Un soleil de plomb écrase toute l’Irlande depuis le début du mois de mai. Il règne en maître absolu dans un ciel sans nuages, brûle les nuques et aveugle les malheureux qui osent mettre le nez dehors. Déjà que ma peau est pâle, je suis bonne pour le coup de soleil ! Même les ombres des arbres sont impuissantes à apporter un peu de répit aux courageux qui ont l’audace d’aller à l’extérieur.
Ce qui me rassure, dans un sens, c’est que dans la cour de l’école militaire du camp Curragh, la chaleur est indifférente face au grade ; les officiers instructeurs subissent au même titre que nous autres, jeunes recrues. La sueur perle sous mon uniforme, décompose mon visage tiré par la fatigue et ma coupe réglementaire passe à l’as. Les mains jointes dans mon dos, je ne suis sûrement pas de ceux dont la peau est parcourue de cette chair de poule que l’on peut imputer aux événements majeurs.
Car, s’il en est un qui est clairement dans la tête de tout le monde, c’est l’accomplissement de toute cette formation qui se déroule en ce moment. Pour certains, devenir lieutenant tient du rêve, pour d’autres, il s’agit surtout de savoir où ils iront enfin travailler. Notre école, de par sa localisation et son offre de formation, permet deux affectations : l’Aer Chór na hÉireann, l’emblématique corps d’armée de l’Irlande, et la Confédération Terrienne.
Cette toute jeune organisation militaire a le regard tourné vers les étoiles, et pas que vers notre système solaire. Si le prestige de travailler dans l’espace et de représenter l'Humanité remplit la tête de nombre de mes camarades, j’admets sans honte que toutes ces considérations m’indiffèrent au possible.
Coincée dans l’avant-dernier rang, j’ai plus à coeur de combattre le vertige qui m’assaille qu’autre chose. Une mèche de mes cheveux rouge s’échappe de mon chignon et je parviens à la remettre discrètement à sa place. J’en profite même pour essuyer la perle de transpiration qui menace de rouler le long de ma tempe, avant de me redresser.
Malgré ma place, je n’ai aucune difficulté à entrapercevoir la carrure massive du capitaine Cameron Nivens, notre officier-instructeur. Si ma position éloignée m’interdit de le discerner avec exactitude, j’imagine son regard balayer chacun des soldats debout devant lui. Il respire l’intransigeance qu’il a martelée pendant trois ans, mais un sourire goguenard étire mes lèvres quand je discerne le pli sévère de sa bouche se détendre lorsque ses yeux se posent sur un étudiant ou un autre.
Les secondes qui finissent de s’égrainer me semblent interminables et, lorsque sonne quatorze heures, mon souffle ralentit, mes épaules s’affaissent un peu. « Enfin ! »
— Aspirant Abberline Daniel.
La voix de Nivens est puissante et impose un profond silence à l’assemblée. Son écho vibre d’une rare intensité et un petit gringalet, peu sûr de lui et coincé dans sa tenue d’apparat, s’approche de l’estrade. Un toussotement retentit lorsque le futur officier rate la première marche de l’estrade. Ridiculisé, il propose un salut timide à nos supérieurs et sa maladresse me fait grincer des dents. Je n’aimerai pas être à sa place ! La suite des événements ne m’intéresse pas. Le vertige est toujours présent et une barre scinde mon crâne en deux. Même remuer la tête et craquer ma nuque ne m’aide pas à me sentir mieux. Ma patience arrive à ses limites et est à deux doigts de voler en éclat. La chaleur ne m’aide pas et je ne désire qu’une chose : en finir et partir !
— Aspirante Allen Gabriella.
Mes yeux roulent dans leurs orbites. Nul besoin de la voir pour l’imaginer encore sur son Interface de Communication Personnelle1 à envoyer de multiples messages de plaintes sur ses trop nombreux réseaux. Sérieusement, si je suis loin d’être l’élève-officière modèle, Gabriella n’est pas mieux. Mon léger rictus moqueur s’intensifie, lorsque je la vois ramener frénétiquement une mèche de cheveux brune dans son chignon. Sa nonchalance lui vaut une réflexion à peine voilée de Nivens.
— J’espère que vous saurez être plus rigoureuse dans votre unité, lieutenante.
Mes dents coincent l’intérieur de mes joues et je prends sur moi pour ne pas éclater de rire. J’en profite, ce n’est pas encore mon tour. Et Gabriella, raide et rouge de honte, salue notre officier supérieur pour retourner à sa place. Je lève un peu le nez vers le ciel et note un nuage, minuscule, au loin. Insuffisant pour passer devant le soleil et apporter un peu de répit.
— Aspirant Baker John.
Le grand mystère de cette cérémonie n’est même pas de savoir où je serai affectée, mais plutôt si je vais survivre à la chaleur. Je rive mes yeux sur le dos du soldat en face de moi et je lutte. Je lutte pour garder mes paupières ouvertes, tandis que ce mal de crâne, lancinant, s’intensifie et m’accable. Je dois être appelée, et vite !
La longue, trop longue énumération des recrues continue. Mes jambes tremblent par moments. J’aurais peut-être dû manger aussi, à midi. Ça m’apprendra.
— Aspirant North Aidan.
« Patience, patience ! » C’est bientôt mon tour. Je remue un peu plus, mes cervicales craquent. Mon dos est fourbu et mon chignon pèse une tonne sur ma tête. Quelle idée d’avoir une telle masse ! J’aurais mieux fait de tout couper, au lieu de m’obstiner à les garder longs. Une goutte de sueur roule de la base de ma nuque pour s’enfuir sous mon uniforme.
Mon cœur bat toujours un peu plus vite dans ma poitrine. Franchement, faire un malaise maintenant, ce n’est vraiment pas le moment. Surtout que si je tourne de l’œil, Nivens ne manquera pas de m’envoyer une énième remarque acide ! Je dois tenir le coup, la libération est à portée de main.
— Aspirante Owen Elizabeth.
Le nom de ma collègue retentit dans les airs. Il résonne dans mon esprit embrumé et endolori. Je redresse brusquement la tête, faisant sursauter mon voisin de droite. Les regards de mes plus proches camarades convergent vers moi et mes poings se serrent. Owen, ça vient après O’Brian ! Je fusille du regard Nivens et si je n’avais pas eu mes gants de cérémonie, mes ongles se seraient plantés dans ma peau. L’humiliation file dans mon être comme un venin insidieux. Mes joues se colorent d’un rouge aussi vif que mes cheveux et je souffle du nez.
Nivens n’a pas raté l’occasion de m’humilier. M’en veut-il autant que ça pour une histoire de chasseur subtilisé ? J’ai déjà eu ma punition ! Mon esprit boucle sur l’événement en question. Je suis douée en vol, la meilleure, et ça ne fait aucun doute. Les exercices de l’examen étaient effarant de simplicités. Qu’y avait-il de mal à vouloir corser un peu les choses en augmentant la difficulté et la combativité des ennemis simulés, et ainsi profiter de faire quelques loopings et vrilles supplémentaires ? Le cuir de mes gants crisse à mesure que mes poings se serrent encore.
En plus de la vexation, je dois composer avec la déception. Je rêve de hurler, de pleurer, de l’invectiver. Et les minutes s’écoulent, me coupent du reste du monde. Tout ce que je retiens, c’est qu’il m’a humiliée.
— … ‘Reann.
Mon voisin de gauche me donne un coup de coude dans les côtes. Mes paupières clignent à plusieurs reprises et je peine à reprendre pied avec la réalité. Quand je regarde mon voisin, ses gros yeux m’indiquent que j’ai encore loupé une occasion de ne pas me faire remarquer.
— Aspirante O’Brian Eireann ! rugit Nivens, excédé.
Un long frisson de crainte remonte le long de ma colonne vertébrale, sans compter la violente décharge électrique qui met mon corps en route sans que mon esprit ne comprenne ce qu’il se passe. Heureusement que je ne me suis pas moqué de Daniel quand il a manqué de se casser les dents sur les marches de l’estrade, parce que je ne fais pas mieux. Mes pieds s’emmêlent et le rouge de mon visage s’intensifie. Quelques regards goguenards se posent sur moi et les officiers-instructeurs, assis derrière Nivens, secouent leur tête de dépit. Ses yeux gris ne me quittent pas un seul instant. Le coin droit de sa bouche s’agite en un discret soubresaut à peine dissimulé par sa barbe poivre et sel.
— Vous êtes beaucoup plus rapide à subtiliser un vaisseau qu’à sortir des rangs quand on vous appelle, j’ai l’impression ! lâche le capitaine une fois que je suis à portée de voix.
Je prends sur moi pour museler l’envie de lui répondre. Et quoi de mieux pour ce faire que de mordre l’intérieur de mes joues. Un goût métallique vient taquiner mes papilles. « J’y suis allée trop fort. » Je ne sais pas si c’est de ma faute ou si c’est parce que Nivens provoque toujours une furieuse angoisse chez tout le monde, mais le silence qui s’abat sur la cours du camp est lourd. Même les oiseaux ne pépient plus. Je détourne le regard, me perdant sur ses attributs de capitaine de la Confédération. Il y a tellement de raisons pour lesquelles j’ai du mal à apprécier cet homme ; son affectation en fait partie.
— Vous nous avez posé bien des problèmes, aspirante. En plus de voler un chasseur et de désobéir aux ordres directs de vos supérieurs, vous vous êtes contentée du strict minimum pour être graduée chaque année… et encore ! Vous avez été plus souvent absente que la plupart de vos collègue réunis.
Son énumération ne me fait ni chaud, ni froid. Tout ça, je le sais déjà et dans un pur esprit de défi, je relève le menton pour le toiser. Cette fois, le tic nerveux se transforme en un léger sourire carnassier que je me sens – presque – prête à l’affronter.
— Vous avez montré une incroyable tendance à l’insubordination et avez manqué de vous faire renvoyer à trois reprises.
— Quatre, le rectifié-je sans pouvoir me contenir.
— Et vous n’avez visiblement toujours pas compris l’expression « garder sa langue dans sa poche », soupire le capitaine.
À nouveau, mon poing se serre, ce qui n’échappe à l’œil vif de l’officier supérieur. Un sourire sarcastique s’invite sur son visage, qui courbe l’échine pour se pencher vers moi.
— Vous êtes véritablement insupportable, O’Brian.
De ses mains gantées, il ouvre une boîte noire dans laquelle se trouvent mes nouveaux insignes. Je hausse un sourcil et mes lèvres s’entrouvrent, mais je ne pipe mot. J’essaie de comprendre ce qu’il se passe, je me sens un peu perdue.
— En dépit de vos manquements aux règlements, le collège d’instructeur n’a pu que mettre en exergue des capacités hors du commun, en ce qu’il s’agit d’aviation, de médecine militaire ou de stratégie.
Il retire l’écusson du Camp pour le remplacer un autre : deux épées courbes qui entourent la Terre. Le symbole de la Confédération Terrienne. L’incompréhension file un peu plus en moi, les rouages de mon esprit tournent à vive allure et je suis presque abasourdie devant Nivens, seul détenteur de l’explication finale.
— Vous avez besoin d’un cadre qui vous soit adapté, et il n’y a qu’un seul poste qui pourrait convenir. Une seule affection qui vous permettra de prouver que vous êtes plus qu’une tire-au-flanc. Et vous le savez, O’Brian, que ce poste est normalement réservé au major de promotion !
Ma tête tourne automatiquement en direction d’Elizabeth Owen, fière blonde qui affiche ses attributs de lieutenante de la Aer Chór na hÉireann, le torse bombé. Mes yeux restent rivés aux siens, et je n’ai aucune difficulté à déceler un éclat de complicité qui m’arrache un demi-sourire contrit. Le retrait du velcro me surprend quelque peu et je fais de nouveau face au capitaine alors qu’il dépose sur mon uniforme les épaulettes du grade d'aspirante.
— Le collège a très longtemps hésité. Vous n’êtes pas promue, vos résultats ne sont pas assez performants. Une dernière chance vous est donnée à travers une ultime année de formation.
Il passe ses doigts sur mon épaule gauche, retirant sûrement une petite poussière sur le tissu en microfibre de carbone. Du bout de l’index, il suit la petite vague unique qui marque le premier grade du groupe des officiers subalterne de la Confédération. Et quand il me regarde, je me raidis. Son regard brille de toute la dangerosité dont il peut faire preuve.
— Faites honneur au grade sur vos épaules, O’Brian. Et rendez-vous à Pretoria dans deux jours, au quai d’embarquement U224. La Confédération n’admettra ni ne pardonnera aucun retard.
Je sens au-dessus de ma tête la menace d’une épée de Damoclès. Je salue mon officier supérieur et m’en retourne à ma place, la nuque toujours accablée par la violence des rayons du soleil.
C'est super intéressant d'avoir placé le cadre de l'histoire en Irlande ; déjà, pour l'originalité, et pour la jolie coloration des noms qui sont cités. Et je viens de découvrir l'expression "passer à l'as", merci beaucoup :)
Et pas de quoi pour l'expression !
C'est une belle initiative, bravo :)
Ensuite, on ressent particulièrement bien son inconfort et son ennui dans ce chapitre. J'ai chaud avec elle. La chaleur accablante, l'attente insupportable, la tête qui tourne, on s'y croit vraiment (et je sais malheureusement de quoi je parle en disant ça, ça m'est arrivé il n'y a pas si longtemps que ça).
Je me demande bien ce que va donner son affectation, Eireann n'en semble pas tout à fait ravie.
C'est une tête de lard xD Mais je l'aime c'est mon bébé xD
Et en effet, elle n'est pas du tout ravie de cette affectation, mais elle n'a malheureusement pas le choix
L'histoire pour une fois ne se passe pas aux États-Unis comme c'est trop souvent le cas dans ce genre littéraire.
Concernant le style, parfait. On ressent bien la fatigue, le malaise face à la chaleur et l'ennui d'Eireann, tout cela sans que le lecteur n'y succombe également.
Oui, changer un peu le décor de la SF ne fait pas mal. De toute façon, on en parlera pas au cours de ce premier tome ♥
Merci pour ton retour ♥
Mais la sueur je la mentionne parfois (au début) mais je vais noter ça pour l'éventuelle enrichissement post fin de réécriture de cette V3
Super chapitre avec l'introduction de la protagoniste qui promet beaucoup pour la suite, hâte de suivre son évolution dans l'histoire !
Et sinon superbe description du climat brûlant, autant avec la météo qu'entre les personnages !
Et merci pour ton retour ♥ J'espère que tu as eu très chaud haha
Le personnage est vraiment bien! Atypique mais pas trop, un univers qui semble vraiment vaste. J'ai énormément apprécié ce premier chapitre et la curiosité s'est fait vite sentir.
Déjà je dois te dire que j'ai eu une prémonition en lisant le journal de bord puis en relisant le résumé parce que je me suis dit qu'en voyant le résumé le journal de bord devait être une analepse (et il me semble que j'avais raison !!)
Donc nous avons faire a une histoire se déroulant dans le passé ! Pfiouuu trop bien ! J'adore ça (Je te l'ai déjà dit ?) Du coup ça me donne trop envie de continuer pour découvrir comment une jeune recrue peut devenir l'ombre qui fait peur a quelqu'un hihi
Un autre détail ! J'ai adoré le coup de l'insolation, je souffre souvent de malaise a cause du soleil et whah c'était si bien décris je m'y suis sentit. Vraiment. Genre : j'attendais le moment ou elle allait tourné de l'oeil, je voyais ses vertiges, pauvre Eireann ;; L'appel semblé interminable pour elle et tu le fais super bien sentir dans le texte donc : gg, j'adore !
(en plus super bonne technique pour énoncer et présenter les personnages secondaires qui reviendront peut-être ? )
Bref !
Un excellent chapitre qui donne envie de lire la suite,
Merci de nous partager ton histoire !
Surtout quand on sait que j'ai essuyé des critiques parce que je commençais le premier chapitre avec un point météo et qu'il y a des gens qui aiment pas ça ;-;
Et je suis aussi super contente de voir que l'effet de la chaleur et du malaise étaient bien retranscrit ;-; j'ai galéré sur ce passage mais merci, merci beaucoup ! Ca me rassure !
Quand aux personnages qui reviendront, qui sait, peut-être ? Y'a toute une saga pour le dire haha
Merci à toi, surtout, de me lire et de laisser sa chance à mon gros bébé ♥ J'espère que la suite te plaira !
HA ! Une analeeepse ! J'imagine donc que là, on a affaire à une Eireann recrue (qui va monter les échelons et arriver au Journal de Bord !)
En ce qui concerne les relations qu'Eireann entretient avec les autres, c'est pas fou fou :sob: J'aperçois déjà l'Eireann que l'on a à peine effleurée dans le prologue : elle se fiche et se moque même ouvertement des autres
J'imagine qu'elle est donc du genre à agir seule sans compter sur les autres.
J'avoue que… c'est une personnage qui va en faire voir des vertes et des pas mûres ! En tant que femme, elle me plait par sa combativité et son envie de répondre !
J'aime bien aussi Nivens, il a pas l'air méchant au fond et a l'air d'être quand même là pour ses élèves !
Ce qui est sûr, c'est que l'aventure d'Eireann commence ici !
Au niveau de la forme, j'avoue ne pas être fan de la première personne, je trouve ça assez restrictif mais ça reste complètement intéressant aussi !
En tout cas, bravo ! On ressent la chaleur, l'étouffement, le malaise d'Eireann… Je m'attendais toujours à ce que son nom apparaisse mais c'était jamais le cas alors ma frustration a grandi en même temps que la sienne x)
Bref, bravo pour ce chapitre ! <3
J'ai aussi eu très chaud quand j'ai écrit ce premier chapitre... Littéralement en Corse l'année dernière en pleine canicule xD alors je suis super contente de voir que l'effet d'étouffement est bien retranscrit !
Nivens haha le personnage préféré souvent des lectrices
Pas méchant, ça, par contre je te laisserai te faire ton avis définitif par la suite 😏
Mais surtout je suis contente qu'Eireann te plaise ! Et j'espère qu'elle continuera de te plaire par la suite ❤️
Merci beaucoup encore une fois pour ce commentaire, ça me fait super plaisir 🥺❤️💞🌌
Mais c'est aussi pour ça qu'on l'aime ♥
Tout le travail que tu as fait pour poser l'ambiance et le décors porte ses fruits dans ce chapitre, bravo à toi !
J'aime beaucoup ce premier chapitre qui nous met dans l'ambiance en tout cas ! ^^
Quant à tes interrogations tu auras les réponses dans la suite (forcément xD) merci de ton retour ☀️ contente que l'ambiance te plaise en tout cas.