Eïr

Quand il sortit plusieurs heures plus tard, la maison était toujours silencieuse. Le matin était déjà là depuis un moment et une douce senteur d’agrume flottait dans l’air. Camille se leva, emprunta une tenue à son père et se rendit dans la pièce attenante. C’était d’ici que venait le parfum, d’une salle de bain vaporeuse où la douche gouttait encore un peu. Quand il en ressortit, lavé et habillé, il fut guidé cette fois par l’odeur et les glouglous du café qui coulait. Il trouva Chris en train d’essuyer de la vaisselle dans la cuisine. Toute la pièce était propre et le sol n’était pas sec à certains endroits.

— Salut ! dit-il de bonne humeur.

Elle lui lança un regard fatigué. Elle le détailla de la tête aux pieds et réprima toute réaction même si découvrir ce type vêtu comme son père la rendait fébrile. Elle n’avait pas les idées claires, aujourd’hui, de toute façon. Elle avait des lubies, l’une d’elles était en train de se concrétiser et elle était toute crispée parce que tout se passait exactement comme elle l’avait imaginé.

— Je t’ai dit d’aller voir, pas de te servir, remarqua-t-elle en désignant sa tenue.
— C’est un emprunt. Je crois que j’attirais un peu trop l’attention en costume.

Elle ne répondit pas. Il estima plus sage de la laisser tranquille, elle avait l’air d’avoir mal dormi. Chris le regardait toujours. Elle attendait, attentive à ses moindres faits et gestes. Elle sentit monter en elle une véritable jubilation qu’elle camoufla autant que possible. Il s’approchait de la cuisine. Il repéra la cafetière sur le gaz éteint et s’en versa une tasse. Elle termina ses corvées en l’observant du coin de l’œil. Quel plaisir pervers pouvait l’avoir poussée à faire ça ? Elle en avait eu envie, voir si Camille ferait comme son père, attiré par l’odeur, se laisser guider vers le café, sa façon de se servir… Est-ce qu’il allait grimacer après la première gorgée ? Oh bon sang oui ! Elle se morigéna. À quoi ça rimait, tout ça, à part à se faire du mal ? Ce n’était que de petits détails innocents, mais ça lui faisait tellement de bien d’imaginer Tony tranquillement attablé, c’était une expérience mystique, mais coupable.

Camille rêvassait. La journée commençait bien et il s’était promis de prendre les choses en main. Alors il récupéra un chapeau dans la chambre de son père et partit faire un tour. Dans cette tenue, dans cette situation, il se sentait l’âme d’un aventurier. Peut-être que c’était dans ses gênes ? On parlait de son père comme d’un héros qui se serait révélé dans l’adversité. Lui se souvenait d’un homme posé et simple, mais de toute évidence il avait évolué. Il s’était fait un nom. Et si lui aussi était capable de lutter contre le volcan ?

Ses pas le menèrent dans les quartiers alentours. Il s’accorda de grands détours pour mieux voir tout ce qui l’intriguait, comprendre comment les riverains s’occupaient et comment ils se protégeaient des éruptions. Il repéra le réseau d’alarmes, chercha des explications devant des fontaines vides, écouta un long moment les discussions en terrasse… C’était fou comme on pouvait se sentir catapulté dans une autre époque, ici. Pas un téléphone portable dans les mains des gens, des tenues démodées, des expressions qu’il n’aurait pas imaginé entendre ailleurs que dans la bouche de cinquantenaires… Ça lui faisait bizarre.

Il s’arrêta sur le chemin du retour en se rendant compte que la voisine d’en face le regardait fixement tandis qu’elle étendait son linge sous le porche à côté de chez elle.

— J’ai bien cru que c’était Tony qui sortait courir ! lui dit-elle avec un grand sourire. C’est vrai ce qu’on raconte, alors… Son fils est ici ! Tu lui ressembles beaucoup !
— J’ai l’impression que c’est plutôt flatteur, répondit Camille en s’approchant. Quand j’entends parler de mon père, c’est souvent en bien.
— Qui dirait du mal de Tony ? s’exclama-t-elle. On était bien content de l’avoir dans le quartier, gentil, serviable et courageux avec ça. C’est triste ce qui est arrivé.

Camille hocha la tête. Il ramassa le pot de pinces à linge et le lui tendit pour qu’elle n’ait plus à se pencher.

— Tu t’es installé avec son apprentie ?
— Mmh mmh…
— C’est bien qu’elle ait un peu de compagnie. C’est sûr, c’est pas ton père, mais on est bien content de l’avoir aussi.
— Ah bon ? Elle sort un peu de chez elle ? Je n’ai pas l’impression qu’elle soit du genre à aimer rendre service.
— Oh non… Elle ne parle à personne. Mais tu peux être certain que si elle sort de chez elle en courant, armée jusqu’aux dents, c’est que les sirènes vont se mettre en route d’une seconde à l’autre. C’est une courageuse, elle donne tout pour lutter contre les limbes. Elle n’a jamais loupé une alerte. C’est malheureux que la disparition de ton père l’ait secouée comme ça. On est plus très sûr qu’elle ait toute sa tête, un jour elle va se tuer, mais qu’est-ce que tu veux y faire ?

Camille réprima son sourire. Ah les commérages, qu’est-ce qu’il aimait ça !

— En fait, elle est juste très timide, affirma-t-il. Mais en vrai, elle est très gentille et pas si bizarre que ça.
— C’est vrai ?
— Mais oui. Si jamais vous avez besoin de lui demander quelque chose, passez par moi, je transmettrai.
— C’est bon à savoir.

 

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Emma
Posté le 06/12/2024
Ben voyons, ils s'octroie le droit d'être le porte parole de Chris lui maintenant ! Il va vite en besogne le coco mais bon si c'est pour aider😂
Encore une fois, ton histoire me transportent dans Eïr cette ville prison que je n'ai aucun mal à imaginer, c'est fou d'ailleurs j'ai l'impression qu'elle existe vraiment, et c'est juste très déconcertant !
Très bon chapitre, hâte de lire la suite.
Solamades
Posté le 07/12/2024
Je suis vraiment contente que ça marche pour toi ! On me reproche assez souvent d’être chiche avec les descriptions, alors c’est rassurant ! 
Bonne lecture <3
Nakama93
Posté le 09/11/2024
Re !

Un chapitre très agréable à la lecture, je me suis bien mis à la fois à la place de Camille et de Chris.

On sent bien le poids de toutes les années d'espérance qui pèsent sur Chris en se remémorant Tony à travers Camille. C'est vraiment bien amené.

Chapeau pour le chapitre et merci :)
Solamades
Posté le 13/11/2024
Re ! 
C’est super, merci ! <3
Raza
Posté le 29/10/2024
Mmmh, ok, j'achète. Elle le tue pas tout de suite. XD.
Pourquoi le chapitre s'appelle Eir?
J'aime bien le début, avec le côté sensoriel, ça donne presque faim. (Je sors de table alors peut être que sinon j'aurais eu carrément faim d'un bon petit dej).
Sur le dialogue avec la voisine, pourquoi la voisine sait que Chris sort, mais Strada non? Il a pas pensé à lui demander?
Dernier truc:
"même si découvrir ce type vêtu comme son père la rendait fébrile." Ici le "son" prête à confusion, sauf si Chris pense à "son" père à elle, mais je ne pense pas que ce soit l'idée ici!
Merci et à bientôt :)
Solamades
Posté le 30/10/2024
Salut !
Le chapitre s’appelle comme ça parce que Camille part dans le but d’explorer un peu la ville. J’avoue qu’il y a plus pertinent.

Pour ce qui est de la voisine qui sait… je n’ai encore qu’une seule réponse à donner. Tu verras plus tard XD.

Par rapport à «son père», je pensais régler ça vite fait mais la langue française ne m’aide pas : «Son propre père» aurait tendance justement à dire que c’est le père de Chris dont on parle (un personnage dont on a jamais parlé jusque là et pour de bonnes raisons…). "Son père à lui" est tout aussi perfide, parce qu’il envisage un père à elle.
Après réflexion, il me parait logique que comme on parle de Tony tout le temps, ce soit à lui qu’on fasse référence. Mais si jamais le problème est à nouveau souligné, je changerai toute la phrase.
Merci pour ton commentaire, et à bientôt ! <3
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