Lyna voulait hurler et ne s’en priva pas. Au cœur des champs désertés elle cria sa rage, sa peur, son désespoir. Puis elle frappa le sol à s’en faire mal, sanglota, s'écroula au milieu du chemin sur le dos. Sa robe noire se couvrit de poussière. Elle avait rêvé d’une vie simple, elle s’en rendait compte à présent. Pourquoi cela lui tombait dessus, sur elle? Son quotidien morne, elle le voulait à nouveau.
Qui avait fait ça?
La question tournait dans sa tête dans un tourbillon infernal. Un étau compressait sa poitrine, elle peinait à respirer. Qu’allait-elle devenir? Tout était fichu, perdu, détruit. Et ses parents, ne pouvaient-ils pas la soutenir plutôt que de l’envoyer dans l’arène?
Pourquoi personne ne s’était interposé?
Cela faisait quatre-vingt-six ans que le Cube de Verre s’était installé à Almar. Et en quatre-vingt-six ans d’émission, personne n’avait jamais refusé d’y aller.
Qu’avait-elle fait?
Elle finit par rentrer chez elle. Monsieur et Madame Bellugra étaient retournés travailler et ses frères n’étaient pas là. En arrivant devant la maison qu’elle voyait tous les jours au point de ne plus y prêter attention, elle s’arrêta. C’était sûrement la dernière fois qu’elle pouvait la contempler. Elle fut tentée un instant de retourner sur la place et de revenir sur sa décision. Après tout, c'était tellement plus simple. Peut-être lui accorderait-on de participer malgré les atrocités qu’elle avait débitées au Shadah. Elle mettrait sa conscience quelque part loin d’elle et tenterait de sauver avec détermination un homme violent qui méritait peut-être sa peine. Elle n’en fit rien. Elle observa les fleurs roses séchées et l’herbe jaunie par le soleil, la véranda de pierre couverte de plantes grimpantes cramées. Elle s'approcha du porche où elle venait si souvent lire à l’ombre le soir. Elle sortit ses vieilles clés et ouvrit la porte grinçante. Il faisait si frais à l’intérieur, avec le carrelage bleu clair et les murs blancs. Elle monta les escaliers froids quatre à quatre, ouvrit brutalement la porte de sa chambre et s’assit sur son lit. Elle observa la pièce d’un air détaché. Elle ne voyait pas vraiment les rideaux brodés de fleurs, le tapis de laine tellement coloré qu’il en faisait mal aux yeux. Les lilas, les roses, les plantes, les motifs peints au plafond par ses soins pendant un été entier, courbée. Elle avait eu mal au cou pendant des jours.
Elle avait l’impression d’avoir basculé dans la vie de quelqu’un d’autre, par hasard. Elle n’avait même plus envie de pleurer. Juste de rester là et que le temps s’arrête ou revienne en arrière pour que sa peine disparaisse. Pour que la peur qui lui bouffait l’estomac disparaisse. Elle croisa son visage dans un reflet. Elle ne le reconnut pas.
Lyna n’avait jamais été si perdue et tellement, tellement tiraillée.
Avait-elle fait le bon choix? Pourquoi avait-elle eu cette réponse? Franchement quelle idée stupide. Elle n’avait jamais été une fille rebelle, même à l’école qui coûtait un bras à ses parents, où ses camarades s’amusaient à défier l’autorité avant d’être sévèrement réprimés. Enfreindre une règle la mettait mal à l’aise. Et pourtant elle venait de refuser un ordre du Shadah et de son Gouverneur.
Son choix lui était apparu avec une telle évidence lors de l’annonce des candidats qu’elle n’avait pas hésité une seconde. Une évidence aussi pure que du cristal qui ne devait pas être mise de côté. Elle n’avait pas réfléchi. Elle était persuadée que sur ce coup-ci, les Almariens réagiraient.
Mais à présent dans sa chambre d’enfant où ses souvenirs et ses peurs la rattrapaient, la réalité et la gravité de ses paroles lui sautaient aux yeux. Le Cube de Verre représentait un risque mais beaucoup de candidats s’en sortaient indemnes. Il arrivait qu'un ou deux champions meurent. Il fallait bien un peu d'adrénaline, du risque, sinon les paris n’auraient plus d'intérêt. Mais ils constituaient une grande minorité.
Elle ne voulait pour rien au monde mourir encordée. Elle n’était pas sûre que ce qu’elle souhaitait défendre valait le coup de finir exécutée. Ses doutes embrumaient son esprit. Était-ce bien ou mal? Le Shadah avait-il raison, est-ce qu’elle s’obstinait dans une folie incohérente? Ce n'était pas sa faute! Qui avait osé mettre son nom? Elle n’avait rien demandé à personne. C’était peut-être le gouvernement après tout. La Région 3 aurait dû prendre ses responsabilités.
Elle ne parvenait pas à prendre du recul, le monde semblait se rétrécir autour d’elle, l’enfermant dans une spirale infernale, dont elle ne pouvait pas s'échapper.
Pourquoi avait-elle dit ça? Elle aurait dû se taire comme tout le pays, accepter l'inacceptable, se ranger. Oublier qu’elle se sentait en marge du monde, qu’elle trouvait le Cube de Verre terriblement injuste.
Elle songea encore une fois à retourner sur la place et se releva.
Puis soudain, elle pensa un instant à son petit frère Oran. S’il avait été frappé jusqu’à finir handicapé elle n’aurait pas supporté que le coupable s’en sorte. Il lui semblait terrible de sauver un agresseur, et encore plus un homme violent envers des enfants.
Ce ne serait pas elle qui le sauverait. Elle avait fait un choix, et elle savait que c’était celui qui lui convenait, au fond. Pas aux autres peut-être, mais elle ne devait plus s’en préoccuper pour l’instant, elle devait assumer les conséquences de son geste. Et c'était le plus difficile. Assumer et accepter ce qu’elle avait elle-même provoqué.
Une colère sourde et un sentiment amer persistaient. Elle se sentait trahie. Par les habitants d’Almar. Et surtout par celui ou celle qui avait déposé son dossier.
Elle prenait à demi conscience que sa vie venait de marquer son premier vrai bouleversement et que ce serait peut-être son dernier. Elle savait qu’elle ne pouvait pas rester à Acacia en attendant qu’on vienne la chercher ce soir, et n’allait certainement pas crever pour un homme aussi pitoyable que son condamné attribué. Lyna venait de décider de se sauver elle et non cet homme.
Elle retira ses vêtement brodés à la hâte et les déchira par mégarde. Des perles noires s’écrasèrent au sol. Elle arracha ses bijoux et enleva ses bottines cirées. Lyna sortit son plus vieux et solide sac en toile noircie sur les bords, ses bottes, des pantalons, des hauts, des pulls, des sous-vêtements et fourra le tout dans le fameux sac.
Elle réfléchit intensément à ce dont elle avait absolument besoin. Elle courut dans la salle de bain et prit des pansements, de la gaz, de l’alcool, une pommade anti-douleurs et quelques médicaments de base. Elle ajouta une bobine de fils et une aiguille. Cela pourrait recoudre toutes sortes de choses.
Elle sentait une tension l’animer, une précipitation exacerbée. Ses mains tremblaient, chaque secondes elle craignait entendre des coups à la porte.
Il lui fallait ensuite de la nourriture. Elle prit tout ce qui n’était pas lourd, facile à conserver et à manger sans cuisson. Elle remplit une grosse gourde d’eau. Elle n’y connaissait absolument rien en survie dans la nature mais son père affectionnait les ouvrages et devait posséder un livre dans la bibliothèque. Elle prit le plus léger “Trucs et Astuces pour survivre en forêt” qui s'avérait être un livre destiné aux enfants et “Les 100 plantes comestibles de Dr Callum”. Elle ajouta un imperméable, un couteau et une couverture. Et de nombreuses protections hygiéniques, ainsi que le nécessaire pour se laver.
Lyna ferma enfin son sac. Il était lourd mais elle ferait avec.
Elle faillit oublier de prendre un des vieux briquets en métal de son père et se maudit intérieurement. Elle aurait été bien maline sans feu. Elle n’avait vraiment pas l’habitude de la vie au grand air. C’est vrai qu’elle n’avait guère eu l’occasion de fuir dans ces jeunes années. Elle ajouta un long couteau que M. Bellugra conservait dans un tiroir de son bureau, enfermé dans un étui rigide. Un bel objet de collection datant de la guerre civile, pointu et effilé, parfait pour se défendre. Son arrière grand père avait lutté avec contre les Militants extrémistes.
Lyna s’arrêta devant sa chambre illuminée par le soleil. Elle cessa de bouger et apprécia quelques instants le vent qui faisait tinter le carillon dans l’arbre, l’odeur de rose et de maïs. Ses pieds qui grinçaient sur ce plancher depuis vingt et un ans. Elle entendait presque les rires de Kami et Arda, de ses frères. Elle ferma la porte doucement, tentant de respecter d’une certaine façon ce drôle de sanctuaire.
Elle se retourna brusquement en entendant un craquement derrière elle et tomba nez à nez avec son frère Thomas. Il la regarda elle, puis son sac à dos prêt à déborder. Il n’avait pas l’air étonné et affichait son habituel air blasé et nerveux. Lyna s'immobilisa comme un animal effrayé. Etait-ce lui, le traître? Elle ne savait pas s'il était capable de la dénoncer. Elle planta ses yeux dans les siens et regretta de l’avoir soupçonné. Thomas était droit.
Son visage finit par exprimer un peu de compassion.
-Bon courage, lâcha-t-il, au grand étonnement de sa sœur. Tu as bien raison de tenter quelque chose. Il ne faut pas les laisser gagner. Je serais avec toi bien plus que tu ne le penses. J’espère que tu t’en sortira, Lyna.
-Qui a fait ça? Qui m’a inscrit contre mon gré?
Il secoua la tête, peiné.
-Je vais le chercher. Il va morfler, Lyna. Je ne laisserai personne te faire du mal.
Il la prit dans ses bras. Elle se laissa faire étonnée mais heureuse par ce soudain revirement de comportement. Depuis des années il était distant avec elle, alors qu’ils étaient très proches enfants, à passer leur temps ensemble à construire des cabanes dans les forêts et des histoires rocambolesques. L’atmosphère était si calme et douce, Lyna avait une folle envie de ne plus jamais bouger des bras de son grand frère.
-Oh attends, s’exclama-t-il en se détachant précipitamment.
Il alla vers la salle de bain, laissant Lyna sur le pas de la porte de son ancienne chambre. Il fallait qu’elle parte, s'il était rentré c'était que l’annonce était totalement finie. Les habitants allaient revenir d’un instant à l’autre, si ce n’était pas déjà le cas .
-Tiens, dit-il quand il fut de retour. C’est une poudre naturelle faite de plantes qui teignent les cheveux. Si tu mets de l’eau bien chaude, puis la pâte dans tes cheveux quelques heures, ils deviendront roux. Comme les tiens sont châtains clairs. Attention, ça tâche la peau.
Elle prit le pot qu’il lui tendait. Il eut un petit sourire qui illumina son visage et ses yeux verts.
-Merci Thomas. Vraiment.
-Courage, répéta-t-il. Je vais tenter de retarder la police et les soldats quand ils viendront nous poser des questions. Tu vas être coursée. Tu vas l’avoir, ton aventure. Essaie de masquer ton odeur. Au revoir, dit-il précipitamment en la poussant vers la sortie.
-Au revoir. Fais un bisous à Oran.
-Je serais plus avec toi Lyna que tu ne le penses, tu verras, répéta Thomas à nouveau.
Lyna fronça les sourcils, sans comprendre l’allusion. Mais elle n’avait plus le temps de se poser des questions et son frère avait toujours été un peu particulier dans sa manière de gérer ses sentiments.
Elle dévala les escaliers puis s’arrêta un instant devant la porte en assimilant soudain les paroles de Thomas.
-Attends, pourquoi l’odeur?
Il ne répondit pas tout de suite.
-Lyna, pour les chiens!
Devant son silence il répliqua en soupirant.
-Tu n’as même pas pensé à ça?
Elle ferma les yeux un instant puis claqua la porte d’entrée. Elle se mit à courir. Dans les chemins de terre sèche, les habitants arrivaient pour reprendre leur travail. Il fallait qu’elle se cache à tout prix, elle craignait qu’ils ne l'attaquent ou l'empêchent de partir. Ils pouvaient la dénoncer.
Elle s’élança à travers les sillons des champs, évitant les zones de rassemblements et les grandes cabanes à outils. Elle se dirigea vers les champs de maïs, pas encore cueillis et s’y enfonça. Ils avaient déjà été travaillés dans la matinée, elle ne rencontrera personne entre les pousses. Elle se coupa les joues sur les feuilles puis baissa la tête, ne voyant que partiellement devant elle. Elle finit par déboucher à la frontière opposée du champ qui jouxtait la forêt Kisha.
En entendant des exclamations, elle s'immobilisa. Des hommes approchaient. Elle se fourra à nouveau dans les feuillages de maïs. Elle attendit qu’ils la dépassent mais ils s’arrêtèrent tout près d’elle. Son cœur explosa dans sa poitrine.
Comment avait-elle pû se trahir en si peu de temps? Cependant, elle se rendit compte qu’il y avait un petit cabanon à outils tout proche. Ces hommes n’étaient pas là pour Lyna. Ils étaient en pleine conversation et ne prêtaient aucune attention au champ sous leurs yeux. Ils parlaient du même sujet que sans doute tout le pays.
Elle, bien sûr.
Une homme prit la parole. Elle n’essaya même pas de les apercevoir, déjà chanceuse de ne pas avoir été vue et se terra dans sa cachette.
-Comment elle a pu faire ça? On a même pas d’eau pour arroser, et puis tu as vu la tête du Shadah? Il était tellement déçu. Je comptais parier sur notre région! Cela faisait des mois que j’économisais.
-C’est bon, fais pas ton malheureux, rien ne t’empêche de parier sur la nouvelle qui vient d’être pioché dans l'urne! Elle n'a pas osé y aller, tu crois vraiment qu’elle aurait gagné?
Un de ses compagnons insulta la jeune femm avec vulgarité. Lyna se recroquevilla et la colère la submergea. À sa place, il n’aurait rien osé non plus. Et il serait en train de crever dans le cube de verre pour le plaisir de son Shadah et de ses petits paris. À son goût.
Un homme à la voix grave soupira.
-Ah, les femmes. Lâches, toutes les mêmes. Elle n’était pas moche en plus, ça m’aurait fait plaisir de la voir se débattre dans la nature.
Ils partirent d’un rire gras et mimèrent des allusions graveleuses.
-Esmeralda n’est pas mal. Mais elle a l’air faible. Dommage que Lyna se soit dégonflé.
L'estomac de Lyna se contracta. Elle avait envie de leur exploser les dents, pour leur faire ravaler ces sourires répugnants qu’elle n’imaginait que trop bien sur leurs figures. Elle n’en fit pourtant rien, ils étaient trop nombreux. Elle n’était pas sufisamment stupide pour se mettre en danger pour quatre misogynes.
Mais c’était bien le problème dans ce pays: les habitants laissaient juste couler, sans agir. Et les vraies enflures restaient libres.
Elle ne savait pas comment Almar en était arrivé là, mais il fallait du changement et rapidement. Elle prit son couteau dans sa main droite.
Elle ne souhaitait pas les attaquer, elle attendit simplement qu’ils passent avec leurs outils avant de sortir de sa cachette. La voie était libre et elle s’élança dans le petit bois adjacent en courant à perdre haleine. Avec sa petite lame, elle sectionna les branches en fouillis devant elle. Les paroles de ces hommes la faisaient encore bouillir de rage, elle entendait encore le rire lourd du premier. Elle ne savait pas où aller, mais ces idiots lui avaient rendu un grand service. Ils avaient ranimé sa détermination à survivre. Le Shadah et le gouverneur ne verraient jamais sa tête encordée. Et ces hommes n’ont plus.
Elle allait sortir de ce maudit pays par elle-même.
Et trouver la personne qui l’avait inscrite contre son gré.