EGO VERTIGO - Leone (2022)

Le tour de la suite fut vite fait et je dus me rendre à l’évidence : il s’était évaporé comme il était apparu. Par acquit de conscience, je contrôlais les fenêtres. Le loquet de sécurité était à sa place. D’un coup sec, je le fis sauter et je passai la tête au dehors. Ma chambre était perchée au sommet de l’hôtel. La façade tout en vitres et miroirs n’offrait aucune possibilité de fuite. Personne, excepté l’homme-araignée, n’aurait pu s’échapper par là. Passé la stupéfaction, je décidais de mettre fin à des recherches aussi vaines qu’angoissantes, et je revenais aux bons vieux remèdes : les stupéfiants. Face aux turbulences de la réalité, c’était encore la meilleure option. Sur la table en verre, j’éparpillais le reste de ma collection de produits, tout droit sortis d’une pharmacopée version junkie. Je fendis deux belles gélules d’opioïdes en deux, et avec mon briquet en pilais le contenu directement sur la vitre. Mélangé à une pincée de poudre jaune, de nature amphétaminique, j’obtins un joli monticule brillant aux reflets fluo. Tellement appétissant, que je le fis disparaître sans attendre dans mes narines. Vérification de la porte opposée, armement des toboggans. Des picotements étranges me saisirent les yeux. Mes paupières devinrent incontrôlables, s’agitant dans tous les sens, mes cils battant à une vitesse astronomique. Préparez-vous au décollage. Encore quelques instants et une modification profonde de mon esprit s’accomplit. Rude. Violente. Vertigineuse. La tour de contrôle menaçant dangereusement de s’effondrer, je me rappelais à l’ordre immédiatement. Ne pas se laisser partir totalement. Maîtriser le décollage. Rester focus sur le problème et le régler. Ne pas perdre de vue l’objectif : pondre une chanson qui tabasse. Dieu bénisse le gin. Une longue rasade me permit de rester à peu près à flot. Il me fallait un thème. Ou un commencement de parole. Lucidité de courte durée. Le coup de fouet procuré par l’alcool se dissipait déjà, alors qu’une nouvelle poussée chimique se fit sentir. Mauvaise. Plus hargneuse que les précédentes. Ma conscience tanguait, attaquée par les vagues de dopes qui se fracassaient contre elle. Éviter le naufrage. Forcer mes yeux à se tenir clos. Faire le mort s’il le faut. Et soudain, le calme. Un sentiment d’aisance, caressant émotions, enveloppant pensées, cajolant angoisses, et chuchotant que même si une tempête arrivait, bientôt plus rien ne serait à craindre. Déjà, mes mains tremblaient de moins en moins, et mon souffle se régularisait. Visuellement, les chose évoluaient elles aussi. Transformation des dimensions de la chambre. Le plafond était bien plus haut à présent, s’élevant à une bonne dizaine de mètres du sol, et les murs reculaient, révélant un nouvel espace démesurément vaste. Nouvelle distorsion, nouvelle métamorphose. La faute à la télévision cette fois. L’image atteignait une taille invraisemblable, gigantesque. Monstre cathodique, dévorant la réalité de la pièce, la bouche de Joey était grande ouverte. Projetée en très gros plan, multipliées à l’infini, ses dents en or dansaient sur les murs, kaléidoscopiques et brillantes. Au fond de sa cavité buccale, je discernais un escalier en spirale d’où parvenait une lumière effarante. Je devais aller voir ça de plus près, vacillant vers le fond de sa gorge. Drôle de sensation : mou, spongieux, humide et pourtant parfaitement adhérent. C’est ce que je me disais en sentant mes pieds s’enfonçaient légèrement dans le sol. A y regarder de plus près, j’arpentais un tapis de papilles aux étonnantes propriétés antidérapantes. Derrière moi, un bruit sourd : les mâchoires de Joey venaient de claquer dans mon dos. Je me rendis à l’évidence : ma seule option était de m’engouffrer dans son nez. Je rentrai donc dans la narine gauche. Pas d’entrave particulière, c’était propre, j’avançais sans peine le long de ses cloisons nasales. Parvenu à l’étage, je me sentis agressé par l’intensité de la lumière. Passé l’éblouissement, je m’habituais peu à peu à la clarté totale de la pièce, puis marchais vers les pupilles. Je m’approchais si près de la lumière, que je finis par me heurter à du verre. Je me trouvais devant deux vitres oculaires. A travers ces pseudo hublots, je vis Leone dans la chambre, une autre version de moi-même avachie sur le canapé, les muscles du visage déformés, le regard halluciné, fixant un point précis. Machinalement, je tournais la tête dans la même direction. De l’eau à perte de vue. Des milliers de reflets verts d’un océan étincelant. Calme au premier abord, mais franchement hostile à l’horizon. Un raz-de-marée colossal se dressait au loin. Il fonçait droit sur moi, je le savais, la lucidité commandait de courir. Une lame immense allait déferler dans moins de vingt secondes et anéantir la chambre. Quand je me vis sur le canapé détourner le regard, je hurlais aussi fort que possible. « Casse-toi de là Leone ! ». Aucune réaction, aucun mouvement de tête : mon cri ne traversait pas l’épaisseur des vitres. Je cherchai autour de moi quelque chose pour les faire voler en éclat. Il n’y avait rien. Ni par terre. Ni en l’air. Je sentais de toute façon que quoi que je fasse il était trop tard, la vague serait là dans un instant, nous n’avions pas la moindre chance. Je regardais à nouveau le canapé. Leone n’était plus seul : il avait été rejoint par un homme de haute stature, souriant, avenant et équipé d’un parapluie qu’il déploya lestement. Dérisoire moyen de protection face à un tsunami mais qui pourtant fonctionna à merveille. La vague rebondit sur la toile tendue du parapluie, laissant miraculeusement l’homme et Leone indemnes. En observant plus attentivement les traits de l’homme, ses cheveux hirsutes, son front légèrement simiesque et la géométrie cassée du bas de son visage, j’eus l’entière certitude de reconnaître mon père. Leone lui donnait la main. Je sentis un courant d’air dans mon dos. Je me retournais. La pièce changeait de couleur. Une blancheur irréelle s’installait. De la neige arrivait par paquet entier. Des hectolitres de neige. Tout s’accélérait maintenant dans ma tête. Je n’arrivais plus à voir quoi que ce soit dans ce blizzard. Énergiquement, je forçais mes jambes à s’ancrer, désespérément, je m’esquintais les mains à frotter le givre qui recouvrait les vitres. Il fallait que je tente le tout pour le tout et que je m’arrache à cette tempête pour voir mon père encore une fois. Mais la situation me dépassait. Littéralement, tout était en train d’être englouti. Je crus entendre la voix de Joey résonner derrière moi : « une chanson, rien qu’une chanson Leone ». Béante, une crevasse emporta mes pieds, le reste de mon corps allait suivre si je ne réagissais pas. Tout se mit à tourner autour de moi à toute vitesse. Je n’arrivais pas attraper quoi que soit, Je me débattais pour ne pas chuter, mais je continuais de tomber dans le vide, centimètre par centimètre. Mon corps allait finir par disparaitre comme tout le reste. A ce moment-là, je décidai de lâcher, il n’y a pas de plan b de toute façon fut ma dernière pensée je crois.


Voilà c’est tout ce dont je me souviens. Et ensuite j’ai repris connaissance, j’ai compris que j’avais dû rester dans les vapes un bon moment, car il faisait grand jour, et sur les vitres de la chambre, la lumière clignotait à tout va. J’étais hébété, un peu choqué par le chaos qui régnait autour de moi. La table basse était renversée, le canapé sur lequel je me trouvais était en travers de la pièce. J’ai essayé de remémorer ce qui avait pu se passer, mais j’avais atrocement mal au visage comme si les paupières m’avaient été enlevées et qu’on m’avait forcé mes yeux à regarder le soleil toute la nuit. Il me manquait peut-être un bout du visage. Horrifique conclusion, provoquant la panique mes doigts, qui furieusement se mirent à inspecter ma peau et mes os, à la recherche d’un trou, d’une anomalie ou du truc arraché qui aurait pu expliquer l’intensité de la douleur. Mais non, tout allait bien. Enfin, relativement bien, car j’étais tout de même dans un sale état, mais au moins ma tête était intacte semblait-il. Légèrement rassuré, je recouvrais peu à peu de la clarté mentale. Et tout est remonté, le fil de l’histoire s’est reconstruit graduellement et je me suis rappelé comment hier j’ai cru que j’allais devenir taré. Et maintenant, j’ai ce papier dans la main et je me demande ce que je dois faire. Ce bout de papier griffonné que j’ai trouvé sur la moquette porte mon écriture, aucun doute là-dessus. Sur ce papier à en-tête vélin, il y a des lignes de mots, des phrases qui se succèdent à intervalle irrégulier, ça monte et descend dans tous les directions possibles, j’ai écrit horizontalement à peu près partout, mais j’ai aussi comblé les espaces restants avec des phrases verticales. Mais en haut de ce chaos graphique, il y a un titre, écrit plus lisiblement que le reste : « Ego Vertigo » par Leone. Un refrain et un couplet de seize mesures.


EGO VERTIGO - Leone (2022)

Ici c'est Ego Vertigo
Cent champs verticaux
Mille folies m'as-tu-vu
J'ai posé mon ego si haut
que le vertige ne m'atteint plus

Depuis des décennies,
je dessinais le monde parfait
mes idées s'élevaient
le plan était tracé
l'apogée approchait
sur les vestiges du passé
j'ai construit ma grandeur
en moins de quelques heures
j'ai creusé des cratères
les machines façonnèrent
suspendue dans les airs
les murs d'une nouvelle ère
la furie et le fer
furent le nerf
de ma guerre.

Je regarde la terre s'éloigner
Je revois la fin de mon père,
ses paupières recouverts de poussière
il rend son âme et sa lumière
tandis qu'il descend de six pieds
je suis au vertige condamné
je veux quitter le sol
décrocher le soleil
cracher sur les étoiles
j'ai la folie des hauteurs
je sens les sommets sous mes pieds
s'effriter, s'effondrer
sans sommation s'amorce
la soumission précoce
d'un colosse féroce.

Ici c'est Ego Vertigo
Cent champs verticaux
Mille folies m'as-tu-vu
J'ai posé mon ego si haut
que le vertige ne m'atteint plus

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