Lyna marchait vite.
Elle comptait se diriger vers la forêt Kisha, à l’étendue dense et imposante. Elle couvrait une bonne partie de la Région 3 Agricole et s'étendait jusqu'aux frontières de la région Textile et celle des Énergies. Et même une partie de la Région de la Pêche. Kisha encerclait presque la région natale de Lyna.
Lyna n’envisageait pas d’autre lieu pour se cacher. Si elle partait dans le Sud, des champs alignés à perte de vue la mènerait jusqu’à la Région militaire ou dans les territoires I et II Dominants, les terres du gouvernement. Elle serait à découvert, et pour couronner le tout, elle irait directement se rendre. Donc, elle avançait vers la forêt Kisha.
Réputée parfois hantée, parfois mystique suivant la mode du siècle, Lyna savait surtout que dès que les recherches seraient lancées, l’armée convergerait également dans cette direction.
Il fallait qu’elle s’y cache puis traverse une des régions adjacentes afin d’espérer pouvoir sortir d’Almar. Au-delà du pays et de ses frontières, elle espérait trouver un refuge.
Mais le plus gros problème dans l’affaire, que Lyna survolait pour l’instant avec optimisme, était bien le passage des frontières inter-régionales.
Il était encore tôt dans la journée et elle fixa comme objectif d’atteindre la moitié de la forêt avant le soir, en marchant plein Ouest. Mais ses belles espérances s’envolèrent rapidement. Kisha était de premier abord praticable. Des petits chemins de bûcherons serpentaient entre les sapins, la marche était aisée et Lyna parvint même courir sur une certaine distance. Quand l’ancien bâtiment de la compagnie d’exploitation forestière apparut, elle s’arrêta pour reprendre son souffle. L'édifice abandonné depuis une cinquantaine d'années tombait en ruine. Le toit fendu, les murs en lambeaux et les fenêtres crasseuses empêchaient qui que ce soit de regarder à l’intérieur. Lyna ne s’attarda pas, l’atmosphère y était lugubre. À l'école, c'était une des histoires effrayantes favorites de ses camarades. Et pas seulement des enfants, d’ailleurs. On racontait qu’un homme avait entendu des voix humaines s’échapper de la grange où était entreposé le bois coupé. Croyant que des rôdeurs ou des ouvriers avaient pris illégalement possession de l’endroit, il était allé leur tirer les bretelles. Mais personne n’était là et les voix sinistres résonnaient toujours. Le pauvre homme ne s’en était pas remis.
Le récit avait alimenté les veillées nocturnes pendant des années et bien que l’histoire ne soit pas si terrible à la base, passée de bouche en bouche, le lieu était devenu funeste et fuit de tous.
Lyna détestait les forêts, elle se sentait épiée surtout dans cette partie où tant de rumeurs avaient circulées. Assassinats, esprits, loups-garous… Visiblement, Kisha était habitée par l’entièreté des créatures malfaisantes du folklore.
Regardant sans cesse en arrière, elle continua son chemin d’un pas rapide, obstrué par les branches de plus en plus basses et feuillues. Elle sursauta et pivota quand des branches craquèrent, un souffle froid passant près de sa nuque. Ses yeux fouillèrent désespérément les alentours. Son cœur palpitait dans son cou. Mais il n’y avait rien derrière elle. Elle avait rêvé.
Peu rassurée, elle reprit sa marche. Ses pensées se tournèrent vers sa famille. Elle avait craint un instant des représailles pour eux mais s’était ravisée. Ça créerait un trop gros scandale. Et puis le Shadah ne pourrait pas utiliser ses textes de foi comme excuse. C’était ce qu’elle espérait en tout cas.
Ses sentiments tanguaient entre la peur et le dépit. Le dépit était d’ailleurs un mot bien trop faible. La déception, la colère, l’incompréhension…Elle éprouvait un imbroglio d’émotions qu’elle ne parvenait pas à démêler. Si c’était un membre de sa famille qui avait déposé son dossier, elle ne saurait pas comment réagir.
Elle préférait ne pas y penser pour l’instant.
L’angoisse l'empêchait d’admirer la nature et ses créatures colorées. Au bout d’une heure, son projet de parvenir à la moitié de la forêt lui apparut bien ridicule. Les buissons épineux lui déchiraient le pantalon et la densité des arbres rendait l’avancée longue et critique. Elle essayait d’avancer droit devant elle, sa seule certitude étant de s'éloigner d’Acacia. Elle se démena encore un moment dans ce brouillard de verts et d’insectes, qui se posaient sur sa figure puis les branchages s'ouvrirent.
Elle émergea dans un sous-bois sombre où la lumière du soleil fusait à peine à travers la cime des sapins. Lyna faillit pleurer de soulagement.
L’ambiance était à présent différente. Une mousse épaisse d’un vert doux tapissait le sol, mou comme un coussin. À chaque pas, elle s'enfonçait doucement. Les grosses racines louvoyaient entre les arbres et ondulaient sous la couche mousseuse. De petits champignons violets s'agglutinaient aux arbres et des fleurs bleues et jaunes recouvraient le sol. Elle ne faisait plus un bruit, le chant doux des oiseaux résonnait dans le silence et le vent agitait doucement les aiguilles des conifères. Lyna posa sa main sur un tronc et ferma les yeux. Une aura paisible et puissante l’entourait. Les lièvres ne s’occupaient pas de sa présence. Elle était reculée du monde et de ses travers. Rien n’arrivait jusqu' ici.
Elle savait qu’elle ne pouvait pourtant pas rester là et se remit à contrecœur en route, les pieds endoloris et les jambes ankylosées.
Pour elle, la forêt Kisha signifiant “mystérieuse” en vieille langue, méritait son nom. Elle était à double tranchant. Sombre et mystique.
Une sirène hurlante retentit, emplissant la Région Agricole, allant des tons les plus graves au plus aigus.
Après des heures, elle arriva à la conclusion qu’il fallait chercher de toute urgence une cachette car son plan précédent était irréalisable.
Elle réfléchit activement tout en marchant. Mais quand elle se prit les pieds dans une racine et s’écrasa la tête la première dans la mousse, Lyna décida de prendre une pause.
Assise sur un arbre affaissé, elle observa les alentours. La forêt avait encore changé. Les chênes verdoyants remplissaient son champ de vision et laissaient enfin passer la lumière. Des fougères abondantes couvraient le sol et elle craignait les serpents. Elle avait au moins repéré de nombreux creux dans les arbres. Le sol était bien plus vallonné. Des rochers massifs barraient parfois le passage. Le paysage était plus propice que les précédents pour passer inaperçue. Se cacher dans un arbre était toutefois impossible car ils étaient trop fins. Les branches auraient cédées.
Quand l’angoisse l’étranglait sournoisement, d’un seul coup, menaçant de la faire sombrer, elle se répétait comme un mantra “ Je vais y arriver”.
Mais cela ne fonctionnait pas beaucoup. L’angoisse était bien plus forte.
Elle continua à s’enfoncer dans Kisha, percluse de douleurs. Elle s’immergeait dans les entrailles de la forêt et il lui semblait qu’il serait impossible d'en ressortir. Elle repéra deux rochers adossés l’un sur l’autre, cachés pour des fougères qui formaient une cabane de fortune bienvenue. La nuit tombant déjà elle s’y glissa et ne bougea plus. Elle avait faim mais préféra ne pas se relever. Elle avait mangé avant et tiendrait cette nuit.
Des sons inconnus l'entouraient, la forêt nocturne était terriblement animée. Une chauve souris se mit à crier, des pas légers furetaient dans les feuilles. Un animal passa tout près d’elle. Elle passa ses bras autour d’elle. Sa gorge se serra et la solitude la submergea. Elle s’endormit sans s’en rendre compte malgré la sirène qui hurlait toujours.
Elle fut réveillée en sursaut par des bruits étranges. Le clair de lune était levé et la lumière filtrait légèrement l'environnement. Des ombres plumeuses s’entendaient sur le sol, il devait être proche de minuit. Son cœur se mit à battre. Elle tendit l'oreille mais n’entendit rien. L'hypothèse d’un animal nocturne lui effleura l’esprit mais son sang se glaça tout d’un coup.
Un hurlement de chien venait de retentir. Quand la clameur d’une meute arriva à ses oreilles, elle fut prise de panique et sauta sur ses pieds.
La traque était lancée. Elle avait complètement oublié de masquer son odeur! Elle mit son sac sur son dos et se jeta hors de sa cachette. Elle courut sans faire de bruit sur le sol mousseux, persuadée que quelque chose allait lui sauter dessus d’un instant à l’autre. Les hurlements se rapprochaient. Elle sentait déjà la morsure des crocs.
Elle voulait que ça s’arrête.
Une étrange odeur chimique emplit l’air. Elle s’arrêta pour essayer de se repérer. Elle ne voyait rien et tout se ressemblait. Elle tourna sur elle-même, ne sachant quelle direction prendre. Elle entrevoyait des faisceaux lumineux de torches dans son dos et sur sa droite. Elle s’enfuit de l’autre côté mais stoppa net sa course, les jambes tétanisées.
Un pitbull était juste devant elle, haletant et canines à l’air.
Il grognait et Lyna se figea d’épouvante. Il était si gros qu’un coup de mâchoire la mettrait à terre, voire dans sa tombe. Ses mains s’agitèrent de spasmes, ses muscles se crispèrent sous l’afflux de terreur.
Il ne bougeait pas. Il avait un bandeau au dessus du museau et la jeune femme se rappela des chiens miliataires trop aggressifs auxquels on couvrait les yeux. Il devait se repérer avec ses autres sens.
Il semblait cependant très incommodé. Il ne grognait pas sur elle et ne semblait même pas avoir conscience de sa présence. Désorienté, il agitait sa queue et frottait son museau en couinant.
Quelque chose l'empêchait de la repérer et perturbait les sens du chien de traque. Lyna repensa à l’odeur chimique, qu’elle ne sentait d’ailleurs plus du tout. Comme rien d’autre maintenant qu’elle en prenait conscience. Son nez était anesthésié. Mais qui avait mis ce produit ? Certainement pas l’armée. Elle hésita pendant quelques secondes puis se remit à courir. Quand elle passa à côté de lui, le chien remua mais ne tenta pas de la suivre.
Les lumières mouvantes et les jappements étaient de plus en plus proches. Elle entendait à présent des cris humains, des sifflets.
Elle trébucha et arrêta un instant sa course. Elle venait d’entendre un craquement derrière elle. Elle voulut se retourner mais une main obstruant sa bouche l’empêcha de fuir. Les yeux exorbités par la panique, elle rua et tenta de hurler. Elle se débattit, donna des coups de pieds mais son agresseur les évitait et maintenait sa poigne. Elle suffoquait, son nez et sa bouche couverts par une grande paume de main. Elle commençait à voir des points noirs quand une voix familière intervint.
-Mais laisse-lui de l’air! Tu as suivi quelle formation au juste?
La main se retira et Lyna inspira bruyamment de l’air en s’écrasant au sol, les jambes molles.
Elle se tourna immédiatement vers la voix.
-Kami?
Son amie était devant elle, habillée de noir, à peinde visible dans la nuit. Kami se précipita vers elle non pour la réconforter mais pour lui prendre brutalement le bras.
-Après! Il faut partir maintenant!
Elle la força à se relever et la poussa en avant. L’homme qui l’avait contraint ouvrait déjà le passage devant dans les buissons.
-Cours!
Elle accéléra, encore. Elle inspirait bruyamment, sa trachée avait du mal à se remettre. Un point de côté lui vrillait les côtes d’une douleur lancinante.
L’homme s’arrêta devant un gros arbre et commença à grimper. Les deux jeunes femmes stoppèrent leur course.
-Je ne comprends pas…
-Tais-toi et grimpe, lui imposa Kami. Lione est presque en haut.
Elle leva les yeux. La haute silhouette était presque invisible dans les feuilles.
Un aboiement retentit tout proche et Lyna se précipita vers l’arbre. Elle attrapa la première branche et se hissa. L’escalade était facile et elle atteignit bientôt une dizaine de mètres.
Elle n’était jamais monté aussi haut. Mais la journée qu’elle venait de passer l’avait rendue insensible au vertige.
Le tronc était large, laissant supposer un arbre centenaire. Au sommet, les branches s’éparpillaient et laissaient place à une sorte de plaque d’égout incrustée dans l’écorce.
-Kami je ne comprends rien! chuchota-t-elle furieusement. Tu peux m’expliquer un instant? Je dois m’enfuir et je ne vois pas ce qu’on fait avec un étranger taillé comme une armoire. Qui vient juste de m'étouffer soit dit en passant! Oh mais je vois…
Elle venait de se rendre compte de son imprudence. Comment avait-elle pu la suivre, sa tête devait être mise à prix! Elle commença discrètement à s’approcher du bord de l’arbre pour descendre.
Kami remarqua en un instant son manège et lui saisit le bras.
-Attends! Je vais tout t’expliquer mais tu n’es pas en sécurité et nous non plus. Il faut que tu me fasse confiance. Jamais je n’aiderai le gouverneur et le Shadah. Tu me connais, non?
Non, elle n'était pas sûre de la connaître tant que ça. Elle n’avait confiance en personne. La haine de Kami envers le Shadah et le Cube de Verre lui revint. Avait-elle de toute façon une autre solution?
-Ce n’est pas toi qui as déposé mon dossier dans l’Urne? demanda-t-elle méfiante.
-Bien sûr que non! s’offusqua Kami. Tu me prends pour qui?
L’homme sortit une clé minuscule autour de son cou et l’introduisit dans une interstice qu’elle ne distinguait pas. La plaque avait l’air lisse de toute part. Elle ne voyait pas bien le visage de l’inconnu dans la pénombre, la lune était à présent couverte par les nuages. Un cliquetis résonna, pas assez fort pour être bruyant et la plaque se souleva automatiquement d’un centimètre. Les lumières et les cris des soldats les entouraient, cherchant dans chaque recoin une fugitive endormie. Les faisceaux des lampes s’agitaient dans les branches.
Kami tira sur la plaque puis la déplaça sur le côté avec précaution. Un système de coulissement pouvait déplacer la bouche métallique mais semblait rouillé. Un trou noir et profond apparut.
L’homme s’assit au bord et mit les pieds sur des barreaux invisibles.
-Vas-y, descends d’un ou deux mètres, lui ordonna Kami.
Lyna n’apprécia pas beaucoup son ton autoritaire mais obéit en tentant de trouver les premiers barreaux de l'échelle. Kami la suivit et elle entendit la plaque se refermer.
Le noir opaque envahit la bouche et un silence cotonneux lui glaça le sang. Aucun bruit extérieur ne filtrait et ses oreilles étaient bouchées par une sorte de pression.
-Attendez.
C’était l’inconnu qui venait de parler. Sa voix résonna et émit un écho. Elle était plus jeune que ce qu’elle avait imaginé.
Une ampoule grésilla quelque part puis une autre. De petites lumières s’allumèrent autour de l'échelle, éclairant doucement la pénombre. Refusant de regarder en bas, Lyna suivit le jeune homme qui la devançait à l’oreille. Elle eut un sursaut quand son pied toucha le sol métallique. Un noir d’ancre habitait l’endroit où elle venait d’atterir. Elle ne distinguait rien autour d’elle.
Elle patienta pour que Kami parvienne enfin en bas. Elle était si lente et elle avait tant de questions. Quand elle l'entendit toucher le sol à son tour, elle les déferla d’un coup.
-Kami, qu'est-ce qu’on fait ici? Comment m’as-tu trouvé? Par hasard? Qui est-ce, lui? Je ne l’ai jamais vu et … il ne m’a pas l’air sympathique, ajouta-t-elle d’une voix aiguë. Et puis en fait, je ne comprends rien à la situation. Pardonnez-moi, si je suis impolie, monsieur ou jeune homme, je ne sais pas, mais j’ai peur, je suis dans le noir avec un inconnu et une femme dont je ne connais visiblement rien non plus!
Il y eut un “clic” puis la lumière lui explosa la rétine. Elle grogna, aveuglée.
Un tunnel long, sombre et vide s’étendait devant ses yeux, il n’y avait personne face à elle. Elle se rendit compte qu’ils étaient dans son dos. Enervée, elle pivota.
Kami était bien là, accompagnée de l’étranger. Ses cheveux bruns tombaient dans son dos en une longue tresse. Elle portait des habits sombres et fluides où une petite médaille en or dépassait. Etrangement, ce bijoux ne lui disait rien. Ses yeux foncés l'intimant au calme, elle déclara:
-Calme-toi, Lyna. Tu es en sécurité. Voici Lione, il travaille avec moi. Non, pas dans le même secteur que toi et moi chez Boulons et Cie ou n’importe quelle industrie Agricole. Il ne t’a pas étouffée tout à l’heure pour t’agresser mais pour que tu ne fasse pas de bruit. Il y est allé un peu fort, effectivement, admit-elle en jetant un regard courroucé à Lione qui se dandina. C’est bien nous qui t’avons empêché d’être capturée par les soldats. Nous avons mis un gaz chimique qui brouille fortement les sens des chiens. Ici, ils ne pourront pas te suivre. Tu as perdu ton odeur originelle maintenant. Je ne peux pas tout t’expliquer, ça prendrait trop de temps. On va aller dans une des chambres du tunnel, où il est possible de dormir. Et demain, je te raconterai tout. Promis.
Elle la prit dans ses bras et Lyna répondit à son étreinte, plus par politesse que par envie. L’embrassade fut froide et guindée.
Kami se détacha, gênée.
-Vous êtes des sortes de rebelles?
Ils éclatèrent de rire.
-Pas vraiment. On fait partie du Club des Mémoires d’Or.
Lyna acquiesça sans comprendre.
Une vingtaine de mètres au-dessus d’eux, les chiens pisteurs revenaient bredouille vers leurs maîtres.
Et ils avaient tous la rage.