’avait rien remarqué. En revanche, Norelia soupçonnait probablement sa meilleure amie de quelque chose. Elle n’arrêtait pas de lui jeter des coups d’œil inquisiteurs, auxquels Sélène ne répondait pas.
En réalité, Sélène n’avait même pas remarqué Norelia. À la place, elle rêvait d’être une petite souris pour s’incruster dans la salle de classe de Léo. Avait-il bien reçu la lettre ? l’avait-il ouverte ? ou attendait-il d’être seul ?
– Sélène ? Dis-moi, quel est le participe parfait passif dans l’ablatif absolu « Gallis victis » ? Et donne-moi une traduction, aussi, s’il te plaît.
Euh… Vite, l’élève inattentive ouvrit son livre à la bonne page. Comment avait-elle pu se laisser distraire ainsi ?
– Victis, Monsieur. Et j’ai traduit par…
L’adolescente réfléchit à ce qu’elle avait écrit dans son devoir.
– … Les Gaulois ayant été vaincus.
– Bien Sélène. Mais sois plus attentive, la prochaine fois.
Cet avertissement ne l’empêcha pas de retourner dans ses pensées, malgré tous ses efforts pour rester concentrée. L’amour qu’elle portait à Léo était-il réciproque ? Que pensait-il de son texte ? Sélène avait-elle pris la bonne décision en lui avouant ses sentiments ?
C’était trop de questions sans réponses. Laissant ses autres interrogations à l’écart, la jeune fille se focalisa sur la dernière. Oui, elle avait eu raison de lui dire. En tout cas, Sélène se refusa à regretter. Il était trop tard, de toute façon.
– Hey ! Sélène, tu es sûre que tout va bien ?
Norelia l’avait prise par surprise. La cloche avait sans doute sonné, et la classe était presque vide, hormis quelques garçons qui traînaient en rangeant leurs affaires. Maïwenn n’était nulle part en vue, et Chloé discutait avec ses autres amies dans le couloir.
– Pourquoi tu parlais à Sylane, tout à l’heure ? Et l’enveloppe, dans ta main, elle a disparu où ? continuait-elle sur sa lancée.
Norelia semblait en colère. Ou du moins, très, très mécontente.
– Ah, ça. T’inquiète. C’était… euh… pour Sylane, de la part de Chloé. Elles se sont brouillées toutes les deux, et du coup Clo voulait s’excuser… Elle m’a demandé de lui donner.
Sous le stress, Sélène n’avait pas trouvé mieux comme prétexte. L’adolescente croisait les doigts dans son dos, priant que Norelia crût au mensonge. Parce qu’elle mentait très, très mal. Sa meilleure amie ne manqua pas de lui faire remarquer que son histoire ne tenait pas la route :
– Tu crois vraiment que je vais avaler ça ? C’est pas crédible, Sélène. T’es pas si proche de Clo que ça. Pourquoi elle t’aurait demandé à toi ? Et en plus, tu as vu comme elles se parlaient avant ?
Les deux amies se dirigèrent dans la cour pour la récréation, Noli jaspinant toujours.
– Chloé nous en aurait parlé, s’il y avait eu une dispute, et elles semblaient plutôt bien s’entendre ce matin… Ouhou ! Sélène ? Tu m’écoutes quand je te parle ?
Norelia passa la main devant ses yeux pour tirer son amie de sa rêverie. Pourtant, Sélène ne rêvait pas. Elle observait juste Léo du coin de l’œil.
– Oui, oui. Mais c’est bon, je te dis. Laisse tomber.
La meilleure amie de Sélène l’examina consciencieusement.
– Ok, soupira-t-elle.
Sa voix mélangeait frustration et résignation. Ce n’était pas bon signe, mais Sélène fit comme si elle n’avait rien remarqué.
– Merci.
– Mais je finirai par tout découvrir, ajouta Norelia.
– Je n’en doute pas.
Fin de la discussion. Soulagée, Sélène profita du silence pour détailler plus avant celui qu’elle aimait. Il discutait avec ses amis, à grands renforts de tapes amicales dans le dos. Léo ne paraissait ni mal à l’aise, ni préoccupé… Il n’esquissa même pas un coup d’œil en coin alors qu’il pensait que Sélène ne le regardait pas.
Rien n’avait changé.
Était-ce possible qu’il n’eût rien reçu, rien remarqué de particulier dans son bureau ? Que l’enveloppe fût encore à sa place ? Encore des questions sans réponses…
Sélène passa le reste de la journée sur des charbons ardents, guettant le moindre signe de la part de Léo. Elle espérait qu’il parlerait à ses amis, moins discrets que lui. Peut-être que le garçon lui jetterait finalement un regard fugace, révélateur des événements. Peut-être le surprendrait-elle plongé dans ses pensées, ou même avec la lettre à la main… Mais rien. Rien du tout. Il ne resta alors plus qu’une question dans l’esprit de Sélène.
Pourquoi ?