J’ai écrit le titre. Je consulte mes notes. Comment vais-je commencer ?
Clapton s’amuse sur sa guitare acoustique. Je lève le son, pour masquer la radio de mon père. Je fixe la page blanche. Je ne sais pas quoi dire ce matin.
J’ouvre Internet. YouTube. Une vidéo m’attend, en haut à gauche. Je clique. Un nouveau personnage dans mon jeu vidéo. J’envoie la vidéo à mes amis : ils me répondent aussitôt. Mon téléphone, à mes côtés, se met à faire toutes sortes de bruits.
Clapton continue : « before you accuse me, take a look at yourself! »
Je clique sur Twitch. Une streameuse en live. Je clique parce qu’elle est belle : c’est d’ailleurs pourquoi je l’ai follow au début. Je la regarde sans voir le temps qui passe. Je réponds à mes amis sur Discord.
En fermant les pages, mon texte réapparaît devant moi. Je regarde la page blanche un instant, puis secoue la tête.
Facebook. C’est la fête d’un gars que je ne connais pas. Pas de messages. Je descends. Foules. Chiens. Chats. Spiritualité facile. Photo qu’on ne devrait pas poster. Explosions. Morts.
Je ferme. J’ouvre mon téléphone. Rien. C’est alors qu’une voix d’homme se fait entendre par-dessus mes écouteurs.
— Que fais-tu ?
Je me tourne vers la gauche. Dans la noirceur de la salle de lavage, une silhouette se tient debout et me regarde, sans que je puisse l’identifier. Je me lève d’un bond en me tournant vers mon père, derrière moi.
— Papa !
— Ne le dérange donc pas, pauvre impoli ! Ne le vois-tu pas, ton père ? Il gagne ta vie !
Mon père ne réagit même pas à ma voix, comme s’il ne peut pas m’entendre. Je me retourne vers la silhouette en enlevant mes écouteurs.
— Qui êtes-vous ?
— Qu’importe qui je suis. Toi, peux-tu seulement me dire qui tu es ? Allons, assis-toi, je ne suis pas parti.
Comme la silhouette s’assoit au fond de la pièce, je l’imite en reprenant place dans ma chaise. J’essaie de maîtriser ma peur.
— Que voulez-vous ?
— Ce que je veux, je te l’ai demandé. Je veux savoir qui tu es.
— Qui je suis ? Eh bien, je m’appelle A…
— Mais non ! Mais non ! Que m’importe ces choses-là ! Dis-moi ce que tu es venu faire sur Terre !
Sans trop comprendre, je baisse le regard et tombe sur mes notes.
— Je crois que je suis venu écrire.
— Tu crois ?
— Qui sait ? J’étais musicien il y a quelques années à peine.
— Alors, tu écris, mais non pas pour l’écriture ?
Je fronce les sourcils.
— Que voulez-vous dire ?
— Pourquoi écris-tu, petit ?
Je m’arrête et regarde la page blanche sur mon écran.
— Parce que je suis bon pour écrire. Les idées coulent toutes seules. J’arrive à fabriquer des phrases que je ne saurais faire naître autrement que sur papier.
— Pas aujourd’hui, on dirait.
— Il y a des journées comme ça.
— Des journées où, d’écrivain, tu deviens éponge.
— Éponge ?
Il pointe mon ordinateur.
— Ne viens-tu pas de passer une demi-heure à traîner sur une multitude de réseaux ? De ces vidéos, de ces jeux vidéo, de cette fille, de ton téléphone portable, de tes deux écrans d’ordinateur, de cette radio que tu essaies d’enterrer par d’autre musique : n’ont-ils pas envahi ton cerveau telle l’eau dans une éponge ? « Le temps n’a-t-il pas coulé tel un torrent, le long de cette lumière hermétique » ? Tu accuses la nation, or n’est-ce pas toi le colonisé ? N’écris-tu pas sur ces choses-là, justement, pour dire à quel point elles te répugnent ?
— Oui…
— Alors, pourquoi ne pas lier la parole à l’action ?
— J’essaie. Mais j’ai des défauts.
— Le manque de volonté n’est pas seulement un défaut, mais un arrêt de mort. « Éliminer la volonté, c’est éliminer l’homme », ne sont-ils pas tes mots ? Ou encore ceci : « je vous le dis, c’est parce que vous êtes distrait de votre propre vie que vous ne vivez pas. » Qui le dit ? Toi ou un autre ?
Je baisse les yeux.
— C’est moi. Les mille et une distractions, c’est bien là le plus grand ennemi des créateurs.
La silhouette se met à parler plus fort.
— Que te manque-t-il donc pour les maîtriser ? « Réjouissez-vous de la vie », dis-tu ? Quand as-tu dansé pour la dernière fois ? Où est la dernière femme que tu as embrassée ? Solitaire, dis-tu ? Et tu crois que je ne te vois pas, à trois jours de solitude, à te traîner dans ton ennui ? Rebelle ? Que fais-tu encore dans cette jungle de béton ? Que te manque-t-il pour te libérer ? Un coup de pied au derrière ? Une Épiqûre ?
Il pointe ma bibliothèque.
— Combien d’entre eux as-tu lus au complet ?
— C’est en développement.
— Et tu crois que, quelques livres à moitié lus en tête, tu peux te prétendre philosophe à ton tour ? Qu’as-tu à apporter au monde, petit pédant ?
Mon téléphone sonne, je tends la main. Et voilà que la silhouette se fâche.
— Je t’interdis ! Regarde-moi, je te parle !
Je lève les yeux, apeuré.
— Pourquoi écris-tu ? Parce que tu dois écrire, ou pour être lu par les masses ? Je le vois, au sommet de ta bibliothèque, ce sale et épais manuscrit ! La grâce a épargné ton nom de s’y associer ! Mais, ce que je te demande, c’est si tes intentions sont toujours les mêmes. Pourquoi te lèves-tu le matin : pour devenir écrivain ou pour écrire ?
— Je veux écrire ! J’aime écrire !
— Et qu’as-tu à apporter à l’humanité ? Un autre livre de trop dans les bibliothèques !
D’un coup, la confiance me reprend. Je bous, repris par ma ferveur habituelle.
— Tais-toi, l’Ombre ! Je ne te laisserai pas me parler ainsi davantage ! Comment oses-tu me parler de volonté, toi qui n’as même pas le courage de montrer ton visage ! Oui, je me contredis, oui je suis Le Paradoxal, mais cela ne m’empêche pas d’être plein de volonté. Ce que je suis en train de créer là, j’y mets toute mon âme. En connais-tu beaucoup d’autres, de mon âge, qui, seulement, comprendraient ce que j’écris ? Va-t’en, l’Ombre ! N’es-tu pas toi-même de ceux qui me distraient de mon œuvre ? Laisse-moi accomplir ce que j’ai à accomplir !
La silhouette hoche la tête en se levant. Sa voix s’est calmée.
— Puisses-tu d’abord t’accomplir toi-même, mon petit.
Sur cette dernière phrase, je reconnais une certaine familiarité dans la voix du visiteur.
— Qui êtes-vous ?
La silhouette s’éloigne dans les ténèbres.
— Qu’importe qui je suis. Il y a un enseignement qui dort en toi, puisses-tu avoir le courage de te l’avouer. Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le au moins pour elle. Elle est notre plus grand espoir.
Et quand l’Ombre eut disparu, je me réveillai.
J'espère que la dernière partie de ce livre te plaira ! Bonne lecture !
Au plaisir,
AGL