Un peu plus de deux ans avant.
Charles est à son bureau, occupé par de l'administratif comme bien souvent dernièrement à cette heure.
- Chef ?
- Oui Thomas ? Un problème ?
- Non monsieur, enfin je ne crois pas, seulement le nouveau...
- Yann ? Il est encore en congé aujourd'hui non ? Son contrat ne débute que mardi prochain, se souvient Charles.
- En effet, il devrait l'être mais depuis une heure et demie, il est assis recroquevillé dans l'ancien passe plat. Je ne vous ai pas alerté de suite car je me suis dit qu'il ne resterait sûrement pas. De plus, il ne gène personne et nous étions en plein rush. Seulement, là, vu qu'on arrive au deuxième service et qu'il y est toujours, j'ai profité d'un battement pour vous prévenir.
- Mais qu'est-ce qu'il fait là ? s'étonne le quadragénaire.
- Il dit qu'il observe la brigade.
- Arf, j'ai eu une discussion avec lui hier pendant la visite. J'ai refusé de le mettre en cuisine.
- Je vois.
- Je comprends bien qu'avec son CV ça doit le travailler mais je n'apprécie pas beaucoup qu'il insiste ainsi. Je vais lui parler. De toute façon, il n'a rien à faire ici aujourd'hui, affirme alors le directeur de l'établissement en se dirigeant vers les cuisines.
Lorsque Charles y pénètre toute la brigade est occupée. Il a du mal à apercevoir son nouvel employé, replié sur lui-même, les genoux sous le menton, au fond du placard condamné. Le garçon a l'air occupé, un cahier devant lui, il semble prendre des notes et ne rien louper de ce qui se passe derrière les fourneaux.
Helen aussi a été alertée, la jeune sommelière attend, médusée, la décision de son patron, avant d'intervenir.
- Il doit être tout ankylosé depuis le temps, déclare-t-elle sans décroiser les bras, les yeux fixés sur le phénomène. Thomas vous a prévenu ?
- Oui, qu'est-ce qu'il fait ?
- Je ne suis pas certaine, lâche-t-elle du bout des lèvres, perplexe. Il est sage, il a juste demandé à pouvoir rester là pour étudier l'organisation. Quand j'ai répondu qu'il ne fallait pas qu'il gène la bonne marche de la cuisine, il est parti se planquer là bas.
- Merci Helen, je m'en occupe, décide finalement le chef un peu dubitatif.
À son arrivée, Yann sursaute, se cogne la tête et manque de faire tomber son carnet de notes.
- Je t'ai fait peur ? Si tu avais l'intention de rester là pendant tout le service, j'aurais apprécié que tu me demandes mon avis, déclare son employeur.
- Mon cœur à loupé un battement, avoue l'androgyne sans prendre la peine de s'excuser de son comportement étrange.
- Écoute, rentre chez toi. Tu n'as rien à faire ici pour le moment, tu ne commences que mardi prochain.
Le ton ressemblant plus à un conseil qu'un ordre Yann se permet sans complexe de le discuter.
- Je suis désolé monsieur mais il n'y a que pendant mon temps libre que je peux apprendre, ce n'est pas le jour où je serais en cuisine que j'aurais l'occasion de me permettre de faire ça.
Le chef est surpris par son aplomb.
- Je te l'ai dit hier, je n'ai pas l'intention de t'y mettre pour le moment.
- Pour le moment ! répète Yann avec un petit sourire. J'ai bien compris, je veux juste être prêt le jour ou où ce « moment » sera finit. Sans ça, je risque de vivre une journée d'enfer.
Ses yeux se tournent de nouveau vers la cuisine laissant le chef interdit. Les secondes passent, Charles examine à son côté, ses employés se démener, sans bien comprendre.
- Qu'est-ce que ça peut bien t'enseigner de rester assis ici, finit-il par demander. L'art culinaire c'est autre chose.
- Je n'apprends pas ça monsieur, vous avez pris connaissance de mon CV non ? J'ai des bases quand même, fanfaronnes le jeune cuisinier.
- Je connais ton CV et je sais que tu te sens frustré par cette situation...
- Chaque chef a sa façon de travailler, le coupe Yann, sûr de lui, les yeux fixés sur ses prochains collègues de travail. Chaque cuisine à sa logique de fonctionnement, chaque restaurant à son rythme, il y a des habitudes à apprendre, à connaitre, pour travailler correctement sans gêner ses partenaires et sans prendre de retard tout en restant zen. Je me nourris de leurs gestes, du mouvement de masse et de l'emploi du temps et de l'espace. J'ai fait un plan. Rassurez-vous j'agirais de même avec le service, je veux être un bon serveur également.
L'homme est étonné de la façon dont son jeune nouvel employé aborde la question. Il s'accoude au mur et goûte à son tour au va-et-vient de sa propre cuisine.
- Tu parles comme un ingénieur, nous ne sommes pas le Ritz tout de même, s'amuse-t-il.
- J'ai travaillé dans différents restaurants, le dernier ne comprenait qu'un ou deux cuisiniers suivant les jours de fréquentation, un commis de temps à autre et un plongeur. C'était très calme, je n'ai plus l'habitude de ce genre de rythme. C'est enivrant, ajoute-t-il songeur.
Le sourcil de Charles se relève à la dernière réflexion.
- Tu as travaillé au « Flagrant Délice », je suppose que c'était différent de la « Bodega » non ?
- C'était un enfer ! admet Yann. Le premier jour, je sortais de l'école, je croyais tout savoir. Je me suis retrouvé à la plonge en moins de quinze minutes haha ! J'ai du revoir ma copie. Je garde les meilleurs souvenirs de cet endroit, J'y ai beaucoup appris.
- Vous le laissez là bas ? questionne Helen quand elle voit revenir son patron bredouille.
- Je me fais vieux et un jeune qui a envie de travailler ça m'émeu un peu, j'avoue. Le CDD de ce fainéant de Valentian se termine bien à la fin du mois ? l'interroge-t-il soudain pensif.
- Vous voulez que cette allumette remplace Valentian ? s'étonne-t-elle.
- Non c'est Bizente qui prendra sa place, Yann sera très bien aux entremets.
- C'est vous l'chef, chef, lance-t-elle amusée en retournant à son poste.
*
Le lendemain.
Devant lui, alors que Yann dévale un escalier, une vieille feuille morte, sans doute une des dernières, s'envole dans une bourrasque. Arrivé en bas sur les pavés, son pied dérape sur une flaque à moitié givrée. Le temps aujourd'hui est plus que pluvieux. Il a trainé déjà pendant des heures depuis le matin, il ne sait plus trop où aller, alors il se perd sans réfléchir.
- Qu'est-ce qu'il gel ici ! pense-t-il en remontant le col de son trench-coat, pendant qu'un frisson lui traverse l'échine. Il faisait meilleur en cuisine hier !
Ayant réussi le tour de force d'obtenir sa place en tant que chef de partie, dans la brigade avant même de commencer à travailler, il s'est dit qu'il valait mieux ne pas insister plus que de raison et attendre le jour du début de son contrat pour reparaître au restaurant. N'arrivant cependant pas à rester enfermé dans sa chambre au foyer, le voilà à errer depuis le matin, dans les rues de la grande ville, sans but précis.
De la vapeur sort de sa bouche, il a les joues rouges et les lèvres gercées. Le froid pénètre partout sous son bonnet à pompon et au travers du lainage de ses épaules. Il frisonne et ses yeux gris clair pleurent de froid.
- « L'hiver arrive drôlement tôt cet année ! » lui a sorti Gabriel la veille au soir.
Il a du mal à se rendre compte, chez lui, cet hiver là n'existe pas.
Bientôt une pluie légère commence à tourner dans l'air, soulevée par le vent. Même un parapluie serait inutile pour s'en protéger. De la bruine gelée... il aurait pensé qu'à cette température, il neigerait plutôt. Il est encore si peu habitué à ces températures. Sur le quai qui longe le canal Saint-Martin, mains dans les poches, il flâne, en humant l'air de la Seine. Il est un peu perdu dans ses pensées, quand il croise une mère et sa fille. L'enfant vêtue de pied en cape en orange, saute à cloche pieds, essayant d'atterrir dans les flaques d'eau figées par le froid. À sa hauteur, elle relève la tête, le dévisage et lui sourit. Quelque chose réchauffe le cœur de Yann sans qu'il comprenne bien pourquoi. Sur le bateau-mouche en face, des touristes font des coucous à l'enfant auxquels elle répond, à moins que ce ne soit l'inverse ?
Le sourire est bon, pourquoi se morfondrait-il après tout ? Même si le temps n'est pas au mieux, il est à Paris, la plus belle ville du monde, libre encore pendant presqu'une semaine sans travailler ! Il va où il veut, découvre boutiques et musés, voit Gabriel tous les jours et ce soir il assistera à une de leur nouvelle répétition. Non, vraiment, il n'a pas à se plaindre quand il y pense.
Il prend une grande respiration et se remémore ses déambulations du matin.
À onze heures, sur le parvis de Notre dame, il y avait des jongleurs de bolas en feu, les lignes de lumière formaient des cœurs qu'il a pris en photo et envoyés à Gabriel. Les gens applaudissaient, lui aussi. Il a bien passé trente minutes à les regarder, émerveillé. Aujourd'hui est-il touriste ou parisien ? Après tout pourquoi ne pas être les deux ? À midi au musé Pompidou les portraitistes étaient japonais, ici la plupart des restaurant japonais sont tenus par des chinois. Rue Rambuteau la coiffeuse qui s'est occupée de ses tifs est née garçon, dans la pizzeria du quartier, le pizzaiolo vient d'Afrique du nord. Paris c'est le brassage, le mélange des classes et des horizons, on peut être qui l'on veut. Il se sent comme chez lui mais enfin ignoré. Ici personne ne le connait, il peut choisir n'importe quel rôle, ou ne pas en choisir du tout.
Le métro, enfin un peu de chaleur et de mouvement. Il s'assoit et se laisse bercer par le roulis, les oreilles roussis, le nez collé à la vitre. Ses mains, serrées l'une contre l'autre qui se réchauffent, piquent un peu. Il regrette de ne pas avoir mis ses nouvelles mitaines.
Sur le viaduc de la ligne deux du métro, un rayon de soleil doré passant au travers des nuages et des gouttes, illumine la ville d'un arc en ciel magique sur fond de ciel bleu/gris foncé. Dans le wagon où l'étrange lumière se propage, un homme s'applique à dessiner une inconnue qui loupe son arrêt intentionnellement pour lui permettre de terminer son travail, échange de sourires de part et d'autre. À la station Terne, le micro grésille et c'est l'étonnement sur les visages jusqu'alors fermés des passagers. Le conducteur fait une blague : "La station Ternes est fermée ? Rassurez-vous, Gaîté est ouverte !" Toute la rame rit et Yann lui, commence à vraiment apprécier la capitale. Paris ça n'est pas que de la merde sur les trottoirs, des visages gris au fond des bus, des clochards couchés dans les cabines téléphoniques ou des gens pressés dans les couloirs du métro. C'est aussi ce jour lumineux même sous la pluie, réconfortant même dans le froid.
*
- Et donc, tu fous quoi là ? questionne Gabriel à l'autre bout du fil.
- J'attends ton pote Steph à la station Victor Hugo en mangeant des châtaignes grillées et toi ?
- J'sors tout juste du boulot et ch'ais pas si j'aurais l'temps d'prendre une douche avant d'rejoindre le studio.
- Si tu pues je ne t'embrasse pas.
- ...
*
- Hello ça va ?
- Moi ? Toujours. Il fait froid dans votre pays dit donc ! affirme Yann, le nez rouge et les doigts glacés, en montant dans l'habitacle du kangoo vert sapin de Steph.
La voiture garée en double file, repart aussitôt la portière refermée.
- Ha ça... ça doit te changer c'est sûr !
- Il neige bientôt ? demande le réunionnais rêveur en regardant le ciel de nouveau chargé, par la vitre.
- Il est encore un peu tôt je pense haha ! répond le conducteur en tournant sur l'avenue. Attends janvier.
- Pratique l'auto, relève le bassiste un peu moqueur.
- Oui désolé, elle n'est pas très confortable mais avec tous le matos à transporter, j'ai pas trop le choix.
- Je me doute.
- Alors Paris, tu t'y fais ? l'interroge le claviériste alors que déjà ils tournent autour de l'arc de triomphe.
- On va dire que oui, répond l'autre sans conviction.
- Tu n'as pas l'air emballé.
- Parfois je trouve ça génial, à d'autres moments j'ai envie de me pendre. J'attends d'avoir un peu plus de recul avant d'affirmer quoi que ce soit.
- Sage décision.
- N'est-ce pas !
- Bon, malgré le fait que Gabriel ait insisté pour que je vienne te chercher cette fois, je suppose que tu commences quand même à te familiariser avec les transports parisiens ?
- Je ne suis pas complètement stupide, quand on me laisse le temps...
Le sujet semble tendu, visiblement Yann n'a pas apprécier que Gabriel le laisse se perdre dans le RER pour leur première répétition. Steph n'insiste donc pas et change rapidement de sujet.
Ce soir c'est du sérieux, Yo' sera avec nous.
- Avec la batterie ça va péter, se réjouit le bassiste.
- J'espère oui.
- Il est comment ce Yo' ?
- Alors Yo' il ne faut surtout pas se fier aux apparences, à première vu il a tout du punk sous amphétamine pourtant c'est un musicien sérieux. Il est énergique. Comme nous tous, il a son caractère mais franchement y'a du potentiel.
- Cool !
Le boulevard périphérique est un peu ralenti à cette heure. Yann matte, de ses yeux ronds, les centaines de voitures qui s'y déversent. Ce parcours lui semble un ovni en le comparant à celui qu'il a arpenté dans la capitale la journée durant.
- Je n'ai pas eu l'occasion de te le dire mais les modifications et les idées que tu nous as fournies depuis que Gabriel te connait nous ont vraiment fait avancer.
Pris dans sa contemplation, le commentaire du conducteur à ses côtés ne rentre que dans une oreille.
- Ha oui ? Tant mieux, répond-t-il vaguement.
- C'est vrai, Gabriel a passé un cap avec toi, ça se sent.
- Il se prend très au sérieux haha.
- Et toi ?
- ...
- Yann ?
- C'est quoi ici, l'autoroute ? demande à brûle-pourpoint l'androgyne sans répondre à la question.
- Heu, pardon ?
- On est où ici ? Toujours à Paris ?
- Ha oui, c'est le périphérique, le périph' quoi. C'est une voie rapide, tu ne connaissais pas ?
- Non.
Yann a les yeux illuminés par les lumières brillantes des phares de voitures. Peut-être a-t-il déjà circulé sur ces voies, le jour de son arrivée mais comme il a dormi durant une bonne partie du trajet, il n'en à guère le souvenir.
- Tu penses faire carrière ? insiste Steph.
- Hum ?
- La musique, tu t'imagines en faire ton métier ?
- Haha, qui sait... On sera riches et célèbres ouais ! se moque le jeune homme. Mais pour être honnête, ce qui m'importe c'est que Gabriel puisse compter sur moi. Si pour son rêve, je peux l'aider, je le ferais sans soucis. Et toi ?
- Je vis déjà de la musique donc bon, plus j'en vivrais mieux se sera, c'est évident.
- ...
- Mine de rien, ça me surprend encore de te voir ici.
Le sourire d'enfant de Yann illumine instantanément son visage.
- Vraiment ? Ça n'a pas été facile mon cher...
- Je sais.