Il y a près d’un siècle s’est achevée la guerre la plus meurtrière de l’histoire de l’homme. Tout le monde s’en est réjoui, à l’exception des despotes de la grande pyramide. Pourquoi, me demandes-tu ? Voici : parce qu’il n’y a rien au monde de plus payant qu’une guerre. Sache que fabriquer de quoi tuer des millions d’hommes est très coûteux, et que ce qui est très coûteux est très rentable. Toutes les plus grandes richesses du monde s’accumulent toujours sur des cadavres.
Ainsi, comprends-le : quand la guerre la plus meurtrière de l’histoire — c’est-à-dire la plus rentable — s’est terminée, les despotes de la grande pyramide craignaient la paix. Aussi planifièrent-ils d’autres guerres à travers le globe, mais elles trouvaient toujours une fin. C’est alors que, au sommet d’une tour sombre, quelqu’un eut une idée : celle de la guerre permanente. Une guerre non plus contre quelques millions d’hommes, mais contre tous les hommes, ceux d’aujourd’hui comme ceux de demain. Une guerre contre l’espace et le temps.
Or, une guerre permanente ne peut pas se faire dans une violence aussi sanglante qu’une guerre traditionnelle : on finirait par manquer d’homme — de consommateurs d’armes. Ce qu’il fallait, c’était une production illimitée d’armes plus ou moins létales, que tout le monde consommerait. Une arme en particulier s’imposa. Elle deviendrait objet de vénération, la Grande Convoitée, la Bonne et Juste. Elle deviendrait la plus grande arme de l’histoire : la voiture.
La voiture comportait d’abord l’avantage d’être universellement utile, du fait que tout le monde a besoin de se déplacer. Mais elle en avait un autre : elle nécessite beaucoup d’espace. Et beaucoup d’espace signifie de l’espace pour d’autres armes. C’est alors que, le long des fleuves de béton, on a construit les demeures des consommateurs : ces demeures qui deviendraient elles-mêmes des temples de la consommation. Vois-tu, toutes ces grandes maisons, on s’est inspirés des bunkers pour les construire : « Qu’avez-vous besoin pour être heureux ? De tant de choses, non ? Prenez ce deuxième congélateur ! Prenez ce deuxième garage ! Prenez ce lit de Roi ! Prenez ce lac artificiel ! Prenez ces télévisions, ces radios, ces téléphones ! C’est trop, dites-vous ? Ce n’est jamais trop ! Prenez ! Prenez tout ! Faites de ce bunker votre royaume : vous n’en sortirez plus jamais ! »
Ainsi, de la vie de collectivité est devenue la vie individualisée. La maison n’était alors plus un toit pour dormir, mais un monde à part entière. Dans son plastique et dans son gris, elle couvrait les besoins, mais surtout une quantité innombrable de désirs — des faux besoins. Et lorsqu’il manquait de quoi manger, ce n’était plus à l’épicerie du coin qu’il fallait se rendre, mais emprunter les fleuves de béton et leurs tempêtes, jusqu’à un grand stationnement.
Or, voici : est-ce par l’argument de la vitesse que les despotes ont pu vendre ce monde aux masses ? Certes, toute seule, la voiture est rapide, et elle fait rougir n’importe quel cheval ou transport en commun. Mais la voiture n’est jamais seule, et maintenant qu’il y a plus de voitures que d’hommes sur Terre, n’est-elle pas constamment gênée par un panneau rouge ou un embouteillage ? Et même quand elle trouve son plein potentiel, ne coûte-t-elle pas tellement cher en argent et en temps pour l’individu et pour l’État, qu’au bout du compte, le cheval n’a rien à se reprocher ? En vérité, la vitesse ne séduit que dès lors qu’elle réduit l’inconfort. C’est pourquoi ce n’est pas tant la vélocité de la voiture qui séduit que son banc confortable, son air climatisé et sa musique facile. Voici : la voiture n’a pas été vendue aux masses par sa vitesse, mais par son confort.
Le confort, c’est le mot clé de toute cette guerre. Parce qu’une guerre traditionnelle, personne n’a envie de la faire, et tout le monde veut qu’elle finisse le plus vite possible : une guerre, c’est inconfortable. Et tout le génie de ces bureaucrates était là : créer une guerre confortable, pour qu’elle n’ait pas l’apparence d’une guerre.
D’humain, nous sommes devenus consommateurs. Et le travail tout entier des despotes est devenu de nous donner de la nourriture sans arrêt, pour que, constamment, nous soyons rassasiés. L’estomac saturé, nous dormons 24 heures sur 24, et n’ouvrons l’œil que sous l’odeur d’une viande nouvelle. Ah ! et nos cuisiniers ne dorment jamais, eux !
En vérité, nous sommes encore dans les tranchées, mais dans des tranchées confortables, individuelles, moelleuses. Nous y dormons paisiblement, sous le bruit sourd du no man’s land des autoroutes. Et seul le coup de sifflet nous réveille et nous excite. Ce coup de sifflet, il nous dit : « Allons, soldat de la consommation, un nouveau besoin t’appelle ! Lève-toi et grimpe dans la cohue ! Tu ne voudrais pas manquer ton coup — de chance ! Peut-être dénicheras-tu, sur le cadavre d’un enfant lointain, un coussin de plus pour ton royaume ! »
Le confort, voilà ce qui est devenu la motivation des hommes. Non pas le confort comme moyen pour d’autres buts, car le confort est synonyme de sommeil — de fin. Je te le dis, la dernière volonté de l’homme d’aujourd’hui, c’est le confort pour le confort.
Tout ce qui est devenu un minimum inconfortable, tout ce qui demande de l’effort, de la volonté : tout ce qui vaut la peine est devenu un péché. L’esprit s’est fait à l’image du cerveau : mou, gluant, lourd, gras. L’esprit s’est fait téléphone portable, radio, publicité — il s’est fait médiocre. En vérité, je te le dis : le confort, c’est la caractéristique fondamentale de la médiocrité. Car, le médiocre ne se remet pas en question, ni ne remet en question ce qui l’entoure. Il mange ce qu’on lui dit de manger, il écoute ce qu’on lui dit d’écouter, il fait ce qu’on lui dit de faire. Quiconque viendrait remettre en question les ordres de la grande pyramide serait nécessairement fou. Il habite sa maison pareille à celles de ses voisins, il fait ses petites affaires, il ne dérange pas, et il meurt.
Ah ! ma Julia, comme le confort m’exaspère ! De tous ces yeux brûlés par les astres froids, comme ils dégoûtent mon âme. Je te le dis, de ces morts vivants sans volonté, c’est d’eux que je veux fuir ! Comme j’aimerais les voir ouvrir les yeux ! Comme j’aimerais qu’ils voient leur uniforme militaire et leurs bunkers remplis d’armes anti-humaines ! Comme j’aimerais qu’ils goûtent aux fruits de l’effort ! Comme j’aimerais les voir insufflés de la folie de la volonté !
Ah ! ma Julia ! il n’est pas d’humain digne de ce nom qui n’ait pas de volonté ! Et seule une volonté authentique comprendra que ce monde veut sa mort ! Oui ! crois-moi, c’est le but ultime du confort : éliminer la volonté ! Et éliminer la volonté, mon enfant, c’est éliminer l’homme.
Vois-tu, tant d’innocents sont morts par les guerres les plus atroces, dans les souffrances les plus atroces. Mais, crois ceci : jamais l’humanité n’a autant perdu de son humanité — de sa noblesse — que dans cette guerre permanente. Cette guerre permanente contre la volonté.
Et quand j’eus prononcé ces mots, je me couchai sur le gazon, exténué par l’émotion. Julia m’imita. Et tout juste quand je lui eus souhaité bonne nuit, elle se colla contre moi.
— Bonne nuit, Monsieur A.