Éclair au café

Dix minutes plus tard, Zoé arrive à l’hôpital où une infirmière vient la chercher pour la conduire à la chambre où repose Soledad. Bien qu’il soit tard dans la nuit, compte tenu des circonstances, Zoé est autorisée à pénétrer dans le service de médecine. L’infirmière explique brièvement en marchant vite que Soledad a été amenée en situation d’hypothermie grave, pratiquement dans le coma. Le diagnostic a établi qu’elle n’était plus en mesure d’assurer ses fonctions vitales, sa température centrale étant descendue au dessous de 30 °C.

 

  • Elle est restée trop longtemps exposée au froid de l’hiver, précise l’infirmière. Sa respiration est ralentie, son état général très faible à cause de la dénutrition et de la déshydratation. Nous lui avons prodigué les premiers soins, elle est sous perfusion et nous tentons de remonter ses constantes. Votre ami est très stressé, nous avons écouté sa supplication, il voulait absolument que vous veniez, nous avons pensé que cela calmerait ses angoisses et ferait du bien à la patiente, aussi nous l’avons autorisé à vous contacter. Vous allez voir, il y avait urgence à ce que vous veniez. Nous sommes arrivées. L’infirmière pousse la porte de la chambre. 

 

Louis est assis à côté de Soledad, complètement prostré. Elle est étendue sur le lit, bordée par le drap et la housse, ses bras décharnés et ses mains maigres allongés de chaque côté le long de son corps. Ses longs cheveux gris sont défaits mais peignés; et encadrent son visage cireux presque blanc. Quand Zoé entre dans la chambre, Soledad tourne faiblement la tête vers elle et réussit à esquisser un mince sourire.

 

Avec un simple regard, Zoé comprend que Louis n’est plus capable d’apporter son soutien à Soledad. C’est pourquoi elle s’approche et prend la main de la pauvre femme, acceptant spontanément la responsabilité d’accompagner son agonie.

 

  • Bonjour Soledad, je suis Zoé, vous me reconnaissez ? Comme je suis confuse, nous nous sommes si peu vues, j’aimerais tant vous connaître davantage.
  • Zoé, la voix de Soledad n’est qu’un murmure, je ne vous ai vue qu’une fois, mais une fois m’a suffi pour savoir que je peux avoir confiance en vous. Donnez-moi un petit peu d’eau à boire, j’ai si soif …

 

Zoé remplit un gobelet, mais Soledad a de la peine à entrouvrir les lèvres et Zoé renonce. Elle lui donne à la place de l’eau gélifiée qu’elle trouve sur la table de nuit, avec une petite cuiller.

 

  • Merci Zoé, reprend Soledad, presque inaudible, je voudrais vous confier une mission. Prenez mon manteau, il doit être dans la salle de bain ou le placard.

 

Zoé ramène la houppelande grise qui n’a pas réussi à protéger Soledad du froid.

 

  • Regardez dans la doublure du manteau, il y a un trou pour passer la main, vous trouverez quelque chose enveloppé dans une poche en plastique. Prenez-le.

 

La jeune-fille tâte le molleton, découvre la déchirure et ramène le paquet à la lumière.

 

  • C’est mon book de danseuse Je veux vous le confier, Zoé, mais il n’est pas pour vous.

 

Zoé sort le book de l’enveloppe. Soledad lui fait signe avec ses yeux de le feuilleter et se met soudain à parler avec une urgence dans la voix, comme si son dernier souffle était proche. Zoé prend à nouveau la main de Soledad dans la sienne.

 

  • Ce book est pour ma fille. Elle est née sous X. Je voudrais que vous la retrouviez pour qu’elle sache que j’ai regretté toute ma vie de l’avoir abandonnée, dès la minute où je l’ai laissée partir.

 

Soledad se tait quelques instants et tente de retrouver son souffle, Zoé continue à lui tenir la main sans regarder le book.

 

  • Je l’ai sacrifiée pour la danse, reprend Soledad, avec un enfant je n’aurais jamais pu faire carrière. Je lui donne mes photos de danseuse, pour que mon existence ne disparaisse pas tout à fait, qu’elle sache qui j’ai été et que je dansais avec la passion chevillée au corps. Je l’ai tant aimée, elle, et tant imaginée ....

 

Soledad reprend son souffle et poursuit de plus en plus lentement.

 

  • C’était très égoïste, mais je n’aurais pas pu faire autrement, j’étais comme possédée, la danse était ma raison de vivre. Je pensais chaque jour atteindre un sommet que je n’ai jamais atteint, je suis tombée de haut …. une blessure et tout est terminé ...

 

A nouveau, Soledad s’arrête de parler et semble chercher de la force au fond d’elle, elle paraît au bord de l’épuisement. Zoé serre sa main doucement pour lui donner un peu de son énergie et de sa chaleur.

 

  • Je n’ai jamais pu aller au bout de mon rêve, le regret peut-être.... J’ai renoncé à tout pour la danse, mais je n’ai pas eu le succès escompté, finalement je ne suis pas devenue l’artiste que je croyais, j’ai tout perdu, et voici où j’en suis aujourd’hui, je n’ai plus rien, plus rien à lui laisser que ce souvenir. J’espère qu’elle me pardonnera, malgré le mal que je lui ai fait  ....
  • Soledad, je vous promets que je donnerai votre book à votre fille, vous pouvez compter sur moi, dit Zoé tout doucement.

 

Ce n’est pas le moment de faire de longs discours, il faut aller à l’essentiel, pense Zoé, bouleversée de vivre une scène aussi dramatique sans y avoir été préparée.

 

  • Dans le book, poursuit Soledad affaiblie d’avoir tant parlé, il y a une enveloppe avec toutes les indications pour retrouver ma fille. Je l’avais appelée Odette, elle s’appelait Odette Mouret. Odette me paraissait un prénom joyeux, pour une enfant pleine de vie. Elle a quarante ans aujourd’hui, je ne sais même pas à quoi elle ressemble. Je suis fatiguée Zoé.
  • Reposez-vous Soledad, vous avez fait un trop grand effort pour me parler.
  • Je suis soulagée maintenant que je vous ai tout dit. J’ai confiance, je sais que vous ferez tout ce que vous pourrez pour m’aider.

 

Soledad n’écoute pas Zoé, elle a fait la demande qui était sa seule motivation pour encore rester en vie. Elle ferme les yeux et tente de respirer calmement et régulièrement.

 

  • Enfin j’ai avoué ce terrible secret qui me pesait et me hantait depuis si longtemps ...abandonner ma fille, mais comment ai-je pu ? se dit-elle à elle-même d’une voix rauque et étranglée par l’émotion.
  • Et qu’est devenu son père ? demande Zoé à voix basse.
  • Je ne l’ai jamais revu, je ne sais même plus qui il était.

 

Soledad tourne son regard vers Louis, puis vers Zoé, des larmes coulent sur ses joues. Zoé est prise d’une angoisse fulgurante, comme si Soledad allait mourir à l’instant même devant elle.

 

L’infirmière qui se tenait derrière la porte s’approche et indique qu’il est temps de laisser la malade se reposer. Zoé parvient à faire lever Louis, tous deux embrassent Soledad dont les joues sont glacées.

 

  • Nous revenons dès que possible, demain matin, dit Zoé.
  • Prenez bien le book et l’enveloppe Zoé, merci merci pour tout, murmure la patiente avec un pauvre sourire.

 

Avant de partir, Zoé se retourne et ses yeux croisent ceux de Soledad, c’est comme un message secret, un pacte fait à cet instant entre elles, un lien qui ne pourra s’effacer, une promesse qui sera tenue. L’infirmière repousse la porte et les guide vers la sortie.

 

  • Nous prenons bien soin d’elle, ayez confiance. Revenez demain. Si vous pouvez laisser vos coordonnées à l’accueil, on vous appellera s’il y a urgence, dit-elle. 

 

Zoé soutient Louis tandis qu’ils quittent l’hôpital. Elle sent qu’il est fragilisé par la tragédie qu’ils viennent de vivre, et qu’une fois encore elle doit l’aider à surmonter cette épreuve et le préparer à l’issue inéluctable.

 

  • Nous ne la reverrons pas, dit elle en frissonnant, je suis persuadée qu’elle nous a dit adieu.
  • Tu le crois vraiment, Zoé ? Je n’ose pas me l’avouer, répond Louis.
  • J’en suis certaine, c’était son chant du cygne, elle a donné ses dernières forces pour que nous accomplissions son ultime souhait, et qu’elle puisse enfin accepter sa culpabilité.
  • Tu as peut être raison.
  • Rentrons Louis, je suis toute retournée. Prenons un taxi, il fait froid et il est très tard.
  • C’est trop dur de voir partir une amie, une personne si remarquable. Moi aussi je suis anéanti.
  • Elle est au bout de sa vie, elle aurait pu être sauvée si elle était venue plus tôt se faire soigner. Pourquoi n’a-t-elle jamais cherché à voir sa fille, et pourquoi me confie-t-elle cette mission après sa mort ?
  • Tu crois réellement qu’elle va mourir ? insiste Louis comme s’il voulait toujours ne  pas y croire.
  • Oui, je le sens, c’est à cause de son dernier regard, je pense qu’elle va partir cette nuit. Elle n’a plus besoin de s’accrocher à quoi que ce soit, après l’aveu de tout à l’heure. C’est moi qui dois prendre le relais pour remplir et achever sa quête.
  • Elle t’a donné une énorme responsabilité.
  • Louis, tu sais que tout le monde me demande des choses impossibles … Entre Soledad et moi je crois que le courant est passé en ce moment ultime, même si on ne s’est presque jamais parlé. Quelques mots ont suffi pour établir un lien indestructible entre nous. Elle sait que je ferai tout ce qui est possible pour donner le book à sa fille.
  • Ce que je ne comprends pas, poursuit Louis toujours tourmenté, c’est pourquoi elle a toujours prétendu qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfant.

 

Zoé ne sait pas combien de temps Louis est resté avec Soledad, ni où ni comment ni quand. Mais visiblement ils ont partagé un grand amour qui ne pouvait pas porter de fruits. Et Soledad ne s’est pas totalement confiée à Louis, elle a gardé son secret presque jusque dans la mort. Quel ultime remord l’a poussée à confier à Zoé la mission de retrouver sa fille pour lui donner cet album de photos ?

 

  • Elle ne voulait rien dire sur sa fille tant sa culpabilité était grande je suppose. C’est ce sentiment qui a rongé sa vie et non pas la danse. Moi je ne comprends pas pourquoi elle n’a pas cherché à voir Odette, avait-elle honte d’elle-même ? Quelle drôle de vie elle a mené avec ce secret, dit Zoé.
  • Et le pire, c’est qu’elle n’a pas obtenu ce qu’elle attendait avec la danse. En fait elle a perdu sur tous les tableaux. Et nous nous sommes perdus tous les deux. Tu le savais, n’est ce pas ?
  • Oui, c’est Eusèbe qui me l’a raconté.

 

Quand Zoé frigorifiée se retrouve seule au fond de son lit, entourée de Manon et de Peter, elle se met enfin à pleurer de chagrin. Tant de pression contenue depuis plusieurs heures a eu raison de son sang froid et de sa maîtrise de soi. Elle lit machinalement un sms de Zebediah arrivé sur son téléphone il y a plusieurs heures. ‘Salut Zoé, est-ce que tout va bien ? le temps est si maussade ici à Londres qu’on ne voit même pas le ciel, il pleut sans arrêt. Pense à toi et à vous tous. Biz’. Elle n’a pas le courage de répondre et pourtant elle écrit tout de même : ‘Salut Zebediah, désolée de répondre si tard. Louis et moi sommes allés au chevet de Soledad son amie  qui se meurt. Elle m’a demandé de retrouver sa fille née sous X et de lui donner son book de danseuse. Tu vois, une soirée triste. Pour le reste ça va. Merci pour ta pensée en ce moment difficile. T’embrasse,’. Zebediah répond instantanément : ‘Quelle triste nouvelle, j’espère que tu gardes le moral. Biz’. ‘Tu ne dors pas encore ?’ demande Zoé surprise. ‘Je termine une présentation pour demain. C’est presque fini, j’allais bientôt me coucher’. ‘Tout en anglais ? ‘ questionne Zoé. ‘Bah oui, forcément !’. ‘C’est vrai, pourquoi j’ai posé cette question stupide, je n’ai pas toute ma tête … ‘ . ‘Tu devrais te reposer maintenant, tu as subi un énorme choc. Je suis content d’avoir eu de tes nouvelles. Biz Zoé, dors bien,’. ‘Biz, et merci pour ta sollicitude. Bonne nuit toi aussi, Tchuss

 

De l’autre côté de la cour, dans le deuxième immeuble, de grosses larmes coulent abondamment aussi sur les joues de Louis. C’est une période qui s’achève avec l’agonie de Soledad, une maturité qu’il lui faudra acquérir pour surmonter l’épreuve, une douleur qui mettra longtemps à disparaître, un chemin initiatique vers une autre vie, une renaissance à construire après la mort d’une personne objet d’un amour impossible. Heureusement à la pensée de sa relation profonde avec Antoinette, si calme, si posée, si différente de Soledad, son chagrin petit à petit s’apaise.

 

Dans son lit d’hôpital, enfin délivrée de ses cauchemars, Soledad s’est endormie pour toujours.

 

 

Le lendemain matin, Zoé a appelé Auguste pour reporter leur rendez-vous du soir, elle n’a pas le cœur à sortir après les événements de la nuit et la disparition de Soledad. C’est l’hôpital qui les a prévenus et la Mairie de l’arrondissement a pris en charge les obsèques, une fois que Louis et Zoé sont allés rendre une dernière visite à Soledad. Louis a éprouvé le besoin de se retrouver seul quelque temps pour amortir le choc du décès de son amie. Zoé a prévenu discrètement Antoinette pour qu’elle prenne le relais dès que possible afin que Louis ne sombre pas dans la dépression, sans toutefois lui révéler que Soledad fut pour lui bien plus qu’une simple amie. Zoé est convaincue qu’Antoinette a suffisamment de finesse pour comprendre la vérité et éprouve suffisamment d’amour pour Louis pour s’en affranchir.

 

La journée n’est pas triste cependant, la vidéo publiée sur internet rencontre un vif succès, matérialisé par le nombre croissant de ‘j’aime’.

 

En fin d’après-midi, Zoé est sortie faire un tour avec Peter et a croisé Madame Pommier qui l’a complimentée sur le site, les repas préparés et la liberté que lui apporte le fait de ne plus faire la cuisine à chaque repas. Son enthousiasme a fait chaud au cœur de Zoé. Madame Pommier aimerait rencontrer Marceline, qui sait si bien raconter les histoires.

 

  • Rien de plus facile, a répondu Zoé, contactez-nous via notre site internet et nous vous proposerons une date.

 

Elle a confiance, elle sait que Marceline passera toujours par le Faitout Magique et que Madame Pommier ne pourra pas traiter en direct avec elle, ce serait un manque à gagner pour l’association. C’est triste, pense-t-elle, il faut toujours se méfier des gens, on ne sait jamais quelles sont leurs intentions ni si elles sont bonnes ou mauvaises, mais par principe de précaution, il vaut mieux être prudente. Même la très honnête Madame Pommier aimerait se passer des services du Faitout Magique pour gagner quelques euros, mais il lui faudra passer par une demande sur le site, comme tout le monde.

 

Zoé est à peine remontée chez elle après la promenade de Peter que quelqu’un frappe vigoureusement à sa porte. Lorsque Zoé ouvre, une silhouette un peu folle la bouscule, se précipite dans le couloir jusque dans sa chambre et se laisse tomber sur son lit, délogeant Manon qui dormait tranquillement. Peter aboie, il ne sait pas trop s’il doit être joyeux ou fâché contre l'envahisseur.

 

  • Olympe ! s’écrie Zoé qui a reconnu l’intruse, que fais-tu là ? je t’ai dit que je ne voulais plus te voir !
  • Zoé, ce n’est pas possible, tu sais que ce n’est pas possible ! tu ne peux pas m’en vouloir autant que ça !
  • En fait si, depuis qu’on s’est rencontrées à Paris, je n’ai qu’une envie, que tu disparaisses de ma vie totalement.
  • Quoi ? toi la gentille Zoé, tu me dis un truc pareil, aussi méchant ? je ne te crois pas une seconde.
  • Mais si, je te le dis, tu vas dégager de chez moi et tout de suite, et définitivement.
  • Attends, je viens pour m’excuser, désolée de la mauvaise plaisanterie.
  • C’est plus qu’une mauvaise plaisanterie. Tu as trop souvent dépassé les bornes, tu as aussi oublié l’épisode très désagréable avec ton ex copain au café Jaune. Mais ça ce n’est rien à côté de ce que tu m’as fait croire pour Alphonse.
  • Je suis désolée… c’est vrai je fais trop de bêtises.
  • Et puis hier tu m’as très mal parlé, je ne veux plus supporter ça. Tu vois, ça justifie qu’on ne se voit plus.
  • Zoé, tu ne peux pas me faire ça. 
  • Mais si je peux,

 

Et Zoé commence à pousser doucement Olympe vers la porte d’entrée pour la chasser de chez elle.

 

  • Zoé, non ! il faut que tu m’aides absolument, je suis en grande difficulté, je me suis mise dans une situation impossible, je suis dans la misère la plus complète, proche de la rupture et de la crise de nerfs.
  • Non, je ne vais pas t’aider, tu vas encore profiter de moi.
  • Zoé, je t’en prie, je t’en supplie, Olympe devient hystérique et se jette à genoux devant Zoé en  martelant le sol de toutes ses forces. ne m’abandonne pas.
  • Olympe, relève-toi maintenant, tu es ridicule.
  • Je me ridiculise c’est vrai, dit Olympe en se redressant et en baissant le ton, désolée, je suis venue m’excuser et aussi te demander de l’aide.

 

A ce moment, Lucia ouvre la porte d’entrée et pénètre dans le petit appartement.

 

  • Ciao Olympe, fait-elle. Cosa ci fai stasera ? Non sei benvenuta qui, lo sai. [1]
  • Je ne comprends rien à l’italien, réplique Olympe qui n’est pas à l’aise face à Lucia.
  • Capisci molto bene quando vuoi, non essere più stupida di te.
  • Non capisco niente [2], répond soudain Olympe qui paraît beaucoup plus savante qu’elle ne le prétend.
  • Perché sei venuta?  vuoi disturbare Zoé ?
  • Ho bisogno di lei
  • Perché ? cosa vuoi che faccia ? [3]
  • Je voudrais que Zoé m’aide à finir ma collection, je n’y arrive pas.
  • Mais Olympe, je ne sais rien faire dans ton domaine, je n’assure déjà pas beaucoup dans le mien, alors sur la mode où je ne connais rien ... je ne peux pas t’aider, dit Zoé.
  • Qual è il problema ? [4] demande Lucia, soudain intéressée.
  • Je n’ai plus d’inspiration, ma collection n’avance pas, et ce que j’ai fait est quelconque et nul. J’ai besoin d’aide et à Paris je ne connais que Zoé qui puisse m’aider. Mon sponsor me demande des comptes et je suis incapable de lui fournir quoi que ce soit qui ait du style. Elle a investi beaucoup d’argent, aussi elle me harcèle et menace de me poursuivre en justice.
  • Ca va loin, dit Zoé, soudain alertée.
  • Je suis dans une merde noire, conclut tristement Olympe. Je m’y suis mise toute seule, d’accord, mais là, plus personne ne veut m’aider à m’en sortir.
  • Et Alphonse ?
  • Alphonse ne m’aide pas, il a ses propres problèmes ou centres d’intérêts, on dirait qu’il s’en moque.
  • Io, ti aiuterò [5], intervient alors Lucia.
  • Toi ? s’écrie Olympe; surprise.
  • Je suis couturière et décoratrice, moi, ti ricordi [6]?
  • Et tu veux bien m’aider ?
  • Oui, je crois que ça me plairait, reprend Lucia qui semble soudain beaucoup s’amuser.
  • Eh bien, je vais te montrer mes esquisses et tu verras ce que tu en penses.
  • Une minute ! on va d’abord conclure un marché.
  • Tout ce que tu veux, répond Olympe. Je suis prête à tout pour me dépêtrer de ce bourbier où je me suis enlisée.
  • Plus de sales coups à personne, exige Lucia d’un ton péremptoire.

 

Olympe ne discute même pas.

 

  • J’accepte.
  • Tu n’as qu’une parole ?
  • Tu peux me faire confiance.
  • Alors c’est d’accord, on peut y aller. Mais attention, au moindre dérapage je m’en vais et tu te retrouves toute seule.
  • J’ai compris, dit encore Olympe qui ne sait pas si elle doit vraiment croire à sa chance.

 

Elle va chercher un carton à dessins qu’elle avait laissé sur le palier et sort quelques feuillets qu’elle étale sur le lit de Zoé. Aussitôt Manon et Peter viennent flairer les papiers.

 

Lucia recule et jette un regard sur les croquis.

 

  • Déjà, comme ça sans en savoir plus, je dirais qu’il n’y a pas d’unité, pas de thème dans tes dessins. C’est fade et dispersé.
  • Oui, c’est vrai, je suis partie dans tous les sens, à la recherche d’une vraie inspiration, accorde Olympe.
  • Ensuite, ce n’est pas assez fantaisiste, c’est pâlot, c’est triste. Pas de formes extravagantes pour de la couture, pas de couleurs extraordinaires, pas de coupes de cheveux affolantes, de chapeaux renversants. Troppo classico [7]. Et les chaussures ne font pas rêver. Très important les chaussures, ce doit être le rêve absolu. Dans tous les cas.
  • C’est vrai.
  • Et en plus tu le sais bien quand on voit les chaussures que tu portes !
  • Et tu en as toi de la fantaisie ?
  • Penso di avere un sacco di fantasia nella mia testa [8], répond Lucia avec conviction.
  • Alors prouve-le, la défie Olympe qui reprend de la vigueur.
  • Donne moi un crayon, que je t’arrange quelques ébauches

 

Lucia s’assied sur le lit et prend au hasard une esquisse. Avec le crayon et une gomme mie de pain, elle accentue le dessin, élargit les épaules, rétrécit la taille, ajoute des talons vertigineux, érige un chignon énorme sur la tête du mannequin de papier. Elle fonce certaines zones et exagère le maquillage, agrandit les yeux, et le résultat est stupéfiant.

 

  • Ca change du tout au tout, s’exclame Olympe.
  • Ca a de la gueule, renchérit Zoé, admirative du coup de crayon de Lucia.
  • Oui, et c’est bien peu, quelques traits supplémentaires, on peut faire beaucoup plus. Il faudrait commencer par trouver le thème de ta collection, ça nous aiderait à rendre l’ensemble cohérent.
  • Qu’est-ce que tu proposes ? demande Olympe.
  • Décidément tu n’a aucune idée, aucune imagination, aucune créativité ! répond Lucia non sans un certain mépris.
  • En fait je me suis crue arrivée parce que je sais coudre, mais faire une collection, c’est bien au delà de mes capacités. Je ne sais pas concevoir une collection, mes tests ne sont pas concluants du tout.  Voilà, vous savez tout.
  • Bene, è un'ammissione di modestia, lo stavo aspettando da molto tempo[9] ! s’écrie Lucia en éclatant de rire, finalmente!
  • Passons à l’action, conclut Zoé, maintenant il faut trouver ce thème. Ce n’est plus le moment de rire, l’enjeu est sérieux.
  • Comme il faut aller vite et que nous n’avons pas beaucoup de temps pour chercher, je suggère que nous soyons proches du théâtre et autour de la cuisine, dit Lucia. Avec, pour faire honneur au Faitout Magique, des couleurs chaudes, des jaunes, des rouges, des verts, comme les tomates, les poivrons, les herbes.

 

Lucia prend une feuille vierge, les pastels d’Olympe et dessine une silhouette dans une robe en forme de poivron jaune stylisé, sans manches, avec un grand col vert en forme d’étoile, des jambes interminables et des cothurnes à hauts talons. Le visage est minuscule sous un carré platine à franges volumineux, avec une touche de lipstick rouge carnassier sur les lèvres.

 

Olympe et Zoé rient à gorge déployée.

 

  • Je crois qu’il faut beaucoup exagérer, reprend Lucia, outrer, questo è ciò che dà originalità [10]. Lucia parle avec les mains, retrouvant instinctivement sa verve et sa vivacité italiennes.
  • Donc tu vas dessiner et moi je vais coudre, c’est ça ? demande Olympe qui semble un peu larguée par toute cette aventure et cette hilarité.
  • Oui, et je vais faire vite car je n’ai pas beaucoup de temps, io lavoro, io.[11]
  • Tu disposes de combien de temps ? intervient Zoé pour calmer le jeu, en s’adressant à Olympe.
  • Je n’en dispose plus. Alors si je peux présenter trois ou quatre modèles, je pense que ça calmera la sponsor dans un premier temps. Qu’elle voie au moins qu’il y a du travail de fait.
  • Tu vas devoir travailler jour et nuit pour rattraper ton retard ….
  • Oui, j’en suis consciente.  

 

Pendant que Zoé et Olympe discutent, Lucia a continué à dessiner. Elle retouche quelques croquis d’Olympe, rajoute de la couleur, amplifie les volumes et les formes, accentue les tailles et restructure les modèles qui, de pâles et insignifiants, sont devenus baroques, excentriques, mode ! Elle a remplacé des chaussures et des sacs conventionnels par des formes inédites, et il y a même un modèle inspiré de chaussons de danse. Quant aux coiffures, chapeaux et bijoux, ils sont devenus imposants et se remarquent au premier regard.

 

  • Ecco alcuni modelli da fare stasera, e ora, vai via, hai lavoro per un momento [12] ! dit Lucia en ramassant les papiers et en les tendant à Olympe. J’essaierai de t’en préparer d’autres, il t’en faut combien ?
  • Trente à trente cinq pièces environ.
  • Eh bien on en est loin, répond Lucia qui n’est décidément pas très aimable. En tout cas là, tu as de quoi faire pour plusieurs jours, tu peux t’y mettre très sérieusement. 
  • Heureusement à l’atelier, j’ai tout ce qu’il faut pour réaliser les prototypes, dit Olympe. Pour les chaussures et les accessoires, je vais m’adresser aux artisans qui travaillent avec Paolo habituellement. Si j’ai besoin de matières supplémentaires, je sais où me les procurer.

 

Olympe range les feuillets dans son carton à dessin et s’en va aussitôt, presque en courant sur la pointe des pieds, pressée de démarrer la confection des modèles pour rattraper son retard.

 

Après son départ, Lucia et Zoé se regardent et éclatent à nouveau de rire, devant Manon et Peter qui ne comprennent décidément plus rien à ce qui se passe.

 

  • Tu ne vas pas la tourner en ridicule ?, demande Zoé à Lucia,
  • Un po [13] ', répond Lucia, malicieuse.
  • C’est assez incroyable ce que tu as dessiné ! et alors le coup du poivron, hilarant !
  • Oui, j’avoue que je me suis bien amusée, à ses dépens. Elle est un peu dans la misère, là ….
  • Tu sais, je crois que c’est mal la connaître, elle s’en sort toujours. Regarde, elle est venue ici désespérée, et elle repart avec une solution plus que géniale, et toi, tu n’en tireras aucune reconnaissance.
  • Non ne ho bisogno, e là, voglio divertirmi un po ' [14] !
  • Je crois bien que c’est gagné !
  • Vieni, on va se préparer à dîner, j’a rapporté les courses.

 

L’épisode Olympe, risible s’il n’était pas si pathétique, a permis à Zoé de se changer les idées et d’oublier un peu la disparition de Soledad. Elle sait qu’Olympe ne va pas lâcher l’affaire et que Lucia s’est engagée dans un défi qui sera difficile à relever, malgré tout son art. Mais les challenges les plus insurmontables constituent leur quotidien à toutes les deux, et c’est un peu ce qui fait le sel de leur vie. 

 

 

*

 

Soledad repose désormais en paix dans le carré des indigents du cimetière le plus proche de l’hôpital, et la commune a pris en charge les frais d’inhumation. Louis et Zoé ont assisté à la petite cérémonie organisée par la Mairie, à laquelle quelques amis du pont du canal ont également participé, dont Eusèbe.

Grâce aux papiers fournis par Soledad qui ont permis d’ouvrir certaines portes et à internet, Zoé et Louis ont recherché et rapidement identifié et localisé Odette Mouret, désormais devenue Eléonore Brabadec. La petite Odette Mouret a été adoptée à sa naissance par un couple fortuné qui a modifié son prénom. Eléonore Brabadec est mariée à un riche industriel et vit à Bruxelles dans un quartier chic.

Zoé a demandé un rendez-vous à Eléonore pour lui remettre le book et prend le train à la gare du Nord quelques jours plus tard pour la capitale belge. Après un court voyage au cours duquel elle regarde avidement le paysage et le trajet dans le métro bruxellois, elle arrive chez les Brabadec, qui habitent un étage entier dans une maison de maître cossue.

Lorsque Eléonore ouvre la porte de son appartement de deux cents mètres carrés, Zoé aperçoit derrière elle une enfilade de pièces qui pourraient faire l’objet d’un reportage pour un magazine de décoration, tant tout y est précieux, meubles et bibelots, riches tapis et tentures, tous choisis avec goût et harmonieux. Zoé ne se sent pas à sa place avec sa pauvre robe et son manteau de second choix, face à Eléonore vêtue d’un tailleur coupé à la perfection et de chaussures haute couture

  • Mademoiselle Muid, vous avez sollicité un rendez-vous pour un motif urgent et important, qui n’a rien de commercial. Veuillez entrer, suivez-moi, nous serons mieux installées dans le salon. Je vais demander à la bonne de nous apporter le thé.

Eléonore fait un signe à une jeune domestique dans le couloir derrière elle, qui hoche la tête et s’éloigne rapidement, en direction de la cuisine.

Zoé est introduite dans un immense salon, où plusieurs fauteuils et sofas assortis sont disposés artistiquement aux divers coins de la pièce. Les grandes baies vitrées laissent filtrer un pâle soleil qui jette une lumière faible sur les velours beiges et dorés, éclairant les tableaux de maîtres accrochés aux murs, les tapis venus d’orient, et les guéridons et autres tables couverts d’objets rares et sophistiqués : vases chinois, porcelaines, angelots, médaillons, miniatures.

  • Je vous en prie, prenez place, invite Eléonore, de quoi vouliez-vous m’entretenir. ?
  • C’est un sujet très délicat. A vrai dire, je ne sais pas comment l’aborder.
  • Eh bien lancez-vous, nous verrons bien.
  • Cela concerne votre naissance.
  • Vous savez que j’ai été adoptée à ma naissance ?

A cet instant, la jeune bonne arrive chargée d’un lourd plateau d’argent. Elle dispose les tasses de thé et la théière japonaise sur une petite table avant de s’éloigner. Un petit plat ravissant contient même quelques fines tranches d’un cake aux fruits confits.

  • C’est une réalité que bien peu de personnes connaissent à mon sujet, reprend Eléonore. Bien évidemment, personne n’aime avouer qu’il ou elle a été lâchement abandonné(e) par ses parents. Comment l’avez-vous appris ?
  • J’ai rencontré votre mère.

Eléonore qui grignotait un morceau de cake s’étrangle presque en entendant Zoé.

  • Comment ? vous connaissez cette atroce créature qui m’a reniée, je ne veux même pas entendre parler d’elle.
  • Elle est morte, Eléonore.
  • Ne m'appelez pas par mon prénom, je suis Madame Brabadec, ne l’oubliez pas.
  • Excusez-moi, Madame Brabadec, je ne voulais pas vous froisser. Avant de mourir, votre mère m’a demandé de vous retrouver et de vous remettre ceci. Zoé sort le book de son sac et le tend à Eléonore.
  • Je ne veux pas avoir ce que cette femme a donné pour moi, je ne veux rien d’elle,  ni rien savoir d’elle. Je la déteste et je l’ai toujours détestée.
  • C’est la volonté d’une morte, je fais ce qu’elle m’a demandé d’accomplir, parce que j’avais beaucoup de respect et d’admiration pour elle.
  • Comment osez-vous dire ça d’une femme qui a rejeté son enfant, elle ne m’a même pas regardée quand je suis née, elle m’a laissée tomber tout de suite, j’avais à peine quitté son ventre. Vous réalisez ce que cela veut dire ? J’ai eu beaucoup de chance d’être adoptée par des gens admirables, et j’ai eu finalement une belle vie. Mais j’ai gardé cette déchirure en moi, je ne pardonnerai jamais.
  • Je comprends votre rancune, même si moi je viens d’une famille nombreuse où nous sommes unis et que je n’ai pas vécu votre douleur d’abandon. Mais parfois il faut savoir excuser une erreur. Votre mère s’en est voulu toute sa vie, elle-même ne s’est jamais pardonnée.
  • Est-ce qu’elle a eu d’autres enfants, est-ce que j’ai des frères et sœurs ? reprend Eléonore qui veut couper court au discours de Zoé.
  • Non, elle n’a eu que vous, et elle a toujours caché à tout le monde qu’elle avait été mère.
  • Mes parents d’adoption non plus n’ont pas eu d’autres enfants. Ce qui fait que je suis réellement unique, c’est à dire complètement seule. Et moi non plus je n’ai pas pu avoir d’enfant. vous voyez, le destin se reproduit inexorablement. Et tout ça est la faute de cette femme abominable. C’est à cause d’elle que se poursuit la malédiction. Je la hais, si vous saviez ....
  • Ne croyez pas ça, elle a payé elle aussi très cher.
  • Mademoiselle Muid, je crois que nous n’avons plus rien à nous dire, je vais vous raccompagner, conclut froidement Eléonore Brabadec en se levant.

Zoé range le book dans son sac et se redresse également. Quelques instants plus tard, la lourde porte se referme sur la femme aigrie et Zoé reprend tristement le chemin de la gare.

  • Je n’ai pas réussi ma mission, j’ai trahi Soledad.

Dans le train, elle envoie un sms à Louis où elle avoue son échec. Louis la console en lui répondant que la mission était presque perdue d’avance, et que d’ailleurs Soledad ne l’avait jamais tentée. ‘C’était bien d’essayer, même si la chance de réussir était infime. Il faudra peut être du temps à cette femme pour changer d’avis, on ne sait jamais’, écrit Louis. ‘Merci Louis, tu me consoles un peu, je ne peux pas dire que j’ai un gros moral.’ répond Zoé. ‘Je vais organiser le dîner chez Eugénie ce soir, poursuit Louis, cela devrait te mettre du baume au cœur.’ ‘D’accord Louis, c’est une bonne idée, c’est tout ce dont j’ai besoin.

Zoé s’enfonce dans le siège. Elle laisse défiler devant ses yeux le paysage qui se brouille peu à peu avec la nuit qui descend, la tristesse de la journée d’hiver finissante s’accordant parfaitement avec son humeur morose.

Elle est quasiment arrivée à Paris quand son téléphone vibre et elle reçoit un sms de Zebediah. ‘Salut Zoé, tu vas bien ? je viens d’apprendre une bonne nouvelle, je vais pouvoir rentrer d’ici deux semaines pour le weekend, je suis trop heureux. Tu peux organiser quelque chose ? biz,’. Zoé n’a pas la tête à organiser une soirée, néanmoins elle est contente de savoir que Zebediah va revenir quelques jours, elle répond : ‘Super bonne nouvelle, bien sûr je prévois quelque chose, on t’attend, pas de souci, biz’. ‘Merci, tout va bien ? j’ai l’impression que tu n’as pas gros moral ?’. ‘Très moyen répond Zoé, je reviens de Bruxelles, j’ai échoué dans la mission pour Soledad, sa fille n’a pas voulu du book, ni même parler de sa mère, explique-t-elle à Zebediah qui est au courant du motif du voyage de Zoé en Belgique. ‘Mets-toi à sa place, on n’apprend pas une pareille nouvelle après quarante ans sans savoir sans avoir besoin d’un temps de réflexion, laisse-la réfléchir et revenir vers toi.’ ‘Tu as raison Zebediah, c’est moi qui m’enflamme toujours et je crois que je peux tout résoudre en un clic. C’est vrai il faut du temps, merci pour ton soutien.’   

Le train finit par atteindre la gare du Nord après un voyage qui a semblé interminable, et s’arrête le long du quai dans un grand crissement de freins. Il pleut sur Paris, une sorte de neige mouillée froide qui diffracte les rayons de lumière et éblouit les yeux fatigués de Zoé. Traînant le long du quai avant d’aller prendre son métro, elle fait tout ce qu’elle peut pour retarder son retour rue N., un peu honteuse de devoir expliquer son échec. Elle est tout de même heureuse de retrouver la chaleur de sa famille d’adoption, lorsqu’elle arrive chez Eugénie et que tous ses amis l’accueillent avec des étreintes et des démonstrations d’amitié. Contrairement à ce qu’elle pense, personne n’éprouve de rancune ni de mépris pour elle, mais plutôt de l’admiration pour son courage.

*

  • La vie s’accélère, pense Zoé en s’éveillant le lendemain matin.

Aussitôt Peter grimpe sur le lit pour venir lui faire la fête, et Manon passe ses griffes sur le sommier pour réclamer à manger.

  • Allons, c’est l’heure du petit déjeuner, debout tout le monde !

Zoé rabat la couette d’un grand geste et se lève brusquement, bousculant les animaux autour d’elle.

  • Hey ! à table les amis ! Manon et Peter la suivent fidèlement vers la cuisine où Zoé va préparer leurs gamelles. C’est aujourd’hui que je dois rencontrer Auguste, j’avoue que ça me barbe. J’ai tellement de choses à faire, et je dois rattraper la journée d’hier après mon voyage raté à Bruxelles.

Olympe lui a envoyé quelques photos des vêtements qu’elle a commencé à monter sur un mannequin. Elle a commencé par la robe poivron jaune.

  • Mais qu’est-ce qui est passé par la tête de Lucia pour dessiner une tenue pareille ! quant aux chaussures … je ne sais pas qui pourrait porter de tels engins ! dit Zoé en riant de tout son cœur.

La journée passe rapidement et Zoé est de retour à l’appartement vers dix neuf heures pour se préparer à aller dîner avec Auguste.

  • Je mettrais bien une robe jaune avec un col vert, ce serait trop drôle … pense-t-elle en s’habillant après une douche réparatrice.

La voici repartie pour la station de métro quelques minutes plus tard, après avoir dévalé les cinq étages de l’immeuble.

  • Il me faut réfléchir pour préparer le weekend avec Zebediah, il va sûrement être très fatigué, je ne dois pas prévoir trop de sorties.

Zoé arrive enfin au café des amis où l’attend Auguste. Il est debout devant la porte d’entrée, élégant et en même temps décontracté, posture que seuls les hommes qui viennent de milieux très aisés réussissent à prendre naturellement et sans affectation.

  • Salut Zoé, dit-il en embrassant Zoé sur la joue d’un baiser possessif sans équivoque (bien évidemment Zoé ne s’aperçoit de rien). Comment vas-tu ?
  • Un peu fatiguée, ces derniers jours ont été stressants.
  • Tu as une vie bien occupée avec ton entreprise, je vois !
  • Ce n’est pas que le Faitout Magique qui me préoccupe, j’ai plein de sujets qui me prennent la tête, à commencer par Olympe.
  • Tu sais, je ne la vois plus du tout, je ne suis absolument pas intéressé par elle, cette fille est beaucoup trop lunatique. J’ai d’autres projets.
  • Ah oui ? Personne n’est intéressé par elle, mais elle sait s’y prendre pour que tu partages ses problèmes quand même.
  • Comment ça ? tu m’intrigues ? quelque chose à découvrir au sujet d’Olympe qui ne serait pas prévisible ? s’exclame Auguste
  • Oh ! tu te moques d’elle, j’adore ! Voilà un florilège de ses derniers épisodes : une invraisemblable collection de mode à réaliser dans un délai impossible, un sponsor anglais à satisfaire, aucune inspiration, des mensonges énormissimes à n’en plus finir, tu vois, de nombreuses complications. Avec Olympe, les ennuis surgissent dès qu’elle te sollicite.
  • Et si nous commandions ? dit soudain Auguste pour couper court au sujet Olympe.
  • On dîne ici ? questionne Zoé
  • Non, juste à côté, dans un petit restaurant que je trouve extraordinaire ! mais tu veux boire quelque chose d’abord ?
  • Pourquoi pas ? et en fait non, on peut aller dîner tout de suite ? j’ai faim.
  • Pas de problème pour moi, dit Auguste et il prend le bras de Zoé pour la guider vers une étroite rue adjacente où l’on aperçoit l’enseigne d’une petite auberge, Le Paradis.

Lorsque Auguste marche sur le trottoir, tout le monde le regarde car son allure arrogante et son air sûr de lui ne passent pas inaperçus. Il attire inévitablement des regards d’envie ou de mépris. Bien qu’il soit superbe, c’est une beauté fabriquée qui manque de naturel et de spontanéité, tous ses gestes et ses attitudes ont été étudiés et éprouvés depuis des années.

Avec l’élan d’un jeune couple glamour, ils entrent dans le restaurant et sont accueillis par un groom en livrée.

  • C’est mignon et cosy, dit Zoé en s’asseyant à une table réservée par Auguste que leur indique le serveur, qui leur tend en même temps les menus.
  • Si on commençait par un verre de vin, qu’en penses-tu ? demande Auguste, je m’y connais un peu en vins de Bourgogne, alors je te propose celui-ci dit-il en indiquant une ligne sur le menu.
  • C’est du vin rouge ?
  • Oui.
  • Je veux bien goûter.
  • Garçon, nous prendrons pour commencer deux verres de ce vin, précise Auguste en désignant la ligne sur le menu.
  • Excellent choix, Monsieur, dit en s’inclinant le sommelier.
  • Et si nous parlions de ton affaire ? reprend Auguste.
  • C’est une réunion business alors ? répond Zoé du tac au tac, fière malgré elle de se dire que le Faitout Magique est pris au sérieux par un consultant talentueux (enfin, du moins elle le suppose).
  • Oui et non, disons que je m’intéresse au Faitout Magique, j’ai l’impression que le concept est bon, mais il a besoin d’être un peu boosté.
  • Auguste, comme je te l’ai dit au téléphone, tu peux me donner des conseils, mais je ne garderai que ce qui me plait.
  • D’abord Zoé, décris-moi un peu votre fonctionnement, comment vous êtes organisés, votre genèse.

Zoé se lance dans une longue explication, elle reprend l’histoire du Faitout Magique, présente les personnages qui en constituent le noyau central ou premier cercle, tandis que le garçon vient prendre la commande du dîner. Zoé est si heureuse de raconter les péripéties de l’initiative qu’elle en oublie de boire et de manger. Auguste, quant à lui, tente de synthétiser la multitude d’informations qu’il entend, les différentes étapes de construction, les jardins ouvriers, le site, les flyers, le bouche à oreille, le garage, les talents ....

Lorsque le dessert arrive, une salade de mangues et de fraises relevée avec des épices, Zoé commence par signaler qu’il serait souhaitable de proposer des desserts avec des fruits de saison plutôt que d’importer des produits exotiques, puis goûte la préparation. Auguste réussit enfin à prendre la parole. Zoé se régale de la compote de fruits frais tandis qu’il essaie de résumer ce qu’il a entendu. Ensuite il attaque les fondements en exposant ses propres théories, c’est l’audit du consultant.

  • Tout d’abord Zoé, si je peux me permettre, cette initiative et son site ont de l’avenir, mais tu dois maintenant passer à la vitesse supérieure pour les faire grandir et rentabiliser davantage ton affaire.
  • C’est un petit site de quartier, nous n’avons pas les moyens d’augmenter la voilure. Nous devons rester à taille humaine, c’est notre atout. Pourquoi est-ce que je risquerais de me lancer sur une plus grande envergure quand j’ai déjà tout ce dont j’ai besoin aujourd’hui ?
  • Vous pourriez faire beaucoup mieux, beaucoup plus. Je pourrais te challenger pour que ton affaire prenne une plus grande ampleur, plus de notoriété, plus de navigation, plus d’offres, plus de clients.
  • Shoot ! comme disent les anglais, c’est Zebediah qui m’a appris ça.
  • Qui est Zebediah ?
  • Un ami, consultant comme toi.
  • Je vois. Comme je te disais, en premier lieu je te fais part de quelque chose qui a mon sens doit impérativement être modifié, c’est le nom.
  • Quoi ? tu n’aimes pas le Faitout Magique ?
  • Ce n’est pas vendeur, c’est enfantin. Par exemple, pour de jeunes trentenaires, ce n’est pas parlant, ça ne renvoie pas à des valeurs qu’ils connaissent.
  • Tu te trompes complètement, l’univers des contes de fées et de la magie plait aux jeunes, même aux quadras. Ils ont grandi en regardant des dessins animés remplis de princes et princesses ou de personnages avec des pouvoirs qui les font rêver, car ce sont des héros. De plus, j’ai eu un mal fou à trouver ce nom, personne ne m’a aidée, mais maintenant il est entré dans la culture de mon quartier, tout le monde le connaît. Tous ceux qui sont concernés, j’entends. Autour de chez moi, je crois que tout le monde a entendu parler du Faitout Magique, je n’arrête pas de rencontrer des gens qui me félicitent quand je suis dans la rue.
  • Je pense avoir une meilleure idée pour ce nom, poursuit Auguste. convaincu de la justesse de son analyse. J’ai cherché du côté du latin, ça anoblit, c’est intemporel, et puis je trouve qu’il ne faut qu’un seul mot, qui doit être frappant pour l’imagination. Le Faitout Magique, c’est trop long.
  • Alors, à quoi as-tu pensé ? je suis intéressée par ta solution révolutionnaire, et sûrement magique, ironise Zoé.
  • Popina. En un seul mot, on voit le contexte.
  • C’est du latin ? si tu ne connais pas le latin, ce n’est pas parlant du tout, mais c’est joli.
  • Oui, ça veut dire bonne cuisine. C’est mieux que coquina, qui veut dire cuisine.
  • Popina ? oui ça sonne bien, ça me plait. Tu crois qu’on pourrait comme ça changer notre nom ?
  • Et pourquoi pas ? Popina, c’est plus jeune, plus dynamique. Et tu pourrais garder le Faitout Magique en phrase accroche. Comme ça tu n’a pas toute ta charte à refaire.
  • Laisse-moi réfléchir à cette idée.
  • Quoique ...tu as intérêt à refaire régulièrement ta charte, pour que tes clients ne se lassent pas. Pas obligatoirement tout refaire, mais actualiser en profondeur, renouveler souvent.
  • Je comprends très bien ce que tu veux dire. Ca montre que le site est vivant, fréquemment visité et qu’il bouge.
  • Oui, absolument, répond Auguste.
  • Bon, et pour le reste, que suggères-tu ?
  • Il faut développer davantage autour des réseaux sociaux. J’ai vu que tu as une page Facebook. Tu pourrais aussi créer un compte Instagram et un compte Twitter. Il faudrait ensuite les alimenter régulièrement, tous les jours à la même heure avec des messages clairs, des annonces, des propositions, des jeux, des photos, des animations, des histoires, des concours. Pour cela tu dois avoir une ligne éditoriale dans laquelle les internautes se reconnaissent, afficher du contenu adapté à tes visiteurs, selon le réseau social, publier de belles photos sur Instagram ...
  • Bon d’accord, ça on y a déjà pensé mais on n’a pas eu envie de passer tout notre temps à gérer du contenu, on est une petite équipe, nos minutes sont précieuses.
  • Mais est-ce que tu veux progresser ?
  • Pour l’instant, on essaie de s’équilibrer, on a peu de moyens.
  • Justement, je te propose des solutions simples qui vont te donner plus de moyens pour stabiliser ton affaire.
  • Parce qu’il y aura plus de clients ?    
  • Oui, bien sûr. Je peux te présenter de nouvelles méthodes, te donner des conseils en organisation, rationaliser votre façon de travailler.
  • Je ne suis pas convaincue, désolée. On travaille très bien sans tout cet arsenal, on n’a pas besoin de méthodes contraignantes, nos membres cuisiniers sont pour la plupart des bénévoles et des retraités, ils n’ont pas envie de se mettre la pression, ils veulent garder leur liberté de créer, d’agir, de s’amuser selon leur fantaisie. C’est ça qui donne leur créativité.
  • Ne te braque pas, fais-moi confiance, insiste Auguste. Tu sais que j’ai de l’expérience sur ce type de business, je peux t’apporter beaucoup. Pour une fois, je serais heureux de mettre en application mon savoir-faire sur une affaire qui me concerne directement.
  • Que veux-tu dire par là, qui te concerne directement ? tu veux devenir membre de notre association ?
  • Bien entendu, je veux être partie prenante.
  • Alors, commence par créer ton compte.
  • Je vais le faire. Ton initiative est une forme d'uberisation, elle met en relation grâce à votre site internet deux types de personnes, les cuisiniers et les adhérents, sans oublier les administrateurs et les livreurs. A la limite, je ne sais pas de quel côté me placer.
  • Fais-tu la cuisine ?
  • Non !
  • Alors inscris-toi en tant qu’adhérent, et commande une prestation !
  • Non, je peux faire mieux, je peux prendre en charge cette partie Réseaux sociaux et c’est moi qui en gérerais le contenu. Est-ce que tu serais d’accord sur cette proposition ?
  • Je vais partager avec Louis, mon ‘collègue’. En fait c’est mon ami aussi … nous sommes tous les deux à l’origine du Faitout Magique, alors je ne fais rien sans son approbation.
  • D’accord, dis-moi en retour quand je peux commencer.
  • Tu es bien sûr de toi !
  • Oui j’ai hâte de m’investir dans ton aventure. Et maintenant, Zoé, si nous laissions de côté la réunion de travail, passionnante certes, mais pas notre souci principal ce soir, et que nous parlions un peu plus de nous ?

Après cette conversation à bâtons rompus, Zoé est tombée sous le charme d’Auguste. Il est si beau, il sait si bien parler, qu’elle se sent comme emportée par magie. En le regardant en face, elle a presque l’impression qu’ils vont se mettre à chanter comme des personnages féériques d’une comédie musicale, au lieu de simplement se parler.

Auguste se rapproche d’elle et lui prend la main. Il commence à lui murmurer des choses tendres à l’oreille et Zoé fond complètement en écoutant son discours envoûtant. Le vin capiteux bu pendant le repas y est aussi pour quelque chose. Elle entend son portable vibrer dans son sac à main et elle devine confusément que c’est Zebediah qui lui écrit, mais elle est incapable de réagir, hypnotisée et éblouie par la présence d’Auguste.

Comme il se fait tard, Auguste propose enfin de la raccompagner devant chez elle en taxi, et Zoé a la surprise de se retrouver rue N. en quelques minutes, après un rapide voyage confortable dans les bras d’Auguste; la circulation étant réduite à cette heure de la nuit.

A l’arrivée au pied de l’immeuble, Auguste sort du taxi et fait le tour par devant pour aller ouvrir la portière de Zoé. A peine est-elle sortie de la voiture, avant qu’elle ait pu réagir, il l’embrasse fougueusement et Zoé ne sait plus ce qui lui arrive.

  • Bonne nuit, Zoé.
  • Bonne nuit, Auguste, merci pour ce moment très agréable.

Zoé monte les escaliers comme dans un rêve et est accueillie par Peter dès qu’elle ouvre la porte de l’appartement. Quelques minutes plus tard, en pyjama et dents brossées, elle s’étend avec délectation dans son lit et se remémore cette soirée si romantique. Elle oublie totalement de regarder son téléphone et Zebediah, de l’autre côté de la Manche attend vainement une réponse à son sms. Caressant machinalement Manon qui s’est allongée à côté d’elle et fait la danse du lait, elle ne tarde pas à perdre conscience du temps et de l’espace autour d’elle et sombre dans un sommeil délicieux. Elle n’entend même pas la porte s’ouvrir quand Lucia rentre un peu plus tard.

 

[1] Qu’est-ce que tu fais ici ce soir ? Tu n’es pas la bienvenue ici, tu le sais.

[2] Tu comprends très bien quand tu veux, ne te fais pas plus stupide que tu n’es !

Je ne comprends rien

[3] Pourquoi es-tu venue ? Tu veux perturber Zoé ?

J’ai besoin d’elle.

Pourquoi ? Que veux-tu qu’elle fasse ?

[4] Quel est le problème ?

[5] Moi, je t’aiderai

[6] Tu te rappelles ?

[7] Trop classique.

[8]Je pense avoir beaucoup d’imagination dans ma tête.

[9] Eh bien, c'est un aveu de modestie, je l'attendais depuis longtemps !

[10] C’est ce qui donne l'originalité

[11] Je travaille, moi !

[12] Voici quelques modèles à faire ce soir, et maintenant, va-t'en, tu as du travail pour un moment

[13] Un peu

[14] Je n’en ai pas besoin, et là je veux m’amuser un peu.

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