Tu es une symbiose, Sylvia. Hedera humanis grandit avec toi. Vous êtes un ensemble. Tu es plus grande que tu ne le crois. L’eau, l’air et la lumière te donnent leur force. Tu es une liane. Ta taille, ta résistance, ta souplesse sont sans égales. Tu t’accroches, Sylvia. Aucun endroit n’est hors de ta portée. Tu as accès à plus que toi. Parcours le monde, Sylvia. Pas après pas, tout t’est accessible. Palpe, ressens, connecte-toi.
Sylvia se réveilla en sursaut. La serre était plongée dans la pénombre. Elle s’était endormie sur la terre, là où son père passait ses nuits. Son sommeil avait été agité, des voix l’avaient habité. Puis elle avait émergé de ce qui ressemblait à un cauchemar où elle se trainait sans cesse sur le sol, grimpait le long de troncs et tentait d’escalader des murs toujours plus hauts. Du bruit à la porte du labo l’avait tirée de ce mauvais rêve, avec la sensation qu’elle avait perdu le contrôle de son corps et qu’elle éprouverait les pires difficultés du monde à se relever. Elle eut soudain la conscience de la présence d’une multitude d’insectes rampants, des racines des plantes environnantes et d’un humain qui entrait dans la pièce.
— Qui est là ?
Sylvia se secoua et se redressa pour tenter de distinguer la silhouette qui se dessinait dans la pâle lueur du matin. Puis, l’intrus alluma une lampe de poche et dirigea son faisceau lumineux en direction de la jeune fille, ce qui l’aveugla aussitôt.
— Sylvia ?
Avec soulagement, elle reconnut la voix de François, l’assistant de son père.
— Qu’est-ce que vous faites là ? lui demanda-t-il en parcourant le sol de la serre de la lumière de sa torche.
— Mais…
L’homme s’était éloigné et fouillait maintenant le matériel scientifique qui n’avait pas été emporté par la police. Sylvia s’approcha prudemment.
— Ils vous ont libéré ? voulut-elle savoir.
François grogna et continua à tourner le dos à la jeune fille. Il rassemblait des outils et des pièces du robot médical. Sylvia qui s’était habituée à la faible clarté l’observait à présent plus attentivement. Il était toujours habillé de sa tenue de laborantin, comme la veille quand il avait été embarqué. Il avait le visage fermé et s’agitait avec nervosité. Tout à coup, elle eut la certitude qu’il ne resterait pas et qu’il n’avait pas l’intention de s’occuper d’elle.
— Et mon père ? voulut-elle savoir. Où est-il ?
— Encore en cellule, lâcha-t-il entre ses dents.
— Pourquoi ?
— Il est accusé de transgression bioéthique, répondit-il en empoignant une caisse où il entassa ce dont il avait besoin.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
L’homme stressé l’ignora et se déplaça pour terminer ses préparatifs. Il était clair qu’il ne comptait pas s’attarder. Face à son mutisme, Sylvia réfléchit à toute vitesse. François emportait du matériel avec lequel Jeff et lui travaillaient. Il avait été libéré, cependant il avait encore peur. Ce dont on accusait son employeur était important et il devait s’enfuir ou dissimuler des pièces à conviction. Quoi que signifie l’expression « transgression bioéthique », son père était dans une mauvaise situation.
— Il faut le faire sortir de là, s’exclama-t-elle. Il a besoin de nourrir ses implants racinaires.
— C’est trop tard, souffla François. Il est passé aux aveux. Enfin, en partie, je crois. En tout cas, il a tout pris sur lui. Ils ne sont pas prêts de le relâcher.
— Qu’est-ce qu’il a avoué ?
— Il a déclaré que j’étais un simple technicien, pesta-t-il, que j’étais venu pour l’entretien des machines, qu’il était responsable de tout, que c’était lui seul qui avait conçu ses implants, lui seul.
L’homme soupira.
— Un simple technicien ! râla-t-il.
Sylvia resta abasourdie. Elle comprenait que les expériences de son père pouvaient paraître étranges. Peut-être certains aspects n’étaient-ils pas tout à fait légaux ou alors un peu en avance sur ce que permettait la loi. Pourtant, elle savait que les autorités avaient beaucoup assoupli les critères en matière de recherche scientifique, notamment avec les avancées sur les implants humains. Il s’agissait d’une question de bioéthique si elle se souvenait bien. Dès lors en quoi son père avait-il transgressé ces critères ? De quoi pouvait-on l’accuser qui justifie de le maintenir en garde à vue ? Et surtout, qui l’incriminait ? Qui l’avait dénoncé ? Qui avait ordonné son arrestation ?
— Qu’est-ce que vous faites ? reprit-elle en secouant le bras de François.
Celui-ci restait muet et terminait ses préparatifs.
— Vous ne devriez pas rester ici, conclut-il en soulevant sa caisse remplie.
— Où est-ce que je devrais aller ? s’insurgea Sylvia.
L’homme haussa les épaules. La jeune fille eut soudain une intuition : Amélie n’aurait jamais réagi de cette manière et aurait tout fait pour tenter de l’aider, quand François restait un assistant distant et renfermé. C’est elle qu’elle devait trouver et pour ça il pouvait peut-être l’assister.
— Dites-moi où habite Amélie ! enchaina-t-elle. Quelle est son adresse ?
— Je ne sais pas.
— Mais vous étiez collègues !
— Collègue, pas ami, marmonna-t-il. Vous avez essayé de lui téléphoner ?
— Elle répond pas !
— Vous…
François souffla, s’interrompit et s’éloigna sans terminer sa phrase. Sylvia restait sans voix. Cet adulte qu’elle côtoyait au quotidien depuis son enfance lui adressait si peu la parole qu’elle ne réalisait que maintenant qu’il la vouvoyait. Il la vouvoyait, comme il vouvoyait son père, comme un homme froid et trop poli, comme un étranger. Il la vouvoyait et elle comprit qu’elle ne pourrait pas compter sur lui. François, chargé d’un colis mystérieux de matériel médical, passa la porte de la serre et disparut.
Sylvia hésita à se lancer à sa poursuite. Et si elle le bousculait pour l’obliger à répondre mieux à ses questions, pour qu’il cesse de fuir et la soutienne un peu ? Elle se sentait si différente de lui. Trouver une manière de lui parler, de le convaincre lui paraissait aussi difficile que d’apprendre le mandarin. Elle avait besoin de soutien, mais pas de cette manière. Est-ce que quelqu’un pourrait enfin la comprendre ?
Le chat bondit dans son dos et la surprit d’un miaulement énergique. Sylvia s’accroupit pour le caresser. À son tour, il se frotta contre elle en ronronnant.
— Oui, dit-elle. Tu as raison : j’ai besoin d’amis !
L’ado se sentait comme son animal : différente, assez forte et indépendante pour se débrouiller seule, pourtant avec l’instinct aussi sûr pour donner sa confiance à quelques personnes choisies, pour avoir la certitude qu’il existait autour d’elle des êtres dignes de son amitié. Tandis qu’elle plongeait les doigts dans le pelage verdâtre de l’étrange félin et qu’elle massait son corps bien trop long pour un simple matou, une idée germa dans son esprit : elle allait se préparer pour aller à l’école comme tous les matins et retrouver Aliette, puis Emma et Keyla aussi. Ses camarades seraient ses meilleures alliées. Elle pourrait leur expliquer ce qui lui arrivait. Elles comprendraient et sauraient quoi faire. Sylvia ne serait plus seule.
Le chat se releva et s’éloigna en battant de la queue. Sylvia l’observa se faufiler entre les plantes, grimper à un tronc et se réfugier en haut de la serre où perçaient les premiers rayons de soleil de la journée. L’animal ne réclamait pas de croquettes, pourtant il ne manquait pas d’énergie et semblait se débrouiller seul. La jeune fille l’enviait.
— C’est peut-être toi qu’on aurait dû arrêter pour transgression bioéthique…
Elle non plus n’avait pas faim et sentait tout son corps parfaitement éveillé, plein de vitalité. Elle sortit de la serre vers la maison pour changer de vêtements et se mettre en route au plus tôt vers l’école. Aller en cours alors que son père était au poste de police était sans doute une situation absurde. La savoir en classe le ferait peut-être bien rire. Sylvia avait le sentiment d’être décalée, d’oublier la moitié de ses affaires ou des détails importants à régler. Lesquels ? Elle n’avait aucune envie d’y réfléchir seule et se précipita pour retrouver ses amies.
Tu as raison, Sylvia. Tu n’es pas seule. Ressens, écoute ton instinct, connecte-toi au vivant. Tu as plus d’amies que tu ne le crois. Tu as tort de t’éloigner de nous. Tu ne cherches pas tes alliées au bon endroit.
Ce qui m'a un peu gênée :
- C’est elle qu’elle devait trouver ==> un souci de concordance des temps ? j'aurais mis "c'était elle"
- Collègue, pas ami ==> j'aurais mis au pluriel
- Trouver une manière de lui parler, de le convaincre lui paraissait ==> j'aurais mis une virgule après "convaincre"
- pourtant avec l’instinct aussi sûr pour donner sa confiance à quelques personnes choisies ==> je ne comprends pas trop la phrase
Mes phrases préférées :
- C’est peut-être toi qu’on aurait dû arrêter pour transgression bioéthique ==> la façon si détachée dont elle sort cette réplique m'a fait rigoler
Remarques générales :
Je suis étonnée que François vouvoie Sylvia. C'est peut-être le cas depuis le début et je n'avais peut-être pas fait attention, mais je trouve ça étrange : il la connait depuis plus de 10 ans, allait la chercher à l'école quand elle était petite...
Haha je précise que j'ai écrit la phrase précédente juste après avoir lu "vous avez essayé de lui téléphoner", et là je viens de continuer ma lecture et Sylvia se fait la même réflexion que moi !! Donc bien joué, j'adore :D