(Éclaircissement)

 

 

L'enceinte du studio ouvre sur une véranda où viennent se rassembler les musiciens, pendant leurs pauses ou avant et après leur répétitions. Des tables et chaises en fer forgé, d'un autre âge, les y accueillent. Une machine à café les réchauffe de breuvages plus ou moins dilués. Des cendriers trainent ça et là. Un tableau affiche le planning du jour des cabines. Quelques publicités de concerts envahissent les portes vitrées ainsi que des rendez-vous artistiques, de la vente et location de matériel, deux ou trois petites annonces de recherche de musicien. Passée les portes plus personne ne fume, on parle bas par respect, on arbore un visage et un comportement sérieux, une aura studieuse flotte ici.

 

Lorsque Yann et Steph arrivent, Gabriel est déjà sur place à discuter avec le gérant. Math vient de prévenir qu'il sera un peu à la bourre et aucune nouvelle du batteur. Il est encore tôt, personne ne s'inquiète donc des retards. Pour l'heure Yann récolte un sourire et un baiser rapide de son chéri, on s'installe dans le studio habituel et Steph termine de décharger le matos d'un peu tout le monde.

Vingt minutes plus tard, alors que Gabriel commence à s'impatienter le guitariste rythmique arrive enfin. Un problème imprévu de carburateur l'aura obligé à emprunter la voiture d'un ami.

Il faudra encore attendre quinze bonnes minutes pour que le batteur aux cheveux violets se pointe, le pack de bières à la main et la clope au bec. Steph garde le silence, Math se fait tout petit, Yann est étonné autant par le look que l'air j'men foutiste du personnage quand à Gabriel, il fulmine.

Le batteur, lui, semble des plus à l'aise.

- Hé Salut man ! lance celui-ci. Alors c'est toi le nouveau ! Yééé t'as dû coucher pour arriver là avoue hahaha !

Yann n'a pas le temps de répondre.

- Ça va, c'la fête ? ne peut s'empêcher de l'apostropher le leader. Tu d'vrais arriver plus tard encore !

- Cool, je suis là mec, t'excite pas, peace !

- C'est bon, Gab' moi aussi j'étais en retard, lâche Math pour sa part un peu mal à l'aise.

- Ha tu vois ! réplique le batteur.

- Nan, c'pas bon, Math a prévenu au moins !

- Ok, la prochaine fois je t'enverrais un télégramme, bon on va jouer là ? Ou tu veux faire un colloque sur l'art du respect de planning.

- T'nous fais perdre un temps précieux, être à l'heure c'est une évidence pour tout l'monde sauf pour toi, y'en a marre.

L'homme débraillé aux cheveux violets se contente de s'installer derrière sa batterie, affichant un sourire moqueur.

Yann observe la scène en silence, visiblement son copain n'apprécie pas le manque de sérieux. Le ton est donné.

 

 

Le calme revient lentement, Yann, assis sur un tabouret, change les cordes de la basse de remplacement, la même qu'il a amené la dernière fois, en l'occurrence il s'agit en fait de celle de Gabriel.

- Tu portes la basse drôlement haute dit donc, remarque Math.

- Oui, je n'aime pas quand ces choses pendouillent, raille Yann en forme.

- Gay follasse et roux, putain tu cumules ! lance le grateu sans prendre de gant. En passant, j'ai adoré ta façon de jouer la dernière fois mais j'ai vraiment hâte de te voir à l'œuvre avec ta propre basse.

Les yeux du guitariste lorgnent la housse qui trône au fond du studio depuis son arrivée.

- Pour te montrer ce que je vaux avec mon gros engin, je suis à toi dans cinq minutes ! ricane le rouquin, étonné que Math ai découvert son secret capillaire en dessous sa teinture noire bleuté.

- Tant que ça n'est pas une proposition indécente, ça me va ! réplique hilare le chevelu.

- Ho ! Mais quel cochon ! feint « l'outragé » le sourire en coin aux lèvres.

 

- Ne fais pas gaffe aux élucubrations de Math et évite de le pousser trop loin, intervient Steph peu habitué à ce genre d'ambiance de travail.

C'est alors qu'ils finissent de s'installer pour commencer les balances que Yann  sort enfin son instrument.

- La voilà enfin LA basse, s'extasie soudainement le guitariste rythmique. C'est bien une Fender, Gabriel nous en a parlé mais la voir en vrai whoua ! 

- Haha, un connaisseur, s'enorgueillit Yann pas peu fier. Elle n'est pas à vendre ! prévient toutefois le bassiste.

- De toute façon je ne joue pas de basse, ça attire pas les gonzesses ! répond goguenard le métaleu.

- Haaa ! C'est pour çaaa ! Je me suis toujours demandé pourquoi je ne les attirais pas non plus ! s'amuse le bassiste.

- Heu...

Pour le coup, Math hésite à répondre.

- Haha ça doit être le manche, trop long, insiste Yann amusé. Sûrement qu'elles n'assument pas les gros calibres, ça ne titille que les mâles.

- Z'avez finit d'dire des conn'ries oui ? les interrompt enfin Gabriel.

Yann baisse la tête aussitôt pris en faute.

- On fait la causette ! affirme de son côté, Math plus joyeux qu'à son arivée.

- Sauf que Math, on est pas là pour faire la causette just'ment, le studio c'pour travailler ! s'énerve Gabriel déjà pas à prendre avec des pincettes ce soir.

- Ils tentent de faire connaissance, les défend Steph.

- En arrivant dix minutes avant l'début d'la répèt' Math aurait pu avoir tout l'temps qu'il faut pour échanger des ânn'ries avec les autres. Là maint'nant on bosse sur les morceaux qu'on a d'jà prévu d'travailler, vous attendrez la fin pour faire ot' chose et l'premier à qui ça plait pas y s'casse !

Quelques grognements et soupirs accompagneront la reprise du travail dans un silence relatif.

Pour le reste des trois heures prévues, elles se dérouleront comme Gabriel l'a décidé à l'origine, on planchera sur les idées nouvelles à ajouter à certaines chansons et chacun se placera par rapport aux autres sur les morceaux les plus aboutis. Si les membres du groupe, ce soir là, n'apprirent pas à se connaitre socialement, ils purent au moins juger du potentiel de chacun.

 

*

- Tu es dur avec tes potes, je trouve, estime Yann.

- C'pas mes potes, c'des collègues d'travail.

- Je vois...

- Quoi ?

- Rien.

- Nan vazy déballe !

- Faut qu'il y ait une bonne entente, enfin je pense, tu ne crois pas ? C'est quand même pas un job comme un autre.

- T'veux m'apprendre comment monter un groupe ? J'crois qu'avec ton équipe d'bras cassés t'es loin d'avoir les compétences nécessaire pour m'faire la l'çon.

- Hé chéri m'agresse pas d'accord ? Je ne fais la leçon à personne et nous on jouait pour s'amuser d'abord.

- Aucun rapport, moi c'du sérieux !

- Ça c'est bon, j'ai compris. Mais je suis pas stupide ! Ça m'empêche pas d'avoir un jugement.

- Moi non plus ch'uis pas idiot, t'crois qu'parce que t'es plus vieux qu'moi t'vas forcément pouvoir donner tes conseils sur tout ?

- Encore ça... Je te signale en passant que c'est toi qui m'as demandé de dire ce que j'avais sur le cœur.

- Bien sûr ! Tu m'lances des réflexions en l'air...

- ...

Yann soupire et détourne son regard, ils continuent de marcher dans les couloirs du RER en silence. L'atmosphère entre eux est tendue et alors que la main de Yann glisse en dehors de celle de Gabriel, celui-ci réagit.

- Ça y'est t'vas encore faire la gueule !

- Excuse-moi d'être sensible, tu es tellement méchant avec moi des fois ces derniers temps, tu ne t'en rends même pas compte.

- ...

-  Ils ne sont peut-être pas tes amis mais moi je suis ton petit copain tout de même !

- Et quoi ? T'crois qu'parce qu'on couche ensemble t'vas avoir un régime à part au sein du groupe ?

Yann le dévidage alors sidéré.

- Alors là c'est la meilleure ! Évidement ! J'espère bien ! Nan mais quoi, je suis pas ton pote ni ton employé ! Ni même une pute quoi « Parce qu'on couche ensemble. » Hoooo nan mais tu exagères ! On va passer très peu de temps tout les deux sur la semaine, les périodes en studio font parties des rares moments où l'on pourra se voir, j'ai pas envie que tu continues à me parler comme à un chien ou que tu me traites comme un étranger !

- J'crois que t'as pas bien pigé l'deal, en studio on bosse et c'est tout. C'du sérieux, j'joue ma vie là, j'pensais avoir été clair là-d'ssus. D'quoi ça va avoir l'air si j'fais une différence avec les autres hein !? s'exclame le leader du groupe.

- Tu auras peut-être l'air humain s'pèce de sans cœur ! râle son copain.

- Écoute si ça t'convient pas...

- Quoi ?

- Rien... tu m'énerves.

- Si, va au bout de ta phrase ! insiste le réunionnais.

- ...

- Alors je vais t'aider, si ça ne me convient pas, je ne participerais pas à ton groupe, point, finit-il par annoncer.

- C'quoi ça, une menace ? râle l'autre.

- Non c'est la réalité, je ne supporterais pas que tu me maltraites encore.

- Que j'te... nan mais s'qui faut pas entendre j'te jure, vraiment nawak ! proteste-t-il.

- ...

- Ho putain t'vas pas t'refoutre à chialer quand même... Bordel t'fais ça d'puis qu'ch'uis parti, mais t'étais pas comme ça avant hein !

- Et toi tu n'étais pas indifférent avant. Tu étais doux, gentil et tu me disais que tu m'aimais tout le temps même quand je ne voulais pas l'entendre, se défend-t-il, sombre.

- Yann ? R'garde-moi.

- ...

- Héér'garde-moi j'te dis ! insiste Gabriel. J't'aime. T'es pas l'seul à avoir soufferts d'être séparé tous ces mois. On a juste pas la même façon d'gérer nos sentiments et c'genres d'situations ok ? J'ai tout fait pour qu'on soit réunis mais j'avais l'impression qu'rien n'fonctionnait. J'me suis senti comme un minable et aujourd'hui encore quand tu m'regardes, j'sens qu'tu m'en veux et ça m'énerve c'plus fort qu'moi. J'essais d'prendre d'la distance comme j'peux parce que sinon ça va m'rendre dingue.

 

Les lèvres de Gabriel se collent à celles de l'androgyne sans attendre de réponse. Le baiser est chaud et humide, Yann renifle.

- Arrête de pleurer s'te plait, j'en peux plus.

- Pa-pardon... hoquette Yann  alors que les bras de Gabriel se referment sur son corps mince.

- Ce groupe c'toute ma vie et j'peux pas conc'voir qu't'en fasses pas parti t'vois ?

- Hum...

- Mais c'est une grande responsabilité d's'occuper d'ces cons là. Steph c'est un gars hyper sérieux, lui j'ai vraiment confiance hein, pas d'problème mais Math c'est comme un chien fou, faut le t'nir. Vraiment j'ai pas envie d'changer d'grateu mais si tu fais l'idiot avec lui, il se laisse facilement entrainer. J'veux pas qu'il pense que d'faire d'la zique ensemble c't'un jeu car ch'ais qu'après y s'ra pu sérieux. Et lui contrairement à toi, il a encore beaucoup b'soin d'travailler pour atteindre l'niveau qu'j'attends. Quand à Yo' bordel, il est super bon mais lui y s'fout d'tout d'jà d'ordinaire alors si t'fait style qu'toi aussi, on est mort !

- Ok j'ai compris...

- Mon amour, j'tien à toi ok ? Même si ch'uis pas très doué pour t'le dire en c'moment.

-  Et la musique faut pas déconner avec ça ! C'est bon j'ai pigé.

Alors que la plus par des usagers passent, sans s'arrêter, devant ce couple qui s'engueule puis s'enlace, ne leur lançant parfois qu'un vague regard, une voix s'élève tout à coup derrière eux.

-  Hé arrêtez ça les pédés ! lance un mec titubant, ayant tout l'air d'avoir un coup dans le nez.

-  Quoi ? se retourne Gabriel.

-  C'est bon laisse tomber, intervient Yann à voix basse.

Quelques passant se retournent mais personne ne ralentis sa course.

-  Qu'est-ce t'as dit là ? insiste Gabriel.

Mais l'agresseur fait trois pas en arrière, dévisage un instant Yann sans comprendre, puis il reprend la parole, décontenancé.

-  Nan désolé, j'ai cru que c'était un mec, avoue le provocateur en dévisageant Yann avec surprise.

-  Hein ? interroge Gabriel qui ne pige pas bien ce qui est en train de se dérouler.

Le gars n'attend pas son reste et s'en retourne comme si de rien n'était, trainant la patte et zigzagant au milieu du couloir.

Gabriel reste là, un peu bête, les bras ballant le long du corps, un silence plane un instant avant que Yann ne réagisse

-  Mort de rire ! Je devrais me faire des couettes, on serait plus tranquille, raille l'androgyne.

-  Et toi ça t'fait rire ? le questionne-t-il en se retournant vers lui.

-  On vient d'éviter une altercation inutile, parce que ce con m'a au final, pris pour une nana donc oui, je me marre.

-  On t'insulte et toi tu t'marres, normal quoi !

-  Ô mon Dieux, on m'a traité de fille ! C'est tééérrrriiiible ! C'est vrai être comparé à une femelle c'est super la honte. Le sexe faible sans cerveau, incapable de réfléchir, c'est ça que tu penses des filles, hein s'pèce d'homo macho ?! se moque l'androgyne. Je ne vois pas pourquoi être pris pour une nénette devrait me vexer, les nanas sont pas plus connes que toi !

-  Nan mais ça va pas ? Pour l'tripe MLF tu r'pass'ras. C'connard nous a traité d'sales pédés aussi au cas où t'aurais pas r'marqué !

-  Ha... Oui...

-  Abruti !

-  Mais bon même, c'est clair que je pige pas l'idée d'ajouter le mot sale, mais pédé on l'est !

-  T'fais pas plus con qu't'es d'jà.

-  ...

-  Puis m'sieu l'féministe, j'te signale au passage, qu'les filles apprécient pas non plus qu'on les confonde avec des mecs ! assène Gabriel.

-  Oui bha moi ça, je pige pas pour quelle raison, ronchonne Yann.

-  P't'êt' juste parce qu'on aime pas qu'on nous prenne pour c'qu'on est pas. Question d'fierté !

-  La fierté mal placée c'est de la merde !

-  Apprend à aimer c'que t'es, après on en r'parlera.

-  ...

*

Un peu plus de deux ans plus tard.

Uzu est revenu à son point de départ, dans la loge. La musique électronique des deux « stars » de la soirée résonne lointaine depuis la salle du sous sols. Ils font certainement des essais. 

La dernière phrase de Liam le perturbe, à quoi bon se croire obligé d'accuser Yann ? Cela donne l'impression d'avoir à faire à un être sournois. Uzu est persuadé du contraire. Ce que Yann ressent pour Gabriel n'est pas une nouveauté et ce qu'il vient de vivre ne doit pas vraiment aider. C'est une cible facile, voilà tout, un bon coupable. Le japonais considère que quoi qu'il se soit passé entre Gabriel et lui aujourd'hui, il faut être deux.

Un raclement de gorge, suivi d'une petite toux nerveuse lui indique que son acolyte se tient derrière lui, à la porte. Uzu a envie de lui laisser le bénéfice du doute.

- Je vais chanter, signale-t-il un peu sèchement.

- C'marrant, j't'ai prév'nu pour Yann, j'avais tellement la trouille qu'tu tombes dans l'panneau et qu'il réussisse une fois d'plus à tout gâcher dans ma nouvelle r'lation. Au final c'moi qui m'fais avoir en permanence.

L'excuse que Gabriel se donne tout seul est trop facile pour que Uzu ne se sente pas de nouveau énervé par son comportement irresponsable.

- Bha tiens, c'est forcément la faute de l'autre hein ! Je m'y attendais à celle là.

- Youz', ch'ais qu'je m'suis mal comporté avec toi, mais y'a pas qu'ça. Tes histoires là, ch'ais pas quoi faire pour t'aider non plus et ça m'perturbe.

-  ...

- Ch'ais bien d'quoi ça à l'air, ch'uis pas très délicat comme gars. J'mets les pieds dans l'plat, j'passe pour un gros égoïste et c'est d'ma faute. J'fais pas s'qui faut. J'te d'mande de chanter, j'ai l'air d'en avoir rien à foutre du reste.

- Exactement, tu t'en rends compte, c'est un bon début, grommelle Uzu sans prendre la peine de lui faire face.

- Ch'ais... J'ai vu la réaction d'Liam à c'propos aussi. C'est vrai, c'est la première chose que j'ui ai d'mandé à ton sujet quand il est r'venu. En vérité, faut qu'tu saches que si t'acceptes de chanter, bha dans ma tête, c'est qu'ça va mieux entre nous. C't'idiot mais ça m'rassure. J'me dis que p't'être c'est arrangé ? C'est au moins un truc que j'pige.

Puisque Uzu n'a pas l'air d'avoir envie de le repousser, il se rapproche de lui.

 

- La situation m'échappe souvent, souffle-t-il dans son oreille, en le prenant dans ses bras.

- Je comprends, lâche Uzu, fatigué de se prendre la tête.

- Mon amour, ch'uis désolé, ch'ais qu'ch'uis con, j'essais d'm'amélioré mais y'a pas d'notice livrée avec les p'tits amis, ou j'ai pas su la lire.

« Mon amour » ce mot adoucit le cœur de Uzu, même s'il aurait aimé l'entendre avant.

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