Chère tante Irène,
J’espère que ma première lettre t’est parvenue. Si ce n’est pas le cas, je te renvoie une copie ci-joint. Si c’est le cas, alors tant mieux !
Je tiens à m’excuser pour ma froideur dans la lettre précédente où je t’ai parlé seulement de moi sans te demander de tes nouvelles. En effet je sais qu’en ce moment, beaucoup de personnes traversent des moments difficiles, alors saches que j’espère que tu es heureuse. Nous avons certes perdu le contact, mais il m’arrive encore de penser à toi, que j’aimais comme une sœur.
Alors si tu réussis à me joindre une réponse, écris moi comment tu vas !
Fais de gros bisous à grand-père.
À bientôt je l’espère,
Arnaud Ricard
Irène était surprise. Elle avait vu son neveu pour la dernière fois lors de l’enterrement de sa sœur Emma.
Emma était la deuxième dans la fratrie. À trente-six ans, elle était tombée malade du cancer du sein et n’avait succombé que quelques mois après le déclenchement de la maladie. Irène sentit un poids lui alourdir le cœur. Elles avaient certes une grande différence d’âge - seize ans précisément - mais sa sœur avait souvent rendu visite à la famille, surtout suite à la naissance de son fils, Arnaud, avec qui Irène jouait beaucoup durant son enfance et le début de son adolescence. Emma offrait toujours un beau cadeau à Irène pour son anniversaire et pour Noël. Elle ressemblait un peu à une seconde mère, même si elle ne venait que quelques fois. Depuis son enterrement, Irène n’avait presque plus entendu parler de son fils qui partit quelques temps plus tard avec son père Matisse Ricard et sa sœur Charlotte aux États-Unis. Après plusieurs années ils revinrent en France, pour repartir dans d’autres contrées du monde … Irène savait que Arnaud avait commencé une formation pour devenir aviateur, mais ils avaient perdu le contact depuis plusieurs années.
_ Papa, c’est Arnaud qui m’écrit, fit Irène en relevant lentement la tête de la missive, il écrit qu’il a déjà envoyé une lettre …
Mr Tellier cessa de ranger les courses pour la rejoindre, suivi de Blanche qui était jusque là restée à part. Ils se tenaient tous les trois face à elle.
_ Arnaud …
Le vieil homme semblait chercher dans sa mémoire.
_ Ah ! Le fils de Emma, bien sûre … Il a déjà écrit, ah bon.
Il fouilla à nouveau dans sa mémoire, puis s’exclama,
_ Reste là ma fille, je reviens !
Il se hâta dans sa chambre qui donnait sur la pièce de vie.
_ Qu’est-ce qu’il écrit ? Demanda Thomas.
_ Il parle de son autre lettre, surtout.
_ Tiens, c’est quoi ça ?
Thomas désigna la deuxième feuille qu’Irène tenait entre les doigts.
_ Ça doit être la copie, il a dit qu’il y avait une copie dans l’enveloppe.
Irène déplia la feuille mais hésita avant d’y poser ses yeux. Arnaud écrivait qu’il savait que beaucoup de personnes traversaient des moments difficiles en ce moment. Était-ce son cas à lui aussi ? Allait-elle découvrir une autre nouvelle semblable à celle que Sissi lui avait envoyé ? Elle prit son courage à deux mains, et se mit à lire à haute voix,
_ Chère tante Irène, je me souviens vaguement de nos jeux à tous les deux, lorsque ma mère m’emmenait chez grand-père chez qui tu vivais encore à l’époque. Je ne sais pas si tu y es toujours, ou bien si cette lettre tombera entre tes mains, grand-père, dans quel cas j’aimerais qu’elle soit transmise à Irène en mains propres de préférence.
Irène se souvenait également. Elle se souvenait du jour où elle s’était occupé d’Arnaud pour la première fois. Elle avait dix ans, et lui n’était encore qu’un bébé de deux ans à peine. C’était l’époque suivant la mort de sa mère, Mathilde Tellier. Irène se souvenait comment les adultes parlaient bas entre eux, ou du moins, elle en avait eu l’impression, et la laissait livrée à elle même avec pour seule compagnie Sissi et le bébé. Elle lui montrait alors ses peluches, ses poupées et des cubes en bois, et le petit Arnaud gazouillait joyeusement, naïf comme il était. Cela enthousiasmait par contre moins Sissi. Elle préférait surfer sur Instagram, reproduire des chorégraphie sexys ou encore feuilleter les magazines de mode.
Dorénavant, Irène s’occupait du petit garçon lorsqu’il venait avec sa mère. Ils jouaient dehors, au ballon, à la corde à sauter, au cache-cache parfois. Plus tard elle lui apprit à jouer aux dames, aux cartes, et aux échecs. Puis le temps avait passé et les circonstances firent qu’ils ne se virent plus aussi souvent : Irène était grande et Arnaud avait des copains, alors leurs chemins se séparèrent. Les souvenirs qu’Irène gardait de cette belle époque étaient vagues, il s’agissait de flashs, de visions d’une seconde, où elle se voyait avec son neveu. Ces souvenirs étaient lumineux, colorés, ils sentaient le printemps et résonnaient sous des rires lointains.
_ Car me voilà dans une situation bien embarrassante, continua Irène, je suis coincé en Russie avec ma copine depuis trois mois. Nous rendions visite aux parents de Alma qui, tu l’auras compris, est russe. Mais l’amour n’a pas de frontière, j’espère que tu peux le comprendre … C’était en effet un pari risqué, et j’avoue que c’était une erreur. Nous voulions repartir en avion à partir de Moscou, mais l’aéroport a subi une attaque - on ne sait jamais qui est à l’origine de ces attaques à l’improviste, sans doute des clans terroristes ou des ennemis -.
Irène leva les yeux de la lettre, coite. Elle échangea un regard avec Thomas.
_ Mon Dieux … Souffla-t-il.
Ils ne surent qu’ajouter de plus, alors Irène prit une inspiration et poursuivit,
_ Ce qui fait que Alma et moi avons dû fuir et nous réfugier chez des amis qui n’habitent pas loin de la capitale. Nous n’avons pas pus avoir de nouveaux billets d’avion et, par malchance, l’endroit dans lequel nous avons atterrit est très instable. En regardant par la fenêtre de la cuisine, il m’arrive parfois de voir un passant dégainer son arme pour en abattre un autre sur le trottoir. En plus, depuis un moment, la police russes est à l’affut du moindre étranger et il est plus que jamais risqué de sortir de chez soi lorsqu’on est français, comme moi. Nos amis ne possèdent pas de véhicule, rendant impossible notre départ.
_ Je confirme ! S’exclama Mr Tellier.
Il était revenu de sa chambre, victorieux.
_ Pourquoi ?
_ Ils en parlent à la radio, de toute cette histoire de chasse aux espions, rien que l’autre jour, ils en avaient deux sous leur filet, les salauds ! fit le vieil homme, fier de pouvoir dégainer son savoir.
_ Mais ce n’est pas un espion, papa.
_ Oui oui bien sûre, mais parfois ils se trompent et avant que tu puisses démontrer la vérité, c’est trop tard.
Irène observa avec une grimace comment il hochait la tête, l’air grave. Elle sentit la main de Blanche se resserrer doucement autour de son poignet.
_ Continue, chuchota-t-elle.
Irène acquiesça.
_ Toi qui étudiais le droit la dernière fois qu’on s’est vu, n’aurais-tu pas quelques contacts pour me sortir de là ? Je sais que cette demande est inespérée, mais malgré tout, j’ai l’espoir de retrouver mon pays et surtout, la paix. Arnaud Ricard. PS : Le parti international blâme les français qui côtoient des Russes.
PPS : Ne me répond pas par voie postale traditionnelle car la lettre pourrait être interceptée, je te suggère de passer par un réseau. De plus, je te conseille de ne pas me joindre par voie numérique qui est tout aussi risquée.
Irène regarda la petite assemblée qui l’entourait,
_ Il veut vraiment que je vienne le sauver …
Elle se laissa tomber sur un tabouret à côté du radiateur de la cuisine et soupira. Pourquoi le destin voulait-il qu’elle se retrouve mêlée sans cesse aux atrocités ? Certes, elle avait pitié de son neveu, mais qu’avait-elle fait au ciel pour se retrouver ainsi affligée ? Elle savait déjà dans un coin de sa tête qu’elle ne pourrait pas l’aider, et qu’elle se fierait à lui pour avoir contacté d’autres personnes.
_ C’est absurde, et en Russie … Je ne vois pas vraiment pourquoi il m’écrit à moi.
_ Mais si, il écrit que tu faisais des études de droit, quand il te connaissait, releva Blanche, tu es avocate ?
Irène leva les yeux vers elle et eut honte, encore une fois. Elle devait posséder un don pour s’apitoyer sur son propre sort, songea t-elle, et remercia en pensée Blanche qui la faisait prendre conscience d’elle même.
_ J’ai interrompu mes études, expliqua-t-elle, mais il ne le sait pas. En fait ça n’explique toujours pas pourquoi je suis plus susceptible que quelqu’un d’autre de pouvoir le sauver … Les avocats et les juges sont presque tous employés par le parti.
Irène secoua la tête pour chasser une pensée désagréable.
_ Ça fait beaucoup d’un coup, dit Thomas, aller, un verre d’eau pour tout le monde, histoire qu’on se rafraichisse la cervelle.
Il avait raison. La lettre faisait l’effet d’une bombe qui atterrissait là, en plein milieu de la cuisine. Le monde extérieur s’était infiltrer par une brèche dans le chalet isolé : cette lettre. Il apparaissait soudain, terrible et sans pitié, dans cet endroit qui semblait, à première vue, hors temps.
Durant son enfance et son adolescence au chalet, Irène avait observé les actualités géopolitique comme s’il s’agissait de fictions. Elle n’était pas concernée, tout cela ne la regardait pas. Jamais elle n’aurait imaginé quinze ans auparavant qu’à ce même endroit, où elle aimait faire des gâteaux et décorer des muffins, les réalités du monde la rattraperaient un jour. Et que ce ne serait pas la première fois.
Thomas posa l’un des trois bidon neuf sur le plan de travail et remplit quatre verres. Ils les tendit ensuite à chacun pendant que Mr Tellier s’emparait de la lettre d’Irène pour parcourir les dernières lignes.
_ En voilà un petit rebelle, rigola-t-il, il te demande de passer par un réseau !
Il se mit à marmonner dans sa barbe en faisant les cent pas dans la cuisine,
_ Donc pour récapituler, il voulait rentrer à la maison, mais une attaque à l’aéroport l’en a empêché. Il a alors voulu se mettre en sécurité, mais maintenant il n’arrive plus à repartir … Donc il a besoin d’une personne extérieur pour organiser son évasion, en quelques sortes. Et bien sûre, il doit s’agir de quelqu’un qui n’est pas adepte du parti international parce qu’ils n’aiment pas les russes … Évidemment.
Si la lettre déconcertait Irène, le vieil homme sentait un élan de vie le parcourir. Toutes les observations qu’il notait dans son carnet étaient abstraites contrairement à cette lettre qu’il tenait entre ses mains, ou plus précisément, ces deux lettres qu’il tenait entre les mains. À présent, ce qu’il savait allait être utile … Il s’en réjouissait déjà.
_ Est-ce que c’est la première lettre que tu tiens là, papa ?
Mr Tellier leva le nez du texte qu’il survolait pour la troisième fois.
_ Ah, oui, je suis désolé, je ne lis pas toujours mon courrier, fit-il en tendant l’enveloppe à sa fille avant de se replonger dans sa lecture.
Elle haussa les sourcils, sceptique, et ouvrit.
_ Vous en avez de drôles d’habitudes, monsieur, constata Blanche, mais il ne broncha pas.