— Maman ?
Sylvia avait poussé la porte de la chambre de ses parents pour essayer d’entrapercevoir sa mère alitée. La fillette comprenait mal pourquoi elle se retrouvait seule pour le rituel du soir, sans le bisou habituel pour l’aider à s’endormir. Jeff, penché au chevet de son épouse, se redressa pour se tourner vers leur fille. Il s’approcha d’elle un doigt sur la bouche.
— Chut, dit-il. Ta maman est fatiguée. Elle aussi elle va aller dormir. Tu lui souhaites bonne nuit ?
Il prit l’enfant dans ses bras et adressa un signe de la main à Maria, encourageant Sylvia à en faire autant.
— Bonne nuit, maman.
Face à l’absence de réponse, Jeff se dépêcha de tourner les talons et d’emmener leur fille dans sa chambre. Il prit le temps de lui lire une histoire, de la rassurer et de lui laisser une veilleuse pour la nuit. Puis, il revint auprès de son épouse qui était restée allongée, les yeux grands ouverts et l’air angoissée. Un seul détail avait changé dans son attitude : deux sillons de larmes marquaient la pâleur de ses joues. Son mari posa sa main dans son cou.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
— C’est Harry ! répliqua aussitôt Maria d’une voix blanche.
— Qu’est-ce que tu racontes, ma chérie ?
— C’est Harry, répéta-t-elle avec lassitude. Il ne veut pas que je pense ce que je pense.
Jeff consulta la tablette posée sur la table de nuit où s’affichaient les paramètres médicaux de son épouse.
— Tout va bien, tenta-t-il de la rassurer. J’ai encore eu une réunion aujourd’hui au labo avec Harry. Il me certifie que son protocole de recherche ne s’applique qu’aux cobayes de son équipe et que son intelligence artificielle ne communique pas avec les miens. Avec toi, je veux dire.
— Et les autres ? s’agita Maria en se redressant sur son oreiller.
— Quels autres ?
— Tes autres cobayes ! s’énerva-t-elle. Est-ce qu’ils sont comme moi ? Est-ce qu’Harry modifie leur cerveau ?
— Non, je te dis ! Ils sont en excellente santé ! Je vérifie en permanence leurs paramètres et vous êtes tous en bonne santé !
— Parce que tu me trouves en bonne santé ?
— Est-ce que tu as encore eu mal à la tête ? lui demanda-t-il.
— Non, répondit-elle.
— Est-ce que tu te sens à nouveau fatiguée ?
— Non, non et non ! s’énerva-t-elle. Quand j’ai le moindre bobo, l’alarme de ce foutu implant sonne et le mal disparait ! Mais ce n’est pas ça le problème, ce n’est pas ma santé, c’est mon esprit, c’est ma volonté qui s’évanouit !
— Maria… soupira Jeff. Tu souffres juste d’une phase dépressive.
— Et les autres ? insista-t-elle. Est-ce qu’ils souffrent aussi d’une phase dépressive ?
— Je ne crois pas, non. Quand je les vois au labo, ils vont bien et l’ordinateur m’indique…
— Tes machines te mentent ! s’emporta-t-elle. Harry te ment !
— Tu mélanges tout !
Elle ferma les yeux et repoussa sa main.
— Tu ne vois rien, murmura-t-elle. Mais cet implant est dans mon crâne à présent et il voit tout.
— Il prend ton pouls, ta tension artérielle et analyse la composition de ton sang, tenta d’expliquer Jeff avec pédagogie et une pointe d’agacement.
— Pas seulement, continua-t-elle. Il voit mes pensées, mes doutes, mes émotions…
— Ce n’est pas possible, ma chérie.
— Si ! affirma-t-elle en rouvrant les paupières. C’est l’objectif du programme Smart et des connexions neuronales.
— Mais tu ne fais pas partie des cobayes de Smart.
— C’est un implant global, non ? Le même pour ton équipe et celle d’Harry…
Jeff dévisagea son épouse qui semblait plus calme et déterminée. Son état s’était aggravé au fil des derniers jours : elle avait maigri, ses traits s’étaient tirés, sans que cela ne soit d’ordre physiologique. Elle était en bonne santé et pourtant déprimée. Ce qu’il avait d’abord mis sur le compte du surmenage et de leur étrange situation de jeunes parents, partenaires d’une expérimentation scientifique exigeante jamais tentée auparavant, paraissait prendre une autre ampleur, avoir des causes plus profondes. Maria soutenait son regard avec le plus grand sérieux. Perdait-elle la raison ? Ou un autre facteur de sa détérioration lui échappait-il ?
— C’est le même, oui ou non ?
— Oui, reconnut-il.
Elle n’avait pas tort : techniquement, l’équipe d’Harry avait accès à l’implant de Maria, à ses données et à son cortex cérébral. Mais pourquoi son collègue ferait-il cela ? Dans quel intérêt ? Elle l’attira à lui.
— J’ai compris tout de suite que l’implant collectait plus d’infos que ce que tu espérais, lui confia-t-elle. Ne me demande pas comment je l’ai su. C’était une intuition. Soudain, je n’étais plus seule dans ma tête. Quelque chose ou quelqu’un observait ce que je pensais.
Jeff ferma les yeux.
— Écoute-moi bien, le supplia-t-elle. J’ai suivi tes travaux depuis le début. Je voyais très bien quels étaient les enjeux de tes recherches. Quand j’ai ressenti ces premières impressions, j’ai tenté de me raisonner, de me les expliquer, de leur trouver une cause logique. Mais dès que j’échafaudais une hypothèse, elle m’échappait. Dès que j’essayais de t’en parler, je n’avais plus les mots. Je me sentais amputée d’une partie de mes capacités à penser. Alors, j’ai compris que l’implant luttait pour m’empêcher de formuler les effets que ses manipulations exerçaient sur mon esprit. Non, pas l’implant, ceux qui le programmaient.
— Mais…
— Oh, non ! Pas toi, Jeff, je sais, la rassura-t-elle. Ça ne pouvait pas être toi. Mais alors ça ne pouvait être qu’une seule autre personne, qu’un seul autre responsable, qui s’évertuait à nier, à te certifier qu’il n’y était pour rien, que son programme n’interférait pas avec le tien.
— Harry…
— Oui, confirma-t-elle. Le projet Smart peut implanter des données, des connaissances dans un cerveau. Et, dans ce but, il a accès à l’ensemble des neurones de son sujet.
Elle marqua une pause. Son mari était suspendu à ses lèvres.
— Jeff ? Est-ce que j’ai raison ? Est-ce que le programme Smart accède à l’ensemble des neurones d’un implanté ?
Il avait déposé son front sur la poitrine de son épouse.
— Tu as raison, murmura-t-il.
— Et il modifie les connexions neuronales pour installer son programme et ses contenus ?
— Oui.
— Il peut donc modifier les connexions préexistantes qui lui sont défavorables, qui vont à l’encontre de ses propres objectifs.
— Oui, souffla-t-il. En théorie, oui.
Maria lui prit la tête pour l’obliger à se redresser et à la regarder. Elle semblait devoir faire des efforts surhumains de concentration.
— C’est grave, Jeff, commença-t-elle. Smart est un danger pour l’intégrité humaine, pour le libre arbitre, pour ma liberté personnelle. C’est une menace présente en permanence sous mon crâne. J’ai peur, tu sais. Je suis terrifiée. Je crains de ne plus jamais être moi-même.
— Je peux éviter que ça se produise !
— Promets-moi d’empêcher HuMo de modifier mon cerveau, d’effacer ce que je pense, qui je suis.
— Je te le promets !
Maria se serra fort contre son mari. De toutes ses forces, elle s’agrippait à lui, tout en continuant à lui chuchoter dans le cou.
— Harry sait que je sais. Mes plus graves crises sont survenues à chaque fois que je l’ai soupçonné. Il s’évertue à m’empêcher de remonter jusqu’à lui, de le débusquer derrière les tentatives de son intelligence artificielle. Il efface tous les arguments, toutes les évidences, toutes les preuves que j’essaie d’accumuler contre lui. Je suis épuisée, Jeff. Je deviens folle. Je n’en peux plus. Protège-moi de lui !
— Je ne le laisserai pas faire.
Soudain, tout son corps se relâcha et devint flasque dans les bras de son mari. Une alarme sonore s’enclencha sur la tablette restée au bord du lit. Son pouls et sa tension chutaient. Jeff l’allongea et déboutonna le col de sa chemise de nuit. Il pianota frénétiquement le clavier de la machine où s’affichait le tableau de contrôle de son implant médical. L’appareil semblait avoir agi aussitôt pour prendre les mesures adéquates et rétablir l’équilibre. Jeff y ajouta quand même quelques légères gifles sur la joue de sa compagne pour l’aider à revenir à elle. Maria rouvrit des yeux hagards.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’étonna-t-elle d’une voix pâteuse.
— J’ai cru que je te perdais ! s’emporta-t-il. J’ai cru que c’était Harry !
— De quoi est-ce que tu parles ?
— J’ai cru que tu avais raison : qu’Harry avait pris le contrôle de ton implant pour t’empêcher de…
— Je ne comprends rien à ce que tu dis, le coupa-t-elle. J’ai sommeil.
— Mais…
— Est-ce que Sylvia est déjà au lit ?
Jeff se recula. Il était aussi blême qu’elle.
— Oui, ma chérie, la rassura-t-il. Tu peux dormir toi aussi. Je suis là. Je veille sur vous deux.
— Je suis si fatiguée.
— Dors, dit-il. Je t’ai fait une promesse, je la tiendrai.
Maria regardait dans le vague et ne semblait toujours pas comprendre de quoi il parlait. Petit à petit, ses paupières se refermèrent, sa respiration s’apaisa et elle s’endormit. Jeff replongea sur l’écran de la tablette, dans les paramètres de son épouse et dans le code du programme qui pilotait son implant.
— Je trouverai ce qui t’arrive, murmura-t-il. Personne ne pourra changer qui tu es, je te le promets. Si j’ai commis une erreur, je la réparerai.
Encore une fois, je dois faire du remplissage pour atteindre le nombre de caractères requis...
Blablabla
Ce qui m'a un peu gênée :
- leur étrange situation de jeunes parents ==> Sylvia a plus de 2 ans si je ne m'abuse, je ne les aurais pas décrits comme "jeunes parents"
Mes phrase préférées :
- La fillette comprenait mal pourquoi elle se retrouvait seule pour le rituel du soir, sans le bisou habituel pour l’aider à s’endormir ==> oh elle est mignonne, pauvre Sylvia
- Un seul détail avait changé dans son attitude : deux sillons de larmes marquaient la pâleur de ses joues. ==> oh pauvre Maria, elles souffrent toutes les deux
Remarques générales :
J'aime bien que Jeff se rapporte tout le temps aux paramètres, comme pour se rassurer, alors que ce n'est clairement pas ça le problème ^^
Est-ce que Maria ne peut pas retirer son implant ?? Soit le faire faire par Humo soit demander à son mari de le faire lui-même... ça me parait étrange de continuer l'expérience dans ses conditions !