Mr Tellier griffonnait dans son carnet. Cette journée avait été pour lui émotionnellement éprouvante. Tout le début de cette année 2050 le bouleversait. Ses habitudes quotidiennes étaient certes restées les mêmes, mais ses pensées avaient pris des tournants différents. Mr Tellier s’était toujours montré sceptique envers le parti international, mais l’emprisonnement de sa fille Sissi et la lettre qui venait d’arriver le matin même auraient fait de lui un fervent opposant du parti, si seulement il avait été plus jeune. Les attaques à l’aéroport n’avait pas de lien manifeste avec le P.I., mais c’était lui qui avait déclaré la guerre contre les Russes, et donc toutes les actions terroristes, toutes les attaques imprévues et spontanées qui caractérisaient le conflit, découlaient de lui. Le parti réduisait tout en miettes. Mr Tellier n’avait jamais été engagé politiquement, n’avait jamais participer à des manifestations - durant l’ancien temps où celles-ci étaient encore permises - mais avait toujours gardé les oreilles alertes et n’avait jamais cesser d’entretenir sa réflexion.
Lorsqu’il était encore dans la vie active, le P.I. n’existait pas. L’apparition du réseau international, ancêtre du parti, avait coïncidé à peu près avec son départ à la retraite. Il avait donc connu les réformes de son métier de conseiller agricole lorsqu’il avait fallu adopter les mesures écologiques, mais jamais les règles strictes et la surveillance de leur mise en œuvre comme c’était le cas à présent. Peut-être que son engagement aurait été différent si les évènements s’étaient déroulés d’une autre manière …
La mort de son petit fils l’avait boulversé également. Les catastrophes naturelles, engendrées par le réchauffement climatique, avaient laissé une trace profonde dans son cœur. Le vieil homme était malin ; il entrevoyait facilement le paradoxe : le seul moyen d’éviter la destruction planétaire était de concevoir des mesures strictes, mais le parti international n’était pas accepté par l’unanimité, et les mesures non plus. Alors les conflits apparaissaient et divisaient encore davantage les peuples.
La seule chose pour laquelle Mr Tellier était reconnaissant envers le parti international, était l’exclusion totale de la bombe nucléaire - à cause de son caractère polluant - dans leur guerre. Il y avait certes des conflits armés, mais le P.I. avait une meilleure stratégie. Il jouait une partie d’échec et non une partie de dame : il ne voulaient pas commettre de destructions massives, ils préféraient mettre échec et math le roi. Pour cela il commettait sabotages, piratages informatiques, terrorisme, perturbations du commerce et des lignes électriques, afin d’atteindre un but précis : imposer ses lois écologiques chez les Russes. Pour l’instant la Russie suivait la même stratégie, mais la menace d’un retournement de situation planait dans l’atmosphère. Lorsque la confusion dû à l’émergence de groupement terroristes indépendants et l’impossible identification du P.I. à un état serait étouffée, le chaos éclaterait. Tout ce qui manquait était un allié pour la Russie.
_ Vous écrivez dans un carnet ?
Mr Tellier redressa son buste courbé jusque là au dessus de son carnet et rajusta ses lunettes qui lui étaient tombées sur le nez. Blanche se tenait devant lui avec des sets de table. Elle les posa sur la table à manger sur laquelle il travaillait.
_ Oui … Répondit-il.
Il se gratta la barbe avec le bout de son stylo.
_ Moi aussi j’ai un carnet, où j’écris mes observations sur les gens, et tout ça. Et vous, c’est sur quoi ?
Elle s’était assise entre temps en face de Mr Tellier.
_ Moi ?
Il fronça les sourcils.
_ C’est privé jeune fille, rétorqua-t-il avant de se replonger dans son carnet.
Mais Blanche ne bougea pas. Elle resta assise sur sa chaise, droite comme un I, et observa comment le vieil homme continuait à griffonner, à raturer, à se gratter la barbe, et enfin à poursuivre son écriture.
_ Blanche, tu as bien prévenu tes parents que tu n’es plus au couvent, mais chez nous ?
Elle leva les yeux vers Thomas qui arrivait avec les couverts.
_ Oui oui, j’ai appelé hier quand tu ramenais sœur Victoire.
Il acquiesça. Blanche parti chercher son propre carnet dans « sa chambre ». Quand elle revint, Mr Tellier était toujours concentré. Il n’écrivait plus, mais fixait les mots comme s’ils pouvaient lui révéler plus que leur propre signification. Blanche chercha une page vierge dans son carnet et nota le titre « Mr Tellier, père d’Irène, environ soixante-quinze ans », puis regarda intensément le vieil homme. Elle se demandait comment une longue vie pouvait influencer le caractère d’un vieil homme comme lui. Elle commença par noter ses traits de caractères : « bourru, bienveillant, enthousiaste, aime le confort, aime sa tranquillité, aime aussi la compagnie de personnes respectueuses ». Idéalement il fallait, après avoir écrit ces constats, questionner Mr Tellier sur les moments marquants de sa vie, mais il n’avait pas l’air très communicatif.
_ Monsieur ? se risqua Blanche.
_ Mmh …
_ Est-ce que je peux vous poser une question ?
_ Mmh …
_ Qu’est ce qui vous a marquer dans votre vie ? Demanda t-elle avec énergie, comme le faisaient les journalistes dans les reportages.
_ Tu voix pas que je suis occupé jeune fille … Grommela t-il en gribouillant quelques notes dans un coin de son carnet, mais si tu veux vraiment savoir, j’écris tout ce que je pense sur le parti international, mais tu ne dois pas savoir ce que c’est toi, tu es encore petite …
_ Euh, bon, ce n’était pas ma question, mais merci quand même !
Elle ajouta parmi les traits de caractères « un peu confus et très concentré dans ce qu’il fait, aime la politique ».
_ En fait je sais ce que c’est que le parti international, tout le monde sait ça monsieur, même mon petit frère Arthur, qui a cinq ans. Et vous êtes un partisan du parti ?
Mr Tellier se grattait la tête avec son stylo, tout en ne prêtant aucune attention à ce que disait Blanche, mais il fut dérangé par Irène qui posait le plateau de fromage et celui de crudités sur la table - à la façon d’un diner allemand-.
_ Ah, ma fille, tu es bien gentille hein, fit-il en levant enfin les yeux de ses notes.
_ Alors, qu’est ce que vous écrivez sur le parti international ? Insista Blanche.
Le vieil homme se tourna vers elle et la regarda droit dans les yeux.
_ Tu sais quoi, dit-il, puisque la liberté d’expression existe encore, j’en profite pour écrire ce que je pense, pour que plus tard, quand on ne sera plus libre du tout, ces traces existent.
_ Vous pensez qu’on aura plus le droit d’écrire dans des carnets, plus tard ?
Le vieil homme se pencha vers elle et chuchota d’un air complice,
_ C’est ce que je pense, oui, alors j’en profite pour noter tous les mensonges qu’on nous fait, et pour noter ce que j’aurais fais à la place de ces salauds … Eh, j’ai le droit de dire que ce sont des salauds, puisque la loi ne l’interdit pas !
_ Oui, vous avez le droit, vous savez, mes parents aussi pensent que ce sont des salauds.
_ Ce sont des personnes qui savent réfléchir, tes parents !
_ Mhm, et vous pensez que moi non plus je ne pourrais plus écrire dans mon carnet ?
_ Toi ! Non, toi, ne t’inquiète pas, tu auras toujours le doit.
Blanche sourit au vieil homme, satisfaite de ses réponses. À présent, il ne lui restait plus qu’à le questionner sur son passé.