Utopie

Notes de l’auteur : Grâce aux retours de Gab (mille mercis !), j'ai pris conscience que j'oubliais un point essentiel dans ma structure : les révélations que Jeff veut faire à sa fille, notamment à travers le livre qu'il lui a offert à son anniversaire ! Alors, j'ai modifié l'ordre de mes chapitres pour placer celui-là ici ! (Et Sylvia ne s'endort plus à la fin du chapitre précédent : elle se couche au sol et somnole.)

Sylvia somnolait, incapable de dormir ou d’apaiser les questions qui tournoyaient dans sa tête. Elle avait espéré qu’en se couchant sur la terre où son père se ressourçait les réponses viendraient à elle. L’ado était surtout mal installée et commençait à avoir un peu froid à rester si près du sol dans la pénombre de fin de journée. Cependant, sa chambre ne lui semblait pas un refuge plus agréable. Impossible d’envisager d’aller se mettre au lit comme si de rien n’était, dans l’illusion qu’au matin ses problèmes se seraient envolés, son père serait rentré et l’étrangeté de la situation aurait été balayée. Sylvia bouillonnait intérieurement, tandis qu’elle se sentait paralysée, contrainte de subir les événements, de se tortiller pour trouver une position plus confortable, sans aucune énergie pour se lever et sans savoir que faire ni où aller.
La jeune fille se disait que si elle avait été implantée, elle aurait pu passer le temps, jouer en ligne et oublier un instant ses soucis. Elle revoyait les vidéos de présentation d’HuMo et regrettait de ne pas avoir pu découvrir l’impression que cela faisait d’avoir soudain accès à ces images dans sa propre tête, sans plus avoir besoin d’écrans. Aliette avait parlé d’une lumière intérieure. Sylvia n’en demandait pas tant, pour cesser de réfléchir, elle aurait été prête à relire les conditions d’utilisation dans leur entièreté. Elle se moqua d’elle-même : pas sûre que cela puisse la distraire, elle aurait trouvé matière à s’inquiéter un peu plus et à se questionner à chaque clause litigieuse. HuMo avait un accès à tous les cerveaux des personnes implantées, à leurs pensées. Pire, ils pouvaient modifier cela à leur guise. Est-ce que ce n’était pas ce contre quoi son père la mettait en garde depuis le début ? Est-ce que c’est cela qu’il avait voulu dire ?

Sois attentive. Retiens ce qui a été dit. Relie ce que tu sais.

Soudain, Sylvia se revit en train d’attendre dans l’HuMo Store avec son amie et elle s’entendit déclarer que pour que le temps passe plus vite elle aurait même accepté de lire le livre que son père lui avait donné. Utopia ! Que lui avait-il dit avant d’être embarqué et de lui conseiller de retrouver Amélie ? Est-ce qu’il n’avait pas évoqué ce bouquin offert pour son anniversaire ? Celui qu’il avait complété d’un message en réalité virtuelle !
D’un bond, Sylvia se mit debout. Qu’avait-elle fait de son cadeau ? Dans sa chambre ! Elle se revoyait le jeter négligemment au pied de son lit, parmi ses vieilles notes de cours et ses vêtements sales. Abandonné et voué à l’oubli ! La jeune fille se précipita en courant à l’étage, fouilla ses affaires avec efficacité et mit la main sur l’ouvrage. Qu’est-ce que son père avait voulu lui dire ? Quel était ce message qu’il avait laissé à son intention ? Peut-être n’était-ce rien d’autre que des simples vœux d’anniversaire, quelques phrases maladroites dont il était coutumier ? Elle observa attentivement la couverture, c’était un vieux livre dans une édition un peu chic, un de ces exemplaires que son père, si peu matérialiste, conservait précieusement parmi les plus belles pièces de sa bibliothèque. Qu’avait-il de si important ?
Sylvia hésita à s’installer sur son lit pour l’ouvrir négligemment. Elle décida que si son père avait quelque chose d’essentiel à lui transmettre, c’était dans la serre-laboratoire que cela devait se passer. Elle redescendit pour s’asseoir sur le sol où elle avait vainement tenté de trouver le sommeil quelques instants auparavant. Lorsqu’elle tourna enfin la couverture, la cellule photosensible s’activa, dévoilant l’hologramme de son père. Ce petit personnage tout droit sorti d’un dessin animé la fit sourire. On aurait dit un lutin des bois, en tenue de camouflage dans un vieux conte de fées. Ou un scientifique fou dans un mauvais film de science-fiction. Pas un père qui s’apprêtait à faire des révélations. Pas plus qu’un adulte sérieux à qui on aurait eu envie d’emblée de faire confiance.
« Bonjour, ma fille, l’entendit-elle répéter comme lorsqu’Amélie l’avait ouvert pour elle. Je te souhaite un joyeux anniversaire. »
Sylvia posa aussitôt son doigt sur la page, sous la cellule de réalité augmentée, ce qui eut pour effet de mettre la projection en pause. Si la suite ne contenait rien d’autre que ce genre de banalité, elle ne le supporterait pas. Son père était gentil, mais elle souffrait de moins en moins ce ton sérieux qu’il adoptait pour lui parler de la moindre chose, même la plus anodine. Elle se sentait infantilisée et ne l’acceptait plus. Pourtant, ses émotions commençaient à la submerger. Elle qui n’avait plus aucun souvenir de sa mère lui souhaitant un joyeux anniversaire, juste l’enregistrement de la chanson qu’elle lui chantait, se trouvait soudain anxieuse. Et si ce message était le dernier de son père, l’ultime trace qu’il lui resterait de ses parents ? Il était en si mauvaise santé et si fragile loin de son laboratoire. Son ton solennel la fit trembler.

Fais confiance. Suis ton intuition. Écoute les voix qui t’entourent.

Son envie de savoir, d’entendre la suite, l’emporta et elle relâcha la pression de son doigt. L’hologramme se réanima.
« Si tu entends ceci, c’est que tu es enfin curieuse et que tu te décides à écouter un peu ton vieux père. »
Sylvia soupira.
« Moi aussi, continua la voix enregistrée, comme le héros de Thomas Moore, j’ai visité une utopie, une contrée idéale qui n’existe pas. Comme lui, j’ai souhaité que ce soit un monde meilleur. »
Sa fille fronça les sourcils. De quoi parlait-il ?
« Ce qu’il ne savait pas à l’époque, c’est que son utopie nous semblerait bien conservatrice et rétrograde quelques siècles plus tard, avec les progrès de la civilisation. Dans l’utopie de Thomas Moore, il y avait encore des esclaves et les femmes n’avaient rien à dire. Avec cette révélation, je crains de ne pas te donner l’envie de lire ce livre. Tant pis. »
Non, effectivement, Sylvia ne voulait ni lire ce livre ni subir les longues explications tarabiscotées. Pas besoin de comparaison bizarre pour comprendre que son père était un vieil homme qui avait espéré un monde meilleur, mais qui s’était trompé de manière pour y arriver.
« Moi aussi, je me suis fourvoyé, je n’ai pas vu assez loin dans le futur. Mon utopie menace de transformer tous les humains en esclaves et elle est responsable de la mort de la femme que nous aimions le plus au monde. Ce sont les tests des premiers implants que nous avons effectués avec Harry chez HuMo qui ont tué ta maman. »
Sylvia posa sa main à plat sur le livre, suspendant le message et occultant l’hologramme un instant. Est-ce qu’elle avait bien entendu ? Elle glissa lentement la paume vers la gauche pour revenir en arrière et réécouter la dernière phrase. Elle tremblait quand elle relança la lecture.
« …responsable de la mort de la femme que nous aimions le plus au monde, répéta la voix de son père. Ce sont les tests des premiers implants que nous avons effectués avec Harry chez HuMo qui ont tué ta maman. »

Respire. Ressens le souffle de l’air en toi. Comme l’eau qui coule, la vie ne s’arrête jamais.

Les larmes roulaient toutes seules sur les joues de Sylvia qui porta ses mains à son visage, abandonnant le livre ouvert sur ses genoux et laissant son père continuer à parler, sans pouvoir remarquer l’émotion qui emportait sa fille, sans être présent pour la réconforter tandis qu’il lui faisait cette révélation qui la bouleversait.
« Je n’ai pas les mots pour te raconter toute ma vie, mes recherches, mes rêves et comment ils se sont transformés en cauchemars, car la société que j’avais contribué à créer, ce lieu idéal qui n’existait pas, s’est avéré être un piège qui s’est refermé sur moi. J’ai dû signer un contrat, des clauses qui m’interdisent d’évoquer le moindre détail ou de divulguer les secrets de fabrication des implants, et ce me serait fatal si je rompais l’accord qui me lie encore à HuMo et qui m’a toujours interdit de m’exprimer sur le sujet et qui m’empêche de te parler aujourd’hui. »
— Non ! cria-t-elle. Personne ne pouvait t’empêcher de me parler !
Elle ravala ses larmes.
« J’ai passé le reste de ma vie à essayer de réparer mes erreurs, à rendre justice à la mémoire de ta mère. C’est elle qui a choisi ton prénom, Sylvia. Elle qui t’a soignée par les plantes dès ta naissance, pour renforcer ton immunité et traiter tes allergies. Son intuition était juste, forte. Elle avait raison : tu es la voie végétale. Celle que j’ai explorée sur moi-même d’abord, avec un succès très relatif. Excuse-moi pour ces essais et erreurs qui ont transformé ton père en un drôle de phénomène. Je sais que cela peut faire peur, mais c’était nécessaire pour débroussailler le chemin, pour aller plus loin. Ce que j’ai fait pour toi. »
— Qu’est-ce que tu as fait, papa ? renifla-t-elle en mettant l’hologramme sur pause. Explique-moi. Ne me laisse pas seule.

Tu n’es jamais seule, Sylvia. Il y a une multitude d’êtres vivants en toi. Et tu vis parmi nous.

Autour d’elle, la nuit était tombée et aucune lumière n’était allumée dans la maison. Les silhouettes des plantes et des outils du laboratoire se dessinaient en contre-jour, l’entourant d’un rempart d’obscurité. La lueur vacillante de l’hologramme était comme un îlot au cœur de l’océan, un dernier refuge au milieu de la tempête. Sylvia s’était recroquevillée sur elle-même et sur l’espoir que son père lui dise comment se sortir de là, se sauver du naufrage.
« Toutes les réponses sont en toi et dans ce lien singulier que tu entretiens avec les plantes que tu soignes si bien depuis toutes ces années et qui te le rendent bien. Interroge-les comme tu sais si bien le faire. Toi seule peux les entendre et, qui sait, entendre l’histoire de ton vieux père à travers elle. Elles sont ma mémoire, mes messagères et la solution pour empêcher que le cauchemar ne l’emporte sur le rêve, que les humains ne s’implantent eux-mêmes leurs propres chaines et pour que la jeune femme que tu deviens s’empare de tout ce pouvoir qui est le tien. »
Sylvia avait l’impression qu’elle ne comprenait rien, qu’elle n’écoutait plus avec son cerveau, mais que son ventre savait que son père parlait de ses intuitions, des voix qui vivaient en elle.
« J’ai confiance en toi, ma fille. Je sais que tu fulmines sur mes silences et mes mystères, mais la graine est plantée et ce qui a germé ne pourra plus être arrêté tant que tu en prendras soin. Je ne te livrerai qu’un secret, qu’un seul nom, c’est la clé de la solution, de ce que tu es. Quand tu seras prête, quand la symbiose sera complète, tu comprendras et tu sauras de quoi il s’agissait. Ce que j’ai trouvé, ce que j’ai inventé pour toi, s’appelle Hedera humanis. »

Hedera humanis. Entends ce nom. Laisse-le résonner en toi.

— Hedera humanis ? s’exclama-t-elle en se redressant et en interrogeant les ténèbres qui l’entouraient. Comme un lierre humain ? Comme la liane que j’ai vue à l’intérieur du chat ?
« Ne me pose pas de questions, ne me demande pas plus d’explications et ne va surtout pas te faire implanter. HuMo et Harry découvriraient tout, ils sauraient que je n’ai pas tenu mes engagements, que j’ai trouvé l’antidote à la menace qu’ils représentent. Ils sont capables de tout et ils pourraient détruire ce que j’ai créé, te faire du mal. J’en mourrais. Je meurs déjà de honte de ne pas te parler mieux. Je suis mort depuis longtemps sous la culpabilité des malheurs que j’ai causés. »
— Mais qui est Harry ? De quelle menace parles-tu ?
« Je ne serai bientôt plus de ce monde, tu t’en doutes, j’ai trop maltraité les limites de mon corps. Je ne suis pas l’utopie que j’avais imaginée. J’espère juste t’avoir légué un peu de ce dont j’avais rêvé. Sois curieuse, sois attentive à tout ce qui est vivant et sois toujours la plus libre possible. C’est ce qu’aurait voulu pour toi ta pauvre maman. Je suis si désolé. Je t’aime, ma fille. »
L’hologramme s’éteignit dans un dernier grésillement, laissant Sylvia dans le noir. Le chat vint se frotter contre ses jambes. Elle s’allongea pour le caresser et le prendre contre son ventre. Puis la jeune fille s’endormit, bercée par des voix qui résonnaient en elle, comme les mots doux d’une mère et la présence bienveillante d’un père dans la nuit.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Gab B
Posté le 29/03/2023
Hello Michael !

Ravie d'avoir la suite de l'histoire (enfin, des chapitres intercalaires) ! Ci-dessous mes commentaires :)

Ce qui m'a un peu gênée :
- Ce sont les tests des premiers implants que nous avons effectués avec Harry chez HuMo qui ont tué ta maman ==> il lui révèle ça comme ça, entre la poire et le fromage ??? Après lui avoir caché la vérité pendant des années ?? C'est un peu étonnant ! (et ça traduit d'un manque de sensibilité impressionnant haha) Surtout que les explications sur les circonstances ne vont pas beaucoup plus loin...
- et ce me serait fatal si je rompais l’accord ==> fatal ? comment ça ?
- et ce me serait fatal si je rompais l’accord qui me lie encore à HuMo et qui m’a toujours interdit de m’exprimer sur le sujet et qui m’empêche de te parler aujourd’hui. ==> la formulation est un peu lourde
- Toi seule peux les entendre ==> est-ce qu'Amélie ne les entend pas aussi ?

Mes phrases préférées :
- L’ado était surtout mal installée et commençait à avoir un peu froid ==> haha j'adore le passage de "je vais me mettre ici, ça va résoudre mes problèmes" à un pragmatique "en fait c'est nul je suis pas bien installée"
- Ne me pose pas de questions ==> c'est rigolo, comme si il avait deviné qu'à ce moment-là elle poserait des questions à voix haute


Remarques générales :
J'aime bien la façon dont Sylvia se souvient enfin du livre de son père.
Le passage où Sylvia met en pause l'hologramme de son père est un peu étrange. Je n'ai pas réussi à comprendre si elle est agacée par son père (alors que dans la circonstance, pour moi la simple vu de Jeff aurait quasiment dû la faire pleurer) ou si justement il lui manque.
Je suis un peu perplexe sur le message de Jeff. Je trouve que c'est un bon message pour quelqu'un qui est en prison et qui veut donner des explications à sa fille mais ne peut pas physiquement le faire. En revanche, ce ne sont pas dans ces circonstances qu'il lui a offert le livre ! Je comprends que ce soient des choses difficiles à évoquer de vive voix et que c'est plus facile par message interposé. Cependant, elle aurait très bien pu l'écouter plus tôt, voire même devant lui au moment où il lui a offert, et ça n'aurait pas eu le même effet sur elle ! On dirait un peu un message d'adieu. Je ne sais pas si je suis très claire ?
Et je trouve que Sylvia manque un peu de réactions face à toutes ces révélations :)
Vous lisez