Pendant l’Assemblée, les pires remarques s’adressèrent à Gwenn, d’une part parce qu’elle défendait avec beaucoup de vigueur sa fête, ensuite, parce que personne ne se plaignait jamais de D, perçue comme la reine des Perchées, enfin, parce que Cherchat avait apparemment préféré filer. Gwenn avait vraiment cru faire plaisir à tout le monde en organisant cette fête et reçut ces plaintes comme des coups de couteaux dans les flancs. Mam’s Angélique, qui se tordait les mains en parlant d’une voix émue, avait expliqué :
« Je n’ai pas aimé du tout. C’était angoissant pour moi. Je viens ici pour m’éteindre dans la paix, je ne supporte pas ce fracas. Là-bas, de l’autre côté », et elle avait montré du doigt l’horizon, invisible dans le ciel pourpre et or, « mon corps ne m’appartient plus, les infirmières en font ce qu’elles veulent, mais ici, non, je refuse qu’on viole mon intimité. Ce que je voudrais comprendre, parce que j’ai besoin de comprendre, Gwenn, c’est : pourquoi tu as fait ça ?
- Mais parce qu’on s’ennuie, ici ! s’était-elle défendu.
- Tu t’ennuies. avait rétorqué le taciturne Justin, lançant son trait sarcastique de l’autre bout du Salon. Si tu t’ennuies ici, personne ne te retient. »
Quelques protestations s’étaient élevées, molles ou véhémentes, mais Gwenn n’avait pas attendu la suite, elle s’était levée, avait traversé le cercle. Elle avait vu à travers ses larmes les traits tristes de D, qui tentait de la retenir, mais Gwenn l’avait écartée et était sortie du Salon en trombe.
Elle s’était enfuie dans les couloirs sans fin de la Maison, montant les marches, traversant les pièces, sans même leur jeter un œil. Ni les chambres spacieuses, ni les salles de jeux d’où des joueurs inconnus la regardaient passer d’un œil rond et inquiet, ni même l’appétissante odeur de grillade qui s’échappa de la Cuisine dans le couloir à son approche, ne surent l’arrêter. Montant dans les étages, elle parvint au théâtre, que squattait la bande des Etournelles qui s’envolèrent dans un festival de bruissements d’ailes à son approche. Seul Aness resta assis, satisfait de s’être allumé un pétard. Gwenn, de méchante humeur, arracha le pétard de ses mains et poursuivit son ascension, si bien qu’elle déboula dans le plus haut grenier, où le plancher à nu était couvert de poussière et de débris de tuiles, où la charpente s’effondrait, où le mur de briques s’effritait dans le vide.
Dans ce trou béant et désolé du toit, le ciel apparaissait dans toute sa splendeur. Des traînées de vermillon traversaient le mauve profond, qui se dégradait en bleu intense, puis en bleu pâle et enfin en turquoise, là où aurait pu se trouver l’horizon. L’ensemble évoquait un crépuscule sur la mer, comme si la Maison flottait sur une île au cœur des vents.
Gwenn se tint là, pensive et perdue, debout sur le bout de sol encore solide, et tira sur le pétard, qui s’était hélas éteint.
« Attends, dit une voix derrière elle, j’ai un zippo ! »
Aness l’avait suivie. Iels rallumèrent péniblement le cône et tirèrent dessus à tour de rôle.
« Ça va pas ? » demanda enfin Aness, de sa voix feutrée. Iel était plus petit d’une bonne tête, Gwenn le pensait plus jeune qu’elle, mais iel réagissait toujours d’abord avec gentillesse et douceur, envers les autres habitantEs, quelques soient les humeurs néfastes qui circulaient.
« J’en ai marre ! J’en ai marre d’être ici ! » répondit Gwenn.
Lâcher ces mots fit remonter ses larmes, si bien qu’Aness lui prit le pétard des mains pour qu’elle puisse s’essuyer les yeux.
Ensuite, iels s’assirent dos au mur en briques, profitant du spectacle du ciel.
« Tu n’en as pas assez, toi ? Demanda Gwenn. De ce ciel, de… tout ça ?
- Non, répondit Aness après un temps de silence. De toutes façons, qu’est-ce qu’il y a d’autre ? »
Iels restèrent là, poséEs, à regarder au loin. Gwenn chercha à retrouver le bleu azur qu’elle se rappelait confusément. Aness poursuivit :
« De l’autre côté, c’est un monde gris, où il n’y a que des prisons. L’école, la garderie, le centre social, le quartier… Et si tu essayes de t’échapper, soit on te ramène, soit on te tire dessus.
- Je ne connais pas tout ça, reconnut Gwenn d’une petite voix.
- Ah oui ? Alors c’est comment, pour toi, là-bas ?
- Oh… » Lui rappeler tout cela la brûlait comme de la Javel avalée, pourtant, elle dit : « Je vis dans un appartement… » Elle tirait sur le pétard entre chaque phrase pour se donner le temps et le courage de poursuivre « Mais je n’arrive pas à m’en occuper… Je n’ai plus l’énergie, je n’ai plus l’énergie de rien… Les factures, les papiers… Il faudrait que je trouve du travail… Un autre appart, plus grand…
- Une prison plus grande ? sourit Aness.
- Non ! s’emporta Gwenn. Il faut que je trouve un appart plus grand pour avoir une chambre pour ma fille… J’ai une fille, tu sais. Mais on me l’a retirée. »
Elle avait dit ces derniers mots presque en murmurant. Le ventre de Gwenn se contracta comme pour vomir les souvenirs du silence, des murs vides de son appartement, de la menace de son portable, qui ne sonnait que pour les publicités ou des rappels de rendez-vous manqués.
Tout à coup, dans le ciel, passèrent les Etournelles. Elles formaient par leur vol un nuage de dizaines de petits points noirs, circulant en bande organisée, serpentant entre les nuages bleus, comme un grand esprit puissant, sage et gracieux. Aness les désigna du doigt : « Tu ne veux pas aller les rejoindre ? Ça te changerait les idées, un petit vol. »
- Non, je n’aime pas ça. Vous êtes folles, à vous jeter comme ça dans le vide.
- Mais tu es arrivée par là ! s’exclama Aness
- Oui, mais je n’aime pas ça, soupira Gwenn dont la voix s’épaississait sous l’effet du pétard. Et je ne fais pas ça sur commande. Pas comme vous.
- Oui. Nous sommes les folles, qui changent tout le temps, et eux, là-bas, ce sont des fous, ce n’est pas pareil. C’est vrai.
- Ce n’est pas qu’une prison, là-bas. C’est aussi… plus d’espace.
- Mais enfin, la Maison, elle est plus que grande, elle est infinie ! Il y a tout le temps des nouvelles pièces, avec des surprises, et tellement de recoins que personne n’a jamais su l’explorer toute entière !
- C’est pas pareil. »
Le pétard lui embrumait tant la tête que leur discussion se décousait peu à peu, jusqu’à ce que les marches de l’escalier craquent lentement, sous les pas d’une arrivante, qui était D et gesticulait à l’adresse de Gwenn, lui faisant signe de la suivre.
Lorsqu’elles redescendirent les marches sans Aness, une nouvelle porte était ouverte, dans le mur de droite. Une chambre que Gwenn n’avait jamais visitée les accueillit dans son atmosphère de douceur feutrée, faite de tissus aux tons pastels, de rideaux à fleurs, de coussins à motifs d’entrelacs, d’un lit en baldaquin, aux rideaux blancs soyeux ouverts sur un couvre-lit molletonné.
« Viens voir ! » chuchota D.
Sur l’un des oreillers, une chatte était allongée, et ses cinq petits ébouriffés exploraient ce monde de tissus tiède auquel s’accrochaient leurs griffes. La chatte miaula pour mettre en garde les deux filles quand elles s’approchèrent. Mais D monta sur le lit et dit, de la voix chantonnante qu’elle réservait aux habitantEs non humainEs de la Maison : « Mollo, ma belle, c’est aussi notre chambre à nous, il faut paaartaaager. »
Gwenn pleura à ce spectacle, si bien que D s’exclama, affolée : « Mais quoi, qu’est-ce qu’il y a ? »
Et Gwenn renifla, se reprit et mentit : « Rien, c’est la beuh, ça me rend triste ».
Assises sur le lit, elles se moquèrent des chatons qui escaladaient maladroitement oreillers et traversins, s’écrasant les uns contre les autres, roulant sur eux-même et miaulant désespérément au moindre obstacle. Puis, elles s’allongèrent côté à côté et s’endormirent au son des ronronnements rassurants de la chatte.