Gwenn s’éveilla quand une langue râpeuse lui racla la joue. Mécontente, elle claqua du bec à l’adresse de la chatte et s’aperçut par là même qu’elle n’avait plus de lèvres. La chatte feula, étira son gros dos et fit retraite sur l’oreiller au bout du lit. D, allongée à plat ventre à côté de Gwenn, la scruta en disant : « Tiens, tu as changé de bouche et d’yeux. ça n’arrive jamais par hasard, ça. Comment tu te sens ?
- Bien, répondit Gwenn, agacée, en palpant le bec solide, long, arrondi, dont la forme jaune lui prolongeait le visage.
- Ooooh, les chatons ne sont plus là ! » s’exclama D en regardant par dessus l’épaule de son amie.
Ravie de cette diversion, Gwenn observa qu’en effet, la chatte était seule sur son oreiller, roulée en boule, tranquille et attentive. Gwenn se toucha la tête et sentit sous ses doigts de petites plumes.
« Il faut enquêter ! Il faut les retrouver ! » s’exclama D.
Elle avait sauté sur le tapis, puis se pencha, pliée en deux, regard à ras du sol.
« Aide-moi, Gwenn ! On ne peut pas laisser ces petites créatures seules sans défense dans ce monde de brutes.
- C’est la Maison, fit remarquer Gwenn en haussant les épaules. Il ne va rien leur arriver du tout. »
Stupéfaite, D se redressa et la regarda : « Mais, enfin, qu’est-ce qui t’arrive ? C’est ton bec qui te perturbe ?
- Non.
- Alors allons-y ! Partons en mission !
- Non. »
Gwenn se surprit elle-même. Mais il était trop tard, elle avait bien employé ce ton froid et elle était posée sur ce lit, indifférente à l’agitation de son amie, qui, la veille encore, aurait réussi à l’embarquer dans cette nouvelle aventure à travers la Maison. D bredouillait, maintenant :
« Mais quoi, mais pourquoi ?
- Parce que », se défendit Gwenn, désolée de voir son amie si désemparée « je pense que les chatons n’ont pas vraiment besoin de nous. Regarde, la chatte est calme. De toutes façons, ils n’ont peut-être jamais existé. Rien n’est vraiment réel, ici.
- Tu plaisantes ! s’exclama D, debout dans la chambre, bras écartés et mains ouvertes. Cette chambre n’est pas réelle ? Tu n’es pas réelle, peut-être ?
- Si, se défendit Gwenn, troublée. Mais, tu sais, ce que Justin a dit hier à l’Assemblée…
- Justin est un petit con prétentieux et insipide. »
Elles se l’étaient répété mille fois. Mais Gwenn, lasse, lâcha :
« Mais il a raison. Je m’ennuie. »
C’était comme si elle avait balancé un bol de soupe bouillante à la face de D ; elle se tendit d’un bloc, puis se reprit, revint vers le lit et dit, avec des gestes éloquents des deux mains pour ponctuer son discours : « Mais il y a plein de choses à faire, de nouveaux gens à rencontrer, plein de chambres à voir et même…Il y a la bibliothèque, que personne n’explore, les albums photos, et les tasses où poussent des plantes et qu’on ne sait pas si elles sont toujours à des personnes vivantes » elle baissa la voix « Il y a même les caves, où personne ne va jamais... » elle changea de ton et claironna : « Et on pourrait refaire une fête, encore plus grande, plus majestueuse ; on pourrait organiser un Bal ! »
Elle était si victorieuse, si lumineuse, avec ce sourire et ce regard où brillait un enthousiasme vibrant, que Gwenn faillit se résigner à la suivre, encore une fois, dans une nouvelle histoire. Mais elle sentait le poids de son corps sur le matelas, et cela seul tout à coup lui semblait vraiment était réel. Cette masse, solide, palpable, puissante, avait envie d’autre chose que d’une énième quête à travers la Maison.
« Tout ça, c’est du flan, attaqua-t-elle froidement.
- Tu es ignoble, rétorqua D. Et injuste. » Son visage devint fixe et cela était bien plus étrange que toutes ses les grimaces et rictus habituels. « Il y a tout ce que tu veux, ici. Il y a des beaux vêtements, de vraies amies, des gâteaux délicieux et des milliards d’occupations. »
Gwenn allait ouvrir la bouche, mais D la devança :
« Et ta fille n’a pas besoin de toi, elle a une autre mère qui s’occupe mieux d’elle. »
Gwenn bondit sur ses pieds et avança droit sur elle :
« Raclure !
- Ingrate ! »
La porte claqua au visage de Gwenn.