En se réveillant tard ce matin, Zoé attrape son téléphone et appelle aussitôt Mamina. Il est temps de renouer avec les bonnes habitudes après un certain laisser aller pendant les fêtes de Noël, et Zoé adore appeler fréquemment sa grand-mère. A peine une sonnerie a-t-elle retenti que la vieille dame décroche, aussi avide d’informations et de contacts que sa petite fille.
- Allô Mamina ?
- Allô ma chérie, comme je suis contente de l’entendre ! Figure toi que Ninon est venue me voir hier pour me raconter ses vacances à Paris. Et bien sûr on n’a pas arrêté de parler de toi. Ah j’étais si heureuse de savoir que tout va bien ! que tu es entourée d’amis si gentils et sympathiques.
- Mamina, j’espère que tu ne te faisais pas de souci pour moi avec tout ce que je te raconte ! ne me dis pas que tu fais davantage confiance à Ninon qu’à moi !
- Non, bien sûr, mais j’aime tout de même être rassurée par quelqu’un de chez nous ! Tu habites si loin, et mon imagination parfois me joue des tours, je me figure que c’est compliqué et difficile pour toi. On a beau dire ou faire, on ne se refait pas, je m’inquiète pour toi, c’est comme ça.
- Je sais, je te connais bien Mamina. Alors maintenant tu es tranquillisée ?
- Pas tout à fait, mais c’est une autre histoire. Tu sais qu’il y a une question qui me tourmente et je ne la vois pas beaucoup avancer …
- Laquelle ?
- Tes affaires de cœur ma chérie, tu sais bien, ne fais pas l’idiote.
- Mamina, je t’ai déjà tout dit sur ce point. N’insiste pas.
- Mais si, j’y tiens beaucoup.
- Ninon t’a raconté notre soirée de Noël, le réveillon du jour de l’an, Hassan, … et Peter ? Zoé interrompt gentiment sa grand-mère et change habilement le sujet de la conversation, un peu agacée d’être toujours interrogée sur ce qui lui semble être sa vie très privée,
- Qui est Peter ? un ami ? questionne Mamina aussitôt en alerte
- Non, Ninon a trouvé un chien abandonné qu’elle m’a rapporté en cadeau. Elle ne t’en a pas parlé ? Elle n’a pas dû se vanter sur cet épisode dont je dois maintenant assumer les conséquences. C’est plus fort qu’elle ! elle ne peut pas voir un animal en détresse, sans agir et bousculer tous les codes. Mais je l’adore ce chien ! Peter est merveilleux, tout frisé, d’une taille ni trop petite ni trop grande, et ses yeux charmeurs te font fondre complètement. Et maintenant il s’entend bien avec Manon, grâce à Ninon qui les a présentés l’un à l’autre. Me voici chargée d’un chat et d’un chien, et officiellement !
- Ma pauvre chérie, tu n’as pas un instant tranquille pour toi. Ta sœur a eu une riche idée d’amener un chien dans ton petit appartement ! Vous étiez déjà à l’étroit, alors maintenant, avec un animal remuant en plus ! Enfin c’est votre affaire. Allons raconte-moi ces fêtes de Noël, Ninon avait l’air si contente que j’ai hâte d’en savoir plus !
Zoé se lance dans un récit des journées de vacances, et de tout ce qui a été fait. Mamina l’écoute, assise au fond de son fauteuil tout en sirotant une tasse de thé, et s’intéressant à tous les récits et les anecdotes, qu’elle vit à distance par procuration. Zoé préfère ne pas aborder l’épisode des bûches de la cheminée pour ne pas énerver sa grand-mère et lui faire battre le cœur. Elle a fait ses recommandations à Ninon avant qu’elle parte, pour qu’elle aille souvent rendre visite à Mamina et vérifier qu’elle ne manque de rien.
Quand Zoé éteint son téléphone, une bouffée de chaleur l’envahit, elle est heureuse d’avoir échangé avec sa grand-mère et pu constater que celle-ci est en pleine forme et qu’elle a le moral.
- Si seulement je pouvais aller la voir plus souvent, et me rendre compte par moi-même qu’elle va bien … C’est tellement agréable de parler avec elle, elle est toujours intéressée et elle a de si bonnes idées … Dommage qu’elle soit focalisée sur un seul sujet en ce qui me concerne … J’imagine qu’elle fait pareil avec mes sœurs.
En descendant chercher le courrier dans la boîte aux lettres avec Peter, Zoé découvre un petit paquet arrivé par la poste qui provient de Londres. A l’intérieur, il y a une boîte enveloppée dans du papier doré et un petit mot ‘Joyeux Noël Zoé, à défaut d’avoir été là, un petit cadeau pour toi pour tout de même fêter l’événement, biz Zeb’. Zoé aime bien que Zebediah ait signé Zeb, c’est presque intime ! Elle déchire le papier et ouvre l’écrin où se trouve posé sur du velours rouge un bracelet en or avec une petite breloque qui représente un chat.
- Oh, s’écrie Zoé, c’est magnifique, j’adore ! et aussitôt elle accroche le bracelet à son poignet, prend une photo avec son téléphone et écrit un sms à Zebediah :’Merci Zeb pour le ravissant bracelet, c’est un très beau cadeau de Noël, il me va parfaitement ! biz’. Quelques instants plus tard, Zebediah répond ‘Je savais qu’il te plairait ! je n’ai pas pu résister quand je l’ai vu dans la vitrine. Content que tu l’aimes. Biz’.
Zoé virevolte avec son nouveau bracelet à son poignet, toute heureuse. ‘Dès qu’il y a un petit chat, je suis charmée ! mais je ne t’ai rien offert, moi …’ écrit-elle et Zebediah réplique : ‘aucune importance, je ne l’ai pas fait pour avoir un cadeau en retour, laisse moi profiter du plaisir de le voir à ton poignet, merci pour la photo !’ Puis il poursuit : ‘passe une bonne journée, tu fais quoi ?’ . Zoé sourit et répond : ‘je travaille ! aujourd’hui on va enregistrer de nouvelles vidéos pour les cours des enfants le mercredi. On va avoir un cuisinier indien, Ashwatthama, je vais le rencontrer chez lui’. ‘Tu es très occupée ! constate Zebediah. ‘Eh ! je suis salariée maintenant ! c’est très sérieux’ réplique Zoé en riant. ‘Félicitations Zoé, tu as réussi !’. ‘Oui, tu vois ! je n’en reviens pas moi-même, ça y est j’ai un vrai job !’. ‘J’y retourne, biz et à bientôt conclut Zebediah. ‘A bientôt, je t’embrasse, merci encore, je ne le quitterai pas’ répond Zoé, et Zebediah irradie de bonheur et de satisfaction, il sait déjà qu’il va aller acheter une deuxième breloque à ajouter au bracelet le soir même, celle en forme de petit chien. Et pourquoi ne pas prendre aussi celle en forme de cœur ?
- J’ai comme une prémonition, se dit-il, cette breloque va me porter chance. D’ailleurs les Anglais les appellent good luck charms [1], c’est qu’il y a une bonne raison ! Et je ne me trompe pas, elle m’a bien appelé Zeb ? yeeaaaahhhh !!!
Avant de partir travailler, Zoé emmène Peter en promenade et fréquemment regarde son poignet où étincelle le joli bracelet.
- Quelle délicate attention il a eu pour moi ! songe-t-elle. Finalement Mamina a peut être raison … Et Zoé sourit en se mettant à courir, Peter tout joyeux la suit en bondissant autour d’elle.
Une voiture qui passe le long du trottoir la klaxonne, Zoé s’arrête et se retourne, ce sont Stan et François qui font une patrouille dans le quartier, et avec de grands sourires ils agitent les bras depuis l’intérieur de leur voiture banalisée.
- Hey ! salut ! répond Zoé en leur faisant un petit signe de la main.
Pris d’une soudaine folie, le conducteur appuie sur l’accélérateur et la voiture s’éloigne à grande vitesse, comme poursuivie par un monstre à qui elle voudrait échapper.
- N’importe quoi ! Zoé éclate de rire, complètement fous ces deux là !
Deux minutes plus tard, la même voiture est de retour et s’arrête doucement le long du trottoir, après avoir fait le tour du pâté de maisons sur les chapeaux de roues. Stan et François descendent, eux aussi pliés de rire !
- Salut Zoé, bonne année ! que dis-tu de notre petite démonstration de vitesse ? dit Stan en embrassant Zoé.
- Je dis que vous êtes dingues !
- De temps en temps il faut savoir faire parler sa vraie nature profonde, intervient François en saluant Zoé à son tour. Bonne année !
- Oui, j’ai vu ! Vous allez bien ? Bonne année à tous les deux !
- Là c’est un peu calme après les fêtes, mais on n’est jamais à l’abri d’un appel en urgence, dit Stan en désignant du menton la radio qui grésille dans la voiture. Mais oui ça va. Tu vas où avec ton chien ? c’est nouveau ?
- C’est un cadeau de ma sœur qui est venue à Noël. Elle l’a trouvé dans la rue, il l’a suivie, et hop, on l’a adopté !
- Eh bien il a de la chance ce toutou, car s’il avait été ramassé comme chien errant, il ne serait peut être plus en vie aujourd’hui.
- Quoi ? s’écrie Zoé, un si gentil chien ? qui aurait le cœur de le tuer ?
- Il y en a trop qui trainent, on ne peut pas tous les garder.
- Alors là, c’est trop cruel, je ne suis pas du tout d’accord.
- Comment s’appelle-t-il ?
- Peter
- C’est un petit chien des rues, un petit bâtard bien sympathique, dit Stan en caressant Peter qui gambade autour de lui. Zoé, tu as trop de cœur, tu ne peux pas recueillir tous les chiens et tous les humains.
- Je sais, hélas.
- On suit l’avancement du dossier pour le migrant, Hassan, le garçon qu’on a vu avec toi le jour de la vandalisation, on a eu de l’information par la préfecture. Grâce à toi et tes amis, il est bien intégré. Tout va bien, son dossier est en bonne position.
- Oui, c’est formidable, vous verriez comme en si peu de temps il parle notre langue ! incroyable la volonté de progresser qu’il a. Il va bientôt prendre des cours de français pour pratiquer aussi l’écrit. Et il veut passer le bac et faire des études dès l’année prochaine. Dans son pays il étudiait les mathématiques, mais après ce qu’il a vu pendant la guerre, maintenant il veut faire médecine, il veut soigner les gens.
- Bel exemple, je suis admiratif Zoé.
- Vous le surveillez ?
- Non, pas spécialement, on sait qu’il est là, et en de bonnes mains. Et je te le répète, son dossier avance bien.
- Pour un peu je vous ferai changer d’avis tous les deux ! poursuit Zoé en riant, on peut sauver les gens !
- Toi, tu es un mauvais exemple Zoé, personne ne se préoccupe plus de personne de nos jours …
- Ce n’est pas une raison ! moi je fais selon mon cœur.
- Oui, on voit ça. Allez Zoé, pour information, on n’a toujours pas attrapé tes vandales, mais on progresse ! On a retrouvé le véhicule qui a servi de bélier contre votre porte, il était incendié et abandonné sur un terrain vague près d’une gare de marchandises, au Nord de Paris.
- Comment savez-vous qu’il s’agit de cette voiture précisément, si elle a été carbonisée ?
- C’est la police scientifique, ils ont étudié les impacts sur la voiture et sur la porte, et ils ont fait des rapprochements. Et ils ont visionné et analysé aussi les enregistrements des vidéos de surveillance. Bref, ils nous remis leur rapport et on ne met pas leur parole en doute !
- Ils ne sont pas revenus chez nous en tout cas, le garage est toujours en bon état.
- Ne t’inquiète pas, on y veille.
Zoé n’avoue pas aux deux policiers que Louis a aussi mandaté ses amis sans abri pour une discrète surveillance. Mais on dit que deux précautions valent mieux qu’une …
- Zoé, on y va, c’était bien de te voir.
- Au revoir messieurs les chevaliers servants ! dit Zoé en faisant une petite révérence.
- Salut et bisous à toi et à toute l’équipe !
Stan et François remontent dans leur voiture et démarrent au quart de tour. La voiture s’éloigne dans un crissement de pneus.
- Quels frimeurs ces deux là ! parce qu’ils sont beaux et séduisants, ils se croient tout permis, soupire Zoé, heureusement qu’ils sont très sympas, sinon ils seraient plutôt imbuvables car beaucoup trop sûrs d’eux et aussi beaucoup trop prétentieux !
Zoé reprend sa promenade interrompue avec Peter, toujours partant dès qu’il s’agit de courir ou de sauter. Le temps est frais mais sec, le ciel bien bleu et les hauts arbres étendent leurs branches noires dans l’azur comme pour aller plus haut chercher on ne sait quoi, peut-être simplement pour proposer un perchoir aérien aux oiseaux.
Les jardiniers municipaux ont balayé toutes les feuilles mortes, les employés de la mairie ont démonté les décors de Noël, la rue a retrouvé un aspect net et propre. Tout est prêt désormais pour attendre l’arrivée du printemps, la terre des bacs à fleurs a été retournée, les bulbes y sont plantés, les branches des arbres ont été taillées, même si les beaux jours sont encore loin.
Le téléphone de Zoé se met à vibrer, c’est Antoinette.
- Allô Antoinette ?
- Salut Zoé, dis-moi, quelqu’un m’a contacté par le site pour toi. Il dit qu’il te connaît et il veut ton numéro de téléphone. Il s’appelle Auguste Semeur.
- Auguste ? Zoé met quelques instants à se remémorer de qui il s’agit, et soudain se souvient que c’est l’ex d’Olympe. Oui, je l’ai rencontré une fois, tu peux lui donner mon numéro, même si je n’ai pas une super envie de le revoir.
- D’accord, je préférais vérifier avec toi d’abord.
- Il t’a dit ce qu’il voulait ?
- Non, apparemment te parler, c’est tout.
- Espérons que je pourrai vite l’expédier.
- Zoé, j’ai eu un autre contact aussi par le site.
- Dis-moi.
- C’est le fils de Louis.
- Ah bon ?
- Oui, il aimerait reprendre contact avec son père. Je ne sais pas comment il a su que Louis travaille pour le Faitout Magique. Je n’ose pas en parler à Louis, il a tellement de rancune vis à vis de sa famille. Il a fait une croix sur eux, il ne veut plus jamais en entendre parler.
- Oui je sais Antoinette. Mais il faut qu’il dépasse cette rancune, il doit écouter ce que son fils a à lui dire.
- Tu crois que je peux lui en parler ?
- Toi mieux que quiconque je crois, Antoinette.
- Toi ou moi Zoé, pas pour les mêmes raisons, mais toutes les deux il nous écoute.
- Essaie, si tu n’y arrives pas, j’essaierai moi.
- D’accord. Bon courage, je réponds à Auguste. Bises Zoé
- Bises Antoinette. Je passerai peut être en fin d’après midi te faire un petit coucou.
- Viens pour le thé ! Louis et Hassan seront là aussi.
- D’accord, je viendrai avec Peter le chien, mon nouveau compagnon ! nous sommes inséparables.
- Et Manon ?
- Très très jalouse, mais on se fait de gros câlins la nuit pour rattraper !
- Allez bisous, le travail m’attend.
- Moi aussi ! Si je ne peux pas venir parce que je finis trop tard, je te préviens par sms.
- D’accord, bisous.
Zoé ramène Peter à la maison. L’après-midi sera studieux avec le tournage de la vidéo chez Marceline et la rencontre avec Ashwatthama.
*
Marceline ouvre grande la porte et invite Zoé à entrer.
- Bonjour Zoé, ha ha ha, vous êtes bien à l’heure ! Regardez donc, j’ai mis mon beau tablier de cuisine. Marceline tourne sur elle-même, avec son tablier blanc enroulé autour de sa taille et noué sur son ventre. Vous voulez un peu de jus de bissap ?
- Non merci Marceline, il faisait froid dehors, j’aimerais mieux un petit café si vous avez ?
- Bien sûr, venez vite, je vous prépare tout ça.
La cuisine de Marceline est propre jusque dans les moindres recoins, tout brille, la vaisselle, les boutons des tiroirs, les portes des placards, les cuillers et couteaux dans un pot à côté de la cuisinière, et la table couverte d’une toile cirée verte avec des bananes.
- J’ai fait un ménage complet, pour que tout soit beau devant la caméra ! j’ai tout frotté et c’est impeccable. Voici le café, dit Marceline en tendant une tasse pleine et chaude à Zoé.
- Ah oui, c’est magnifique. Alors quelle recette allons-nous filmer ? vous savez qu’il faudra raconter aussi une histoire ? un conte du Sénégal pour les enfants.
- Pour ce qui est de la recette, je vais préparer un dégué, c’est un dessert fait avec du yaourt ou du lait caillé et de la semoule de mil, et on mélange aussi des raisins secs ou des fruits frais à la fin. Pour ce qui est du conte, je connais de belles histoires avec des animaux, tous les animaux sauvages, les lions, les éléphants, les lapins, les ânes, les chèvres. Et l’animal méchant dans tous les contes, c’est toujours l’hyène. C’est elle qui se fait attraper à la fin, les enfants adorent la voir punir ! Ha ha ha ! Et elle a un rire atroce que je sais bien imiter. Ils n’aiment pas non plus les vautours malfaisants qui rôdent autour des cadavres et cherchent la mort.
- C’est merveilleux Marceline, les enfants vont adorer ! mais ils vont avoir terriblement peur de l’hyène !
- Ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude de raconter ces histoires à ma famille, les enfants sont terrorisés par la hyène mais ils adorent se faire peur. Au fait, mes petits enfants sont là, vous croyez qu’ils peuvent assister ?
- Bien sûr ! je suis certaine qu’ils seront très sages, et puis ils pourront déguster le dégué en écoutant votre conte !
Marceline frappe dans ses mains, aussitôt une dizaine d’enfants accoure, tous plus beaux les uns que les autres.
- Ce sont tous vos petits enfants ? vous en avez tant que cela ?
- Non, mais quand j’ai dit que j’allais faire du dégué et raconter une histoire, et en plus être filmée, alors là tout le monde a voulu venir voir. Marceline éclate de son rire clair et enjoué.
Derrière la porte apparaissent timidement plusieurs mamans et quelques papas, habillés de leurs plus beaux atours, qui s’approchent et entrent tour à tour dans la cuisine. Certaines mamans portent même de tout petits bébés attachés sur leur dos.
- Mais tout le monde va entrer dans la cuisine ?
- On va s’arranger, ne vous inquiétez pas ! Ce sont mes enfants, mes petits enfants et des amis et des voisins, la famille quoi !
Zoé est un peu gênée car elle n’a pas de matériel pour filmer, juste son téléphone. Elle a peur que les spectateurs soient déçus par le côté amateur du tournage.
- Bon, tant pis, je n’ai pas les moyens de faire autrement.
Finalement chacun trouve une place, debout, par terre, sur les épaules. Zoé sort son téléphone et donne le top à Marceline qui commence par sortir les ingrédients et les ustensiles. Le silence est presque religieux dans la pièce, seule Marceline raconte, parfois en wolof, ce qu’elle fait. Comme habituellement, il lui arrive fréquemment de pouffer de rire quand elle se trompe ou quand elle dit une bêtise, et même parfois elle chante ou elle fredonne un air. Zoé se faufile à droite, à gauche, fait face, prend de dos, se fait soulever par un papa pour filmer en hauteur. Elle zoome aussi parfois sur les spectateurs dont la concentration et l’intérêt font plaisir à voir
Quand elle a terminé sa recette, Marceline la met au frais et explique que c’est l’heure du conte et que les enfants pourront goûter tout à l’heure. Puis elle ôte son tablier blanc et apparaît vêtue de rouge. Elle s’assoit sur une chaise, prend deux enfants sur ses genoux et commence à raconter avec sa gestuelle l’histoire du lapin, puis l’histoire de l’âne. Et quand apparaît la méchante hyène, son rire terrible fait crier les petits de joie et de peur mélangées, mais pour leur plus grand bonheur, elle finit toujours par se faire attraper et punir à la fin. Et bien sûr, il y a le roi des animaux, le lion qui impressionne les enfants, mais en même temps les fascine. Quand elle a fini son histoire, Marceline distribue des bols avec du dégué et tous se régalent.
Zoé montre une partie de son film à quelques parents, qui rend compte de l’émotion soulevée par Marceline, et surtout révèle son don de conteuse.
- Marceline, je crois que vous avez fait une fantastique démonstration. On va mettre le film en ligne dès ce soir, et il va voir du succès j’en suis certaine. Vous êtes vraiment douée !
- Regardez tous ces petits ici qui ont aimé l’histoire, et demain avec le film, beaucoup d’autres enfants pourront connaître les aventures des lions et des hyènes. Cà, ça me plait beaucoup. Merci Zoé, sans vous tout ça n’existerait pas.
- Grâce à vous Marceline, c’est vous qui avez du talent. Moi j’ai juste un téléphone …
- Taratata ! Zoé, j’ai un petit service à vous demander, poursuit Marceline en baissant la voix, et en attirant discrètement Zoé vers une autre pièce où il n’y a pas d’oreilles qui écoutent. Je voudrais savoir si vous pouvez prendre en stage dans l’équipe mon petit fils Mbamoussa. Il a seize ans, et ne veut plus aller à l’école. Il veut apprendre un vrai métier mais il traîne sans rien trouver avec des copains que je n’aime pas beaucoup, il est trop jeune, et moi je veux qu’il apprenne un métier, sinon il va mal tourner.
- Marceline, je veux bien qu’il vienne avec nous, on trouvera toujours quelque chose à lui faire faire, mais il ne sera pas rémunéré, vous savez qu’on vient à peine de commencer à gagner un peu d’argent, et il faudra partager avec tout le monde.
- Mais ça l’occuperait, il aime rendre service.
- Je vois deux choses qui pourraient l’intéresser : déjà aider Hassan et Théophraste pour les courses, et ça tombe bien on a deux vélos, mais on a besoin d’alterner. Et puis pour qu’il apprenne quelque chose d’utile qu’il pourra négocier plus tard, il pourrait travailler avec Antoinette sur notre site informatique.
- Ah Zoé, que vous êtes généreuse, c’est très bien. Ecoutez, je vais lui en parler et s’il est d’accord, on peut dire que c’est une affaire conclue ?
- Bien sûr Marceline, on n’est jamais trop nombreux dans notre association ! J’en parlerai à Antoinette et à Hassan dès que vous me direz ce qu’en pense Mbamoussa.
Marceline prend Zoé dans ses bras et la serre contre elle avec affection et reconnaissance.
- C’est comme si c’était fait, dit-elle. Je me charge de le convaincre et vite, ha ha ha !
Après l’avoir remercié pour sa démonstration, Zoé prend congé de Marceline et de tous les parents et enfants venus spécialement pour l’occasion. Encore secouée par la personnalité étonnante et les compétences de Marceline, Zoé se dirige ensuite vers l’appartement de Ashwatthama en se disant qu’elle a beaucoup de chance d’avoir fait la rencontre de cette femme exceptionnelle.
Ashwatthama accueille lui aussi Zoé chaleureusement, heureux de permettre d’ajouter des recettes indiennes au menu du Faitout Magique, pour faire découvrir des saveurs, des parfums, des épices venus d’ailleurs et chers à son cœur. L’affaire est négociée rapidement, et Zoé aide Ashwatthama à créer son compte sur le site en tant que cuisinier.
De retour chez elle, avant de mettre le nouveau film en ligne, Zoé échange avec Antoinette sur internet et demande à son amie de visionner le tournage pour lui donner son feedback.
- Désolée Antoinette, je viens de me souvenir que j’avais prévu de venir boire le thé chez toi, mais j’ai complètement oublié, et avec tout ce que j’ai fait cet après-midi, je suis épuisée, je n’ai pas le courage de ressortir. Je suis revenue directement chez moi en fait. Et pour tout te dire, je suis déjà en pyjama !
- Ce n’est pas grave, on boira le thé ensemble une autre fois. Demain par exemple, dit Antoinette malicieusement.
- Alors, si on regardait cette vidéo ? demande Zoé, pressée de savoir ce que pense Antoinette de son tournage.
- Je suis en train de le faire.
- Que penses-tu de la prestation de Marceline ? Incroyable, non ?
Antoinette est séduite elle aussi par la présence de Marceline.
- On dirait qu’elle était faite pour ce métier ! elle occupe tout l’écran, elle capte la lumière, elle parle juste, elle sait moduler sa voix, rire opportunément ! si j’osais, je dirais que c’est une grande actrice !
- Je suis d’accord, répond Zoé, elle est formidable. Dis-moi si on peut y aller.
- On peut, je ne vois pas de défaut majeur. Laisse-moi le regarder dans son intégralité, je ferai quelques arrangements et je le publie dès qu’il est prêt.
- Merci Antoinette. A propos, Marceline nous demande d’accueillir son petit fils de seize ans. J’ai proposé qu’il vienne t’aider un peu, il se formera au web, ça peut lui donner des idées pour plus tard.
- Très bonne initiative, j’ai bien besoin d’aide, et à cet âge les jeunes sont tout de suite habiles sur tout ce qui est intuitif. Il devrait rapidement acquérir des connaissances !
- C’est ce que je pensais, merci Antoinette. J’espère surtout qu’il va être intéressé par nos activités, sinon çà ne servira pas à grand chose. Mais on doit essayer tout de même. A demain.
- Salut Zoé.
Zoé est fière de son après-midi bien rempli. Elle referme le couvercle de son pc et s’étire de tout son long. Manon est allongée sur le sofa à côté d’elle, et Peter dort à ses pieds.
- Je suis bien entourée et bien gardée par vous deux qui dormez tout le temps ! quels paresseux vous êtes ! dit Zoé en regardant ses deux compagnons avec tendresse. Ah, mon téléphone vibre ! numéro inconnu ? je réponds ou pas ? j’ai un peu la flemme, je n’ai pas trop envie de parler … Bon, allez je tente. Allô ?
- Allô Zoé, bonjour, c’est Auguste Semeur, tu te souviens de moi ?
- Mais oui, qui pourrait oublier les circonstances de notre rencontre ! répond Zoé en riant. J’ai eu la honte de ma vie devant toi et tes amis … grâce à Olympe.
- C’est à toi que je voulais parler.
- Je t’en prie, que veux-tu ?
- Par hasard, en naviguant sur internet je suis arrivé sur ton site, et j’ai l’impression que vous êtes en pleine ascension.
- Par hasard ? tu en es bien sûr ? tu ne cherchais pas plutôt à nous connaître ?
- Si, j’avoue, j’étais curieux après notre rencontre. Alors, comment ça fonctionne votre affaire ?
- Pour l’instant ça ne va pas trop mal, sachant qu’on est parti presque de zéro et qu’on a très peu de moyens.
- Justement j’aimerais te parler de cette histoire de moyens, car c’est mon métier d’aider à faire prospérer des sites internet, et je pense que je pourrais t’aider à booster ton site avec simplement quelques bonnes pratiques.
- Tu veux dire qu’actuellement tu le trouves un peu nul notre site ?
- Non, pas du tout. Je veux dire qu’on peut largement l’améliorer pour attirer plus de clientèle et plus de cuisiniers J’ai l’impression qu’on pourrait en faire quelque chose de vraiment bien. Il y a de la bonne matière à travailler, du potentiel, des idées, je suis intéressé.
- Merci pour cet honneur. Mais tu ne connais pas notre nombre de clients ni de cuisiniers ?
- Non, pas précisément, mais comme je te l’ai dit, c’est mon métier d’évaluer les sites. Du coup, j’ai bien une petite idée, compte tenu de votre offre, de l’organisation en place et du volume de clients et de cuisiniers.
- Tu peux toujours me donner des idées, à condition de ne pas les facturer au tarif consultant, et je prendrai ce qui me plaira. Si ça ne me plait pas, je n’en voudrai pas, il ne faudra pas m’en vouloir !
- Tu sais ce que tu veux, c’est très bien. Souvent nous avons des clients qui hésitent, et ce n’est pas bon pour le commerce.
- Donc c’est pour le business que tu veux qu’on se voit ?
Quelque part Zoé est soulagée, elle redoutait d’affronter l’ex d’Olympe dans une relation d’amitié.
- Oui et non … je reconnais que c’est une bonne entrée en matière, mais j’ai aussi envie de te revoir toi, on est allés un peu vite la première fois.
- Oui c’est vrai. Mais j’étais très en colère contre Olympe et je n’avais pas du tout la tête à prendre un verre entre amis. De plus, et je vous comprends, je devais avoir l’air si ridicule qu’il était facile et tentant de vous moquer de moi.
- On s’est moqués gentiment … c’était drôle en fait.
- Ah non, ce n’était pas drôle du tout. c’était totalement pathétique. D’ailleurs cette ‘pauvre‘ Olympe EST toujours assez pathétique, avec ses idées fantasques et ses complexes abracadabrants.
- Eh bien tu fais un portrait d’elle au vitriol, pire que le mien.
- C’est qu’elle me joue toujours des tours désagréables, et que je n’ai pas spécialement de plaisir à la voir.
- C’est réciproque, mais pas pour les mêmes raisons. Alors, on dit demain soir au Café Jaune, rue de la D. ?
- Si tu permets, je préfèrerais ailleurs, ce café me rappellerait de trop mauvais souvenirs, je ne veux plus y mettre les pieds.
- Comme tu le souhaites, que suggères-tu ?
- Le café des Amis, il est juste en face et à mon sens beaucoup plus accueillant.
- C’est d’accord. Vingt heures demain, et après on ira dîner, je connais un petit restaurant excellent juste à côté.
- D’accord, merci, à demain, et j’amène mes dossiers, conclut Zoé en riant et en terminant l’appel. Tiens, poursuit-elle en voyant qu’un sms est arrivé entre temps, c’est un petit message de Cezary. Elle lit : ‘Salut Zoé, tu n’as pas oublié notre rendez-vous ce soir ? je viens pour faire des améliorations sur ton site. Biz’ Décidément pense Zoé, ils veulent tous optimiser notre site qui est déjà si beau ! Et Antoinette s’en occupe constamment, alors que faire de plus ? Bon c’est vrai, j’avais un peu omis qu’il passait ce soir. ‘Mais non je n’ai pas oublié, répond-elle en arrangeant la vérité à sa manière, tu peux passer quand tu veux, à tout de suite’. Et Cezary réplique aussitôt : ‘En fait, je suis devant ta porte, mais je n’étais pas sûr que tu te souviennes de ma visite et que tu sois là, alors j’ai préféré vérifier d’abord. Tu viens m’ouvrir ?’
Zoé se lève et cours vers la porte, bousculant Peter qui se précipite à ses côtés dans le couloir en jappant. Cezary est debout dans l’embrasure, toujours ébouriffé avec son éternel sac pour transporter son portable et ses lunettes qui ont glissé le long de son nez.
- Salut mister !
- Salut miss ! ça va ? tu as un chien maintenant ?
- Cadeau de Ninon ! un chien trouvé dans la rue qui nous a adoptés avant que nous l’adoptions ! Il s’appelle Peter, tu ne trouves pas qu’il a un petit air britannique ? Je ne sais pas si c’est à cause de son nom ? ou l’inverse ?
- Il est trop beau !
Cezary est tout heureux de caresser le chien qui saute autour de lui. Au fond du couloir, Manon regarde la scène avec dégoût et un possible soupçon de jalousie.
- Comment s’entend-il avec Manon ?
- Ils sont envieux l’un de l’autre, mais quand on n’est pas là, ils dorment l’un contre l’autre … comme une paire d’amis ! répond Zoé fière et attendrie devant ses animaux. Bon, qu’est-ce que tu racontes Cezary ? tu veux une tasse de thé ?
- Bien évidemment, retrouvons nos bons vieux réflexes ancestraux !
- Comment va Marie-Christine ?
- Elle va bien. Tiens, regarde, j’ai quelque chose pour toi. Cezary fouille dans son sac et en sort un paquet enveloppé dans plusieurs épaisseurs de papier journal écrit en polonais. Je t’ai rapporté un petit souvenir de Pologne.
- Tu y es allé ?
- J’ai économisé sur mes premiers salaires pour enfin pouvoir retourner voir ma famille à Varsovie. J’ai fait l’aller et retour pour fêter la nouvelle année, je me l’étais promis.
- Ta famille et toi deviez être heureux de vous revoir après si longtemps !
- Tu peux le dire, j’ai cru que ma mère allait m’étouffer quand elle m’a serré dans ses bras ! Et je suis le petit de la famille qui a réussi, tu imagines sa fierté !
- Sans problème, je connais ça aussi un peu chez moi ! mais je ne suis pas allée aussi loin que toi !
- Elle ne m’a pas quitté des yeux pendant tout mon séjour ! Je ne savais pas où me mettre pour avoir une seconde de liberté et appeler Marie-Christine !
Zoé déplie le papier journal et trouve un grand bol de porcelaine bleue marine, peinte à la main de ravissantes petites fleurs et motifs bleu clair et blancs.
- On dirait la même porcelaine que tu avais utilisée pour les premières photos de notre site ! c’est très beau, j’adore !
- Oui c’est exactement ça, je me suis dit que c’était approprié, et puis c’est ma façon de fêter ta réussite, ma petite contribution à ton succès ! Tu pourras faire d’autres photos avec ce bol pour le Faitout Magique.
- Quelle délicate idée, merci du fond du cœur. Mais tu as déjà largement contribué en m’aidant à faire le site au démarrage.
- De rien ! tout ça c’est juste naturel quand on est amis ! Et je suis content de t’offrir quelque chose d’authentique de chez moi. Tu me sers le thé et on s’y met ?
- Je vais le préparer, installe-toi, tu peux pousser Manon, elle prend toute la place sur le sofa. Tu as des nouvelles récentes d’Alphonse ? poursuit Zoé avec appréhension, je n’ai pas eu le temps de le contacter ces derniers jours.
La vérité est que Zoé n’ose pas appeler Alphonse. Il va bientôt apprendre que, même si on lui retire les plâtres, il ne pourra plus se lever et marcher comme avant et qu’il est désormais condamné à rester dans un fauteuil roulant. Sachant combien il peut être dépressif quand il est contrarié, elle redoute qu’Alphonse ne tombe malade et éprouve déjà une grande peine pour lui. Et surtout elle se sent totalement impuissante à l’aider dans son malheur, car lui seul pourra trouver l’énergie pour se battre et se forger une nouvelle existence. Quand elle essaie d’imaginer le moment où Alphonse sera informé de la terrible nouvelle, Zoé en frissonne par avance.
- Oui, répond Cezary avec entrain. Je l’ai vu il y a deux jours, tu sais on joue ensemble à la console, à toutes sortes de jeux vidéos. Du coup on se réunit assez souvent, on fait ça quand les filles sortent ou bien quand elles restent chez elles et on reste parfois toute la nuit …..
- Ah bon ? je ne savais pas ! vous êtes des no life ! Les filles apprécient ?
- C’est notre péché mignon … on ne s’en vante pas trop vu qu’on est un peu des geeks et on n’a pas envie qu’on se moque de nous. Enfin pour tout te dire, non, ça ne plaît ni à Marie-Christine ni à Olympe, alors on fait ça discrètement. Mais à toi je peux bien l’avouer, tu n’iras pas vendre la mèche … bref, on s’est vu avant hier Alphonse et moi. Il va bien, surtout depuis qu’il n’a plus ses plâtres. Bien sûr il ne marche pas encore très bien, il a de la rééducation à faire pendant un bon bout de temps, mais au moins il peut se déplacer avec des cannes, il n’est plus dans son fauteuil. Et du coup il est beaucoup moins stressé et agressif.
- Attends, l'arrête Zoé, sidérée, en posant sa main sur le bras de Cezary, tu viens de me dire qu’il remarche, qu’il peut se mettre debout et bouger les jambes ?
- Euh … oui, c’est ce que marcher veut dire …
- Oui, je vois, parvient à articuler Zoé avec peine tant sa gorge s’est crispée.
- Désolé Zoé, je ne comprends pas très bien ?
- Tu veux savoir ? il y a deux mois, Olympe m’a dit qu’Alphonse avait été blessé à la colonne et qu’il ne remarcherait pas. Cà fait deux mois que je me torture pour n’en parler à personne, j’ai juré de garder le secret pour ne pas lui faire de mal. Et en fait, il va très bien ? il marche sans problème.
- Bah oui … enfin il n’est pas complètement remis, mais a priori ça va s’améliorer au fil du temps, et assez vite puisqu’il est jeune.
- Donc Olympe s’est moquée de moi … je me suis fait du mal pour rien. Je suis très heureuse du dénouement pour Alphonse, et très soulagée, mais alors Olympe …. je vais avoir du mal à lui pardonner.
- J’avoue qu’elle est totalement perverse.
- Totalement. Pourquoi me raconter un truc pareil, aussi abracadabrant alors qu’il n’y avait aucune raison de le faire ?
- Elle ne pense qu’à te faire du mal tellement elle est jalouse de toi et de ta réussite.
- Pouh ! c’est une malade ! elle aussi réussit très bien, elle est en train de monter sa collection de mode, c’est la chance de sa vie.
- Tu veux rire ! elle n’y arrive pas, elle a été trop ambitieuse. Et je peux te dire aussi que ce qu’elle produit est nul. Cà c’est Marie-Christine qui me l’a dit, elle a vu quelques croquis de modèles et des photos, elle voit ça avec des yeux de fille. Et je ne suis pas loin de croire qu’Alphonse pense la même chose, il fait toujours des petites remarques moqueuses et pas très gentilles quand Olympe essaie de se faire valoir avec ses créations.
- Et elle est si imbue d’elle-même qu’elle ne comprend pas la plaisanterie ?
- Exactement.
- Eh bien elle risque de bien se planter, et crois-moi, ce n’est pas moi qui irai l’aider à sortir du trou. Qu’elle y reste, cette punaise vivante.
- Zoé, ne dis pas de vilenies ! Viens là, qu’on améliore ce site. Tu sais la technique, c’est factuel, ça marche ou ça ne marche pas, ça ne fait pas d’histoires comme les filles.
- Désolée Cezary, elle est nulle ta remarque, toutes les filles ne font pas d’histoires, évite de généraliser ! Ne t’inquiète pas, je m’en vais lui dire ce que je pense à Olympe, elle va m’entendre.
- Bon Zoé, est-ce que tu te souviens qu’on doit mettre un lien vers le site du restaurant de Saïd et Violette ?
- Mais oui, bien sûr !
- J’y vais alors !
Quand Lucia arrive en fin de soirée, Zoé et Cezary lui racontent la mauvaise plaisanterie d’Olympe. Tout en se faisant chauffer une soupe épaisse aux légumes, Lucia enrage de savoir ce que cette fille a fait à Zoé.
- Ma che ragazza tanta orribile, questa Olympe. Non è possibile continuare a vederla, dimenticala [2] ! Lucia parcourt la pièce en faisant de grands gestes désespérés pour exprimer sa colère. Falla sparire nel pozzo, non vederla più, non risponde più alle sue chiamate ! comportati come se non fosse mai esistita. [3]
- Pas facile à faire, car elle est du genre à harceler si tu ne réponds pas. Et puis je veux lui dire ses quatre vérités, je veux m’offrir enfin une fois ce luxe.
- Non voglio mai vederla qui. [4]
- Va bene, neanch'io voglio [5].
- Ah Zoé, je suis très fière ! quand tu es en colère, tu me réponds en italien ! che soddisfazione ! che cosa meravigliosa ! [6]
- Allez, on termine avec Cezary et tu nous fais aussi chauffer un bol de soupe ? abbiamo fame [7]
- Subito ! Vuoi latte o formaggio con la zuppa ? [8]
- Latte per me [9], et pour toi Cezary ?
- Mleko też dla mnie [10], répond Cezary du tac au tac en polonais.
- Quoi ?
- Arrêtez vos bêtises, andiamo, al tavolo. Latte per tutti [11]!
- Przybywamy [12], insiste Cezary avec humour, en éclatant de rire devant la mine déconfite de Lucia. trochę polskiego do zmiany ! [13]
- Tu m’as eu ! répond Lucia en riant à son tour ! mi hai preso in giro [14]!
Tous s’installent autour de la petite table, et dévorent la soupe avec du bon pain croustillant et du fromage de chèvre frais. Des poires du jardin de Gustave et Honoré composent le dessert de ce dîner improvisé.
*
A peine Cezary est-il parti que Zoé s’isole dans sa chambre et appelle Olympe.
- Allô, rugit-elle dès qu’elle entend la voix d’Olympe.
- C’est toi Zoé ? pourquoi tu m’appelles si tard, j’étais à moitié endormie.
- J’ai appris une belle histoire ce soir.
- Ah oui ? laquelle ? s’impatiente mollement Olympe, peu intéressée et pressée d’aller dormir.
- Pourquoi m’as tu fait croire que la colonne vertébrale d’Alphonse était endommagée et qu’il ne pourrait plus marcher ? Cezary m’a dit qu’il n’avait plus ses plâtres et qu’il se déplaçait tout seul maintenant !
- Tu me déranges pour un truc pareil ? Mais tu ne m’as jamais posé de questions ! tu avais bien trop peur de la réponse. Tu es tellement crédule, on peut te dire n’importe quoi et tu gobes. C’était une blague. Olympe semble être sortie de sa léthargie.
- C’est une plaisanterie plus que douteuse et de très mauvais goût, ça fait deux mois que je me fais du souci pour Alphonse et toi tu devais bien rire dans mon dos.
- Tu n’avais qu’à demander. Et non, je ne me moquais pas de toi. Figure toi que j’ai oublié depuis longtemps ce que je t’avais dit. Je n’y pensais plus, ça m’était passé par la tête ce jour là, j’ai dit n’importe quoi, et hop, la petite Zoé est partie au quart de tour et s’est fait tout un film à propos de son cher Alphonse.
- Non, tu te trompes, c’est mon ami et je me suis inquiétée pour sa santé.
- Ce n’est pas ton problème, qu’est-ce que ça peut bien te faire ?
- Je viens de te dire que c’est mon ami, je m’intéresse à ce qui lui arrive, en bien comme en mal.
- Ecoute Zoé, ce n’est pas de ma faute si tu es naïve et que tu crois tout ce qu’on te raconte. Là, j’ai envie de dormir alors je vais te souhaiter une bonne nuit et raccrocher. Ne t’inquiète plus pour Alphonse, il est entre de bonnes mains, les miennes. Alors occupe-toi de ton Zebediah et laisse moi tranquille.
- Alors je vais te le dire Olympe, je vais te laisser tranquille, c’est tout ce que je demande, mais alors je ne veux plus te voir. Tu disparais de ma vie, c’est terminé, salut.
- Mais Zoé, je t’appelle demain, ne t'énerves pas comme ça.
- Tu m’as bien comprise Olympe, tes plaisanteries, tes bêtises, je n’en veux plus. Je ne veux plus te voir.
- Zoé, tu es en colère, ça ira mieux demain. Bonne nuit, je tombe de fatigue, et Olympe raccroche au nez de Zoé, laissant celle-ci dans une rage encore plus grande.
- Je la déteste, je la déteste, je la déteste !!! dit Zoé en frappant son oreiller avec ses poings, sous les yeux médusés de Manon et de Peter qui ne comprennent rien à l’agressivité de leur maîtresse.
Petit à petit Zoé se calme et sort finalement dans le couloir pour aller prendre une douche et laisser couler l’eau très chaude sur sa tête.
Lucia l’appelle de sa chambre avant qu’elle n’atteigne la salle de bains.
- Tu l’as appelée ?
- Oui, répond Zoé de l’autre côté de la porte.
- Et elle a été odieuse ?
- Je lui ai dit que je ne voulais plus la voir et elle m’a répondu à demain. Elle m’a dit que j’étais crédule et naïve et que je gobais tout ce qu’on me disait.
- Elle n’a peut être pas tout à fait tort, constate Lucia en adoucissant un peu son propos, mais c’est ce qui fait ton charme.
- Quand il s’agit de la santé d’une personne, il y a des plaisanteries qui ne doivent pas être faites. C’est sérieux, il n’y a pas matière à rire.
- Elle est stupide et malade dans sa tête, alors n’insiste pas. Un jour tu seras vengée de sa méchanceté.
- Tu crois ?
- J’en suis certaine. Va donc prendre une bonne douche et dors bien. L’essentiel dans cette histoire est qu’Alphonse va guérir.
- Tu as raison, c’est tout ce qui compte.
- Certo, ho sempre ragione, non dimenticarlo
- Non risquio !
- Ha ha ha ! ci divertiamo ! buena notte, Zoé [15]
- Dobranoc [16]
- Cosa ? [17]
- C’est du polonais
- Hey, mais tu te moques ?
- Tu vois, c’est facile, moi aussi je sais faire.
- Grazie per la lezione [18], merci pour la leçon. Eh bien, tu peux te moquer d’Olympe alors, puisque tu sais faire ! Alors fais le pour de bon !
- Tu as raison, c’est une très bonne idée, il faut que j’y réfléchisse.
Et Zoé s’engouffre dans la douche et tourne le robinet pour faire couler l’eau brûlante.
Lorsqu’elle ressort quelque temps plus tard de la salle de bains dans un nuage de vapeur, elle a retrouvé une certaine sérénité. Lucia a raison, le seul bon côté de la mésaventure est qu’Alphonse n’a pas de séquelles de son accident. Il va guérir lentement, mais il retrouvera toutes ses facultés.
Zoé se sent soulagée par rapport à toute l’angoisse qu’elle a ressenti depuis qu’Olympe lui a raconté le mensonge. Allongée dans son lit, elle laisse son esprit vagabonder tandis qu’elle caresse Manon étendue contre elle qui fait la danse du lait avec satisfaction. Elle est un peu vexée que Lucia la trouve naïve, elle se sent stupide et manipulable.
- C’est vrai que je me laisse embobiner facilement, pense-t-elle. Je ne serai pas de taille à lutter contre Auguste, il doit être habile à embobiner les gens. S’il est mal intentionné, je vais tomber dans son piège. Mais justement, puisque je le sais, je dois rester sur mes gardes et faire attention de ne pas me faire avoir. Cette histoire lamentable doit me servir de leçon.
Zoé est prête à s’endormir quand son téléphone vibre sous le lit. C’est Louis.
- Zoé ? il y a une urgence absolue dans la voix de Louis qui se brise soudain.
- Que se passe-t-il Louis ? tu vas bien ?
- C’est Soledad …
- Il lui est arrivé malheur ?
- Elle a été emmenée à l’hôpital, on l’a trouvée inanimée dans la rue, en hypothermie grave, et elle est si faible et sous alimentée que les médecins craignent pour sa vie.
- C’est terrible, que puis-je faire pour aider ? demande Zoé
- Tu peux venir maintenant ? c’est à la Pitié Salpêtrière, je suis avec elle, on est encore aux urgences mais elle va être déplacée.
- Je m’habille et j’arrive tout de suite.
- Zoé ?
- Oui Louis ?
- Je ne te l’aurais pas imposé si j’avais pu, car tu vas être choquée par sa faiblesse, mais j’ai besoin de toi.
- Toi ?
- Oui, moi. Je me sens seul et je ne suis qu’un homme, j’ai besoin de ton amitié et ton soutien pour m’aider à supporter cette épreuve. Et Soledad te connaît.
- Mais je ne l’ai vue qu’une fois … elle ne se souviendra même pas de moi.
- Cà n’a pas d’importance. Je ne veux pas l’abandonner en ce moment, elle n’a personne d’autre. Et tu es la seule personne assez forte pour m’aider dans cette détresse, et tu es une femme. S’il le faut, elle se confiera à une femme. Je ne peux pas le demander à Antoinette, elle serait ravagée, et elle ne supporte plus les hôpitaux après son cancer.
- C’est d’accord, j’arrive tout de suite Louis, dit Zoé sans plus poser de questions.
- Merci Zoé. Dépêche-toi si tu peux, il est possible qu’elle n’en ait plus pour longtemps.
Zoé se lève et s’habille en quelques instants sous les regards mornes de Manon et Peter encore à moitié endormis. Elle attrape manteau, sac et chaussures et appelle un taxi en descendant l’escalier à toute vitesse, pas question de perdre de temps.
- Lucia, je pars pour l’hôpital, Soledad l’amie de Louis se meurt et il veut que j’y aille, s’écrie-t-elle avant de partir en claquant la porte.
- Courage. Mes pensées avec toi, répond Lucia dans le noir. Chiamami se hai bisogno di qualcosa, verrò in aiuto.
- Grazie. [19]
Zoé dévale l’escalier, elle pressent déjà que le moment qu’elle va vivre sera terrible et douloureux, et que Louis sortira forcément blessé par le drame qui est en train de se dérouler. Depuis son échange avec Eusèbe, elle sait que Louis a tenu à cette femme et qu’il ne l’abandonnera pas pendant ses derniers moments. Cette histoire-là ne pourra jamais être partagée avec Antoinette, Zoé est la seule personne qu’il a pu appeler pour venir le soutenir.
[1] Breloques porte bonheur
[2] Mais quelle fille horrible cette Olympe ! Ce n’est pas possible de continuer de la voir, oublie-la !
[3] Fais la disparaître dans le puits, ne la vois plus, ne réponds plus à ses appels : fais comme si elle n’existait pas !,
[4] Je ne veux plus jamais la voir
[5] C’est bon, je ne veux plus la voir non plus.
[6] Quelle satisfaction ! quelle chose merveilleuse!
[7] Nous avons faim
[8] Tout de suite ! Tu veux du lait ou du fromage avec la soupe ?
[9] Du lait pour moi !
[10] Du lait pour moi aussi
[11] Allons, à table. Lait pour tout le monde
[12] Nous venons
[13] Un peu de polonais pour changer !
[14] Tu t’es moqué de moi !
[15] C’est sûr, j’ai toujours raison, ne l’oublie pas !
Je ne risque pas
Ha ha ha ! On s’amuse ! Bonne nuit
[16] Bonne nuit
[17] Quoi ?
[18] Merci pour la leçon !
[19] Appelle-moi si tu as besoin de quelque chose, je viendrai en aide.
Merci.