Treize - Samuel

Notes de l’auteur : Danser, c’est parler en silence. C’est dire plein de choses sans dire un mot.
Yuri Buenaventura

La salle était spacieuse, la lumière tamisée. Deux haut-parleurs encadraient la scène jonchée de fils et instruments. Un violon, une guitare, des percussions et une harpe. Trisk était prêt pour débuter la soirée.

– Coucou ! Comment ça va ? Ça fait super longtemps ! se réjouissait Marine.

En compagnie d’Adeline et Lauren, la marraine de Léo sirotait une bolée de cidre pour profiter des derniers instants avant de monter sur scène. Plus loin, les trois instrumentistes et les deux papas discutaient entre eux, une bière à la main. Léo et Mathéo les accompagnaient, tandis que les trois filles Gavillet et Bruno traînaient avec les femmes.

Le bar bondé, les tables sur le côté de la piste de danse, la foule, la chaleur ambiante… Tout rappelait à Sélène de mauvais souvenirs. C’était étrange, car cet univers faisait partie de l’adolescente… Tout en ayant été terni par le dernier fest-noz. Où elle avait attendu que son prince charmant fît une apparition, en vain.

Cette fois, pourtant, Sélène brûlait de rejoindre Léo. Il était bien là, lui avait souri pour la saluer avant de filer avec James. La jeune fille n’avait pas essayé de s’approcher : non seulement les hommes paraissaient en grande discussion virile, mais, ce soir-là, elle avait tout le temps de profiter de sa présence.

– Hé ! l’Impératrice Sissi ? C’est toi ?

Sélène sursauta en se retournant. Puis elle reconnut son interlocuteur et ses lèvres s’étirèrent toutes seules dans un grand sourire.

– Samuel ?

Il n’avait pas changé. L’adolescente devait encore lever les yeux plus haut que d’habitude pour croiser les siens, pétillants de joie. Ses cheveux blonds, ce soir-là, vagabondaient sur ses épaules de géant, cachant le bas de son crâne sans doute rasé.

– En personne ! Content de te revoir. Ça fait une éternité ! Ce sont tes frères et sœurs ? demanda Samuel en désignant les deux filles et Bruno.

– Oui et non, rigola Sélène. Voici Coralie et Maëlys, mes sœurs, mais Bruno, lui, est le frère de… d’un ami.

Comment décrire Léo autrement ? Heureusement, ce fut le moment que choisit Trisk pour débuter les festivités. La musique commença à s’insinuer dans la salle. Se laissant entraîner dans un andro[1], Sélène dansa tout d’abord entre Samuel et Coralie. Puis aux côtés de sa famille, d’inconnus, et même des Sherwood.

– Et maintenant, une scottish[2] ! annonça Marine dans le micro, avant de retourner à sa harpe.

Naturellement, Samuel s’approcha de la jeune fille.

– Ma chère Impératrice Sissi… M’accorderiez-vous cette danse ?

Son grand sourire convainquit la jeune fille.

– Avec plaisir, mon très cher Sam.

Les deux danseurs se lancèrent sur la piste. Aucun ne remarqua Léo, qui s’était dirigé vers eux avant de faire demi-tour en voyant Sélène sourire à cet inconnu.

Léo

Peut-être que je n’aurais pas dû. Peut-être que Sélène a découvert la vérité sur mon silence, qu’elle m’en veut.

Non, c’est impossible. Sinon, elle ne me lancerait pas de multiples coups d’œil quand elle pense que je lui tourne le dos. Sélène a juste compris que je l’évite, et elle se demande pourquoi. Je ne lui ai pas adressé un mot depuis que je l’ai aperçue à côté de Marraine.

Mais quand je décide enfin d’affronter mon malaise et d’aller vers elle, lors d’une scottish, Sélène va danser avec ce grand blond aux yeux bleus. Il a ce sourire… Et elle le lui rend bien, en plus. M’aurait-elle menti ? Ne suis-je qu’un dommage d’un pari entre copines ? Se serait-elle joué de moi ? Merde. C’est ma meilleure amie. C’est avec elle que j’ai appris à danser. Ce sont ses pieds à elle que j’ai écrasés, piètre danseur que je suis. Oui, ça fait une éternité qu’on n’a pas été en fest-noz ensemble, mais ce n’est pas une raison pour me fuir…

Autant que je la fuis.

Petits, on se connaissait par cœur. Et on s’en fichait. A-t-elle oublié ? Oublié nos mains qui ne se lâchaient jamais. Nos petits doigts engourdis de se serrer, ses pieds écorchés par mes ongles trop longs. Nos fous rires. Cette Sélène-là me manque. Celle qui ne tremblait pas à ma vue, celle dont le regard exprimait uniquement de l’amitié.

J’aimerais tant la retrouver.

Marraine choisit cet instant pour m’offrir un aperçu du bon vieux temps. Les notes d’un cercle circassien s’égrènent dans l’air chaud et moite. Peut-être est-ce pour ça que je l’ai surnommée « Marraine la bonne fée ». Parce qu’elle sait exactement quand user de sa baguette magique pour me donner un petit coup de pouce.

Je me mets en cercle avec les autres. En avant, en arrière… Les femmes, puis les hommes. Je viens faire tournoyer Maman en jetant de petits coups d’œil vers Sélène. Encore avec ce garçon. Au moins, elle semble heureuse. Ce qui, en tant que meilleur ami, devrait me rendre heureux moi aussi. Mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi elle me fuit autant.

Notre amitié est en train de partir en lambeaux.

– Ça va, Léo ? Tu regardes tout le temps Sélène… Il s’est passé quelque chose entre vous ? suggère Maman.

Elle semble ravie. Encore ses fichus espoirs. Que je ne pourrai jamais satisfaire. Mais comment a-t-elle pu remarquer…

– Arrête, Maman, y aura jamais rien entre moi et Sélène. Je te l’ai déjà dit, non ?

– Non, honey, mais c’est pas grave… Tu es sûr qu’il n’y a rien ?

– Maman !

– Ok, ok, j’ai compris. It’s not a problem[3], affirme-t-elle.

Notre conversation s’éteint en même temps qu’on se remet tous en rond. Quelques filles plus loin, quelle n’est pas ma surprise de tomber sur Sélène !

Des mèches rebelles se sont échappées de sa tresse, sa jupe bleu nuit voltige quand elle fait demi-tour, au milieu du cercle. Son front est luisant de sueur, ses joues sont rouges. Exactement comme avant, mais en plus âgée.

Tous les mots et toutes les visions du monde ne changeront pas le fait que c’est une de mes meilleures amies.

<3

Sélène commença à paniquer. Léo lui faisait face, il s’approchait de plus en plus… Il mettrait ses mains sur sa taille pour la faire tournoyer, puis elle lui tournerait le dos, il lui prendrait les mains, la guidant sur seize mesures avant de reprendre leur place dans le cercle.

Quand Léo arriva, l’adolescente ne put s’empêcher de rougir. Comprendrait-il que la moiteur de ses paumes n’avait rien à voir avec les heures de danse qui avaient précédé ? Sélène essaya de toute ses forces de ne pas penser au texte du Miroir du Riséd, en vain. C’était trop compliqué. C’était trop présent dans son esprit.

Quand Léo posa ses doigts sur sa hanche, un frisson parcourut l’échine de la jeune fille. Puis il nicha sa main dans celle de Sélène. Douceur et puissance emmêlées. Des souvenirs d’un autre âge refirent surface. Les deux amis riant aux éclats au son de la harpe de Marine, dans le jardin des Sherwood. « Un-deux-trois, un-deux-trois, un, deux, trois, quatre ». Ils étaient innocents. Heureux.

Et puis Sélène était tombée amoureuse.

– Waouh. Ça faisait longtemps ! souffla Léo dans le cou de la jeune fille.

– T’as vu ça. On devrait faire danser plus souvent, rit-elle, un peu haletante.

L’adolescente comptait les temps dans sa tête, la rapprochant de plus en plus de l’instant où ils se sépareraient. Léo n’avait toujours pas mentionné la lettre. S’il voulait lui dire quelque chose, il l’aurait fait à ce moment-là, elle en était certaine. Et pourtant, rien. Aucune allusion au Miroir. Sélène hésitait à lui demander de but en blanc s’il avait reçu le texte, mais la réponse se trouvait sous son nez. S’il l’avait reçu, Léo lui aurait donné une réponse à sa question muette. Alors à quoi bon ?

– C’est qui, ce mec avec qui tu dansais ? lui demanda-t-il.

– Hein ? Ah, oui. C’est Samuel. On s’est rencontré à un autre fest-noz, l’informa Sélène.

– Oh. Et… Tu me le présenteras, un de ces quatre ?

La jeune fille était stupéfaite. Comment Léo s’y prenait-il pour croire qu’elle pouvait éprouver de l’amour pour Sam ? Pour être autant à côté de la plaque ? Elle ne savait plus quoi lui dire. Le garçon avait été son ami, avant d’être son amour. Et il se considérait encore comme tel, visiblement.

– Sam est gentil, mais c’est juste un ami.

Sélène ne voulait pas en dire trop. Dire que Samuel avait été là alors qu’elle ne voulait que la présence des Sherwood.

La fin des trente-deux temps qu’ils devaient passés ensemble était arrivée, et les jeunes gens reprirent leur place dans le grand cercle des danseurs. Sitôt le cercle circassien terminé, Sélène se retira sur le bord de la piste, au moins quelques danses.

– Tu fais une pause ? lui demanda Coralie.

– Ouais, je suis fatiguée, prétexta sa grande sœur.

Heureusement, Coco n’insista pas et l’adolescente put se poser à côté de Maëlys, qui dormait à poings fermés à même le sol. Elle regarda la foule sans vraiment la voir ; ses pensées occupaient toute son esprit. Pourquoi danser avec Léo ne l’avait-elle pas rendue heureuse, comme quand elle était enfant ? Après tout, être à la merci du garçon et de la musique aurait dû être son plus grand rêve… Et pourtant.

Était-ce parce qu’elle ne l’aimait pas réellement ? Aussitôt, Sélène chassa cette idée. Non, c’était impossible. Il était le centre de son univers, elle l’aimait à en mourir. Enfin, pas jusque-là. Mais quand même.

Trop fugaces pour les saisir vraiment, les pensées de Sélène restaient trop agitées. Pourquoi n’avait-il pas reçu sa lettre ? Et même les quelques lignes qui demandaient à Léo de lui répondre n’étaient pas parvenues à leur destinataire. C’étaient une évidence.

– L’Impératrice Sissi a-t-elle terminé sa pause ?

Sélène sursauta ; elle n’avait pas vu Samuel approcher. Et maintenant, il était là, lui tendant la main. Des couples se formaient aux quatre coins de la salle. Peut-être une mazurka[4]. Sans vraiment réfléchir, l’adolescente se laissa emporter par ce garçon. Son sourire illuminait son entourage et il était difficile de lui résister.

Hélas, la danse n’atténua pas ses pensées qui tourbillonnaient dans sa tête à toute vitesse. Sélène était bouleversée d’avoir attendu tant de temps en vain. Bouleversée par les événements qui échappaient à son contrôle. Parfois, l’adolescente vacillait sur ses jambes, prise de vertige. Et chaque fois, Samuel était là pour la rattraper, tournant en dérision sa maladresse. Il la soutenait alors que ses repères disparaissaient les uns après les autres.

Samuel était là, sans se poser de questions. Mais Sélène aurait préféré se trouver dans les bras de Léo.

 

[1] Voir lexique

[2] Voir lexique

[3] Ce n’est pas un problème.

[4] Voir lexique

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Aylyn
Posté le 05/10/2024
Coucou, de retour par ici 😉
J'aime beaucoup ce chapitre où on voit les émotions à vif de Sélène et les questionnements de Léo. C'est sentiments restent flous, on se demandent toujours, sans en avoir la confirmation, s'il éprouve plus que de l'amitié pour son amie. En tout cas, il a l'air d'éprouver de la jalousie 😉.

Petite coquille repérée:
" Parfois l'adolescente vacillante sur ses jambes, prise de vertiges" -> vacillait
coeurfracassé
Posté le 06/10/2024
Hello !
Heureuse de te revoir !!!
Pour Sélène, je suis contente que ça marche =)
Pour Léo, écrire ce chapitre a été compliqué. Ma soeur m'a déjà fait remarquer de nombreuses choses qui ne fonctionnaient pas à propos de ses sentiments.
Je n'ai pas envie de spoiler la suite, mais est-ce que tu penses que Léo peut ressentir de la jalousie en tant qu'ami ? Il voit un autre prendre sa place de cavalier au bras de Sélène, ne comprend pas pourquoi elle évite de danser avec lui... Est-ce que c'est vraisemblable ?
Et merci pour la coquille, je file corriger <3
coeurfracassé
Posté le 06/10/2024
Hello !
Heureuse de te revoir !!!
Pour Sélène, je suis contente que ça marche =)
Pour Léo, écrire ce chapitre a été compliqué. Ma soeur m'a déjà fait remarquer de nombreuses choses qui ne fonctionnaient pas à propos de ses sentiments.
Je n'ai pas envie de spoiler la suite, mais est-ce que tu penses que Léo peut ressentir de la jalousie en tant qu'ami ? Il voit un autre prendre sa place de cavalier au bras de Sélène, ne comprend pas pourquoi elle évite de danser avec lui... Est-ce que c'est vraisemblable ?
Et merci pour la coquille, je file corriger <3
coeurfracassé
Posté le 06/10/2024
(je sais pas pourquoi il s'est mis deux fois ':D...)
Vous lisez