Irène était de retour sur son banc de deuil, seule. Elle pensait à Emilio, à Emma, à sa mère, et aux vivants qu’elle n’avait jamais revus. Elle se sentait misérable. Elle avait reconstruit sa vie auprès de Thomas, dans l’espoir d’un renouveau, mais leur cocon s’était déchiré, les parois de l’atome familial avaient lâché prise. Ils étaient à nouveau deux électrons libre qui erraient dans l’espace. La vie lui semblait vide, maintenant qu’elle ne pouvait aimer son fils plus que dans le passé.
Elle pensa à Thomas, à son père, à Sissi, qui étaient eux, en vie, et qui avaient besoin d’amour. Elle devait être là pour eux, temps que cela était encore possible. Et soudain elle eut une autre perception de la vie. Elle s’était toujours imaginée, en pensant à ses derniers instants parmi les vivants, qu’ils se trouvaient tout au bout d’une frise chronologique qui s’étendait de zéro à cent, sur laquelle un curseur avançait au fur et à mesure des années. Mais ce n’était pas ainsi : la fin de sa vie, ce flou sur sa frise chronologique, pouvait se trouver à tout moment, peut-être même juste devant elle, dans quelques mois ou quelques jours … Sa vie n’était pas une longue épopée qui prendrait fin lorsqu’elle serait finie, mais un effort perpétuel de repousser cette fin aussi loin que possible. La vie finalement, ressemblait davantage à une bataille qu’à une promenade.
Et puis Irène se rappela Arnaud, son neveu, qui avait besoin d’aide. Et si elle le secourait, comme elle avait secouru Blanche ? Songea t-elle. Et si sa bataille avait un sens, et n’existait pas dans le seul but d’exister ? Pour la première fois, cette option lui semblait réaliste.
Son attention fut détournée par un lièvre blanc qui galopait à travers la clairière. Elle se dit qu’il devait l’avoir compris depuis longtemps, la vraie face de la vie. Lui savait qu’un prédateur pouvait l’attraper à tout moment, et pourtant ce n’était pas de la survie, c’était sa vie à lui.
Le lièvre blanc en effet était pressé. Il s’était écarté de sa grande famille pour tenter d’extraire quelques racines gelées, mais un renard avait pointer le bout du nez. Le lièvre devait retrouver ses congénères car il était encore jeune, et peu expérimenté. Après avoir traversé la clairière en quelques bonds, il longea les murs du couvent. L’air était frais, mais supportable, son poile réussissait à le protéger. Soudain un obstacle l’arrêta dans son élan. Il dut sauter de côté. Avant de reprendre sa course effrénée, il jeta un coup d’œil à l’obstacle. Il s’agissait d’un humain, une femme plus précisément, vêtue de bottines peu adaptées au terrain. Cette femme portait une doudoune aussi blanche que le poile du lièvre et ses longues jambes étaient vêtues d’un pantalon en satin de soie noir. Ses cheveux argentés étaient remontés grâce à un peigne en perles de cristal, et une écharpe en laine du même bleu que ses yeux lui recouvrait le coup.
Jeanne Laval bondit en avant pour éviter l’animal, mais celui-ci l’avait déjà contourné et disparu dans la forêt. Elle le suivit des yeux durant un bref instant avant de se diriger vers la grande porte en bois du couvent. Elle actionna la petite cloche et attendit qu’on vienne ouvrir. Elle était venu en taxi : un SUV électrique équipé de pneus d’hivers et de chaines, qui l’avait déposé à la lisière de la forêt, au commencement d’un petit chemin de promenade qui n’était plus visible à cause de la neige.
La porte s’ouvrit sur sœur Cristina. Jeanne la connaissait bien. Elles avaient passé leur scolarité ensemble, et avaient appartenu à la même paroisse. Elles allaient tous les dimanches à la messe, partaient en camp scout pendant les vacances, et se retrouvaient lors d’évènements organisés par la communauté religieuse. Elles avaient fait toutes les deux leur première communion et leur confirmation au collège, puis Jeanne avait accompagné son amie lorsque celle-ci avait choisi la vie religieuse, tandis qu’elle entamait ses études de lettres.
_ Bonjour sœur Cristina !
_ Bonjour Jeanne, répondit son amie de sa voie chaleureuse, dont les notes graves faisait penser à celles d’un violon-celle, je me doutais que tu viendrais, es-tu déjà allé chercher ta fille ?
Jeanne cligna deux fois des yeux, imperceptiblement.
_ Pardon ?
_ Tu n’as pas du écouter le message que j’ai laissé sur ton répondeur … Mais entre, ne reste pas dans le froid.
La religieuse fit entrer Jeanne avant de refermer la lourde porte du couvent.
_ Quel message ? Demanda Jeanne, je n’ai pas reçu de message.
_ Pour être le plus clair possible, Blanche a eut un accident mercredi dernier. Une jeune femme, Irène Edel, qui n’habite pas très loin, l’a secouru, puis emmené chez elle. Son mari est venu nous prévenir et sœur Victoire est allée avec lui pour voir comment allait la petite et lui remettre ses bagages …
_ Elle n’est plus ici ? L’interrompit Jeanne, et la question sonnait plutôt comme un reproche.
Le timbre de sa voie était profond et percutant. Son discours était âpre.
_ C’est ce que je t’expliquais dans le message …
_ Tu n’aurais pas plutôt pu m’appeler, et me demander mon accord avant de prendre ce genre de décision ? Car tu es bien en train de me dire que ma fille est chez des inconnus depuis trois jours ?
Si elle formulait ses propos de manière délicate, elle sentait comment la colère l’envahissait petit à petit. Elle avait accorder la responsabilité de sa fille au couvent, et elle apprenait que Blanche n’y était plus. Elle n’aurait pas put imaginé un scénario plus extravagant.
_ Rassure toi, elle est entre de bonne main, et j’ai essayé de t’appeler, mais tu ne répondais pas, dit sœur Cristina à voix basse, s’étant rendue compte qu’elles faisaient trop de bruit, mais cela était égal à Jeanne.
_ Est-ce que tu connais ces gens ?
_ Irène Edel vient prier tous les matin près du couvent, et personnellement, je ne sais rien de plus sur elle, pour cela tu devrais t’adresser à sœur Victoire qui est allé voir la petite.
_ Donc tu ne les connais pas, très bien, fit Jeanne, et qu’est-il arrivé à ma fille, précisément, lorsque cette femme l’a secouru ?
_ Elle est tombé à mi-corps dans la rivière qui était recouverte de neige, elle a brisé la glace sans la voir, mais heureusement le bon Dieu a envoyé …
_ C’est une blague. Non mais c’est une blague ! Pourquoi se promène t-elle toute seule en dehors du couvent, d’abord ? Tu n’es peut-être pas au courant, mais nous vivons dans un monde plein de dangers, peut-être que tu ne t’en rends pas compte, cloîtrée comme tu es entre ces quatre murs mais …
Elle s’interrompit en voyant son amie faire le signe de croix, les yeux rivés sur un point indistinct de la pièce vide. Jeanne inspira profondément pour essayer de maîtriser sa colère. Elle aurait eut envie de prendre les choses à la légères, mais elle en avait assez de ne pouvoir compter sur personne et de devoir s’assurer de tout elle même.
_ Excuse moi, je ne voulais pas m’emporter, mais sache que je vous faisais confiance.
_ Jeanne, dit doucement sœur Cristina en la regardant à nouveau, moi aussi, j’ai confiance, j’ai confiance en la vie, en les gens, en la bonté de Dieu. Je pense que si cette femme a secouru ta fille, il est bon qu’elle soit chez elle. Blanche était au couvent depuis un mois, et elle était guérie. Je crois certes en la bonté de l’isolement, de la méditation, mais ta fille n’a pas ce caractère. Elle avait besoin de revoir le monde de l’autre côté des murs du couvent. C’est d’ailleurs pour ça qu’on lui a permis de sortir dans la clairière, pas plus loin, pour qu’elle respire l’air frais des montagnes. Il n’y a pas de dangers par ici, mais elle a désobéit. Que Dieu lui pardonne.
_ D’accord, admettons que tu ais raison sur tout ces points, alors pourquoi ne pas m’avoir appelé plus tôt ? Je serais venu. Blanche et moi téléphonons parfois, elle aurait pu m’en parler …
Sœur Cristina baissa les yeux sur ses mains dont elle avait entrecroisé les doigts, et ne répondit rien. Jeanne connaissait ces silences, et savait qu’ils étaient là pour clore les débats. Peut-être son amie avait-elle compris qu’elle avait commis une erreur, mais Jeanne ne pouvait pas lui en vouloir - même si elle en aurait eut cruellement envie - : son mode de vie était trop distinct du sien pour qu’elle puisse la comprendre.
_ Je vais chercher sœur Victoire pour qu’elle te montre le chemin, dit finalement sœur Cristina avant de disparaître par la porte qui donnait dans le cœur du couvent.
Le plan de Jeanne était clair : récupérer sa fille le plus vite possible, rappeler un taxi, aller à la gare pour y manger le déjeuner, puis attendre le train qui les ramènerait à Angers. Elle marchait en silence auprès de sœur Victoire et pestait intérieurement contre ses bottines qui laissait passer l’humidité. Ses chaussettes n’allaient pas tarder à être trempées.
Elles atteignirent le chalet qui était visible depuis la lisière, et sœur Victoire frappa à la porte en bois qui ressemblait à une version rétrécie de celle du couvent.
_ Je vous quitte ici, dit-elle à Jeanne Laval.
Celle-ci hocha distraitement la tête, encore perdue dans ses pensées.