ELEONORE

Par Esmée

Eléonore savait, en choisissant cette tenue dans sa penderie, qu’aujourd’hui tout le monde la regarderait. Dans la rue, dans le métro et surtout à l’école. C’était volontaire et parfaitement réfléchi. Elle voulait faire sensation pour la rentrée. Il s’agissait, d’emblée, de s’imposer comme la fille que tout le monde voudrait. Elle voulait percevoir le désir des garçons quand elle passerait près d’eux. Les sentir vibrer, comme électrisés par son apparition. Elle voulait les voir se liquéfier si elle levait les yeux vers les leurs, y lire ce qu’elle même ne ressentait jamais. Elle voulait qu’ils soient prêts à se battre pour elle, à renier leurs amis, leur famille et tout ce qui comptait jusqu’à présent pour eux, juste pour pouvoir la conquérir ; ou plutôt pour pouvoir se délecter de son joli corps, puis s’en vanter.

Eléonore n’était pas vraiment belle. Elle avait quelque chose, des formes dignes d’un mannequin. Ce qui faisait son attrait, c’était cette splendide chevelure blonde qui tombait en cascade sur ses épaules. Une fortune et une perte de temps colossale à entretenir mais cela en valait vraiment la peine. Elle savait aussi parfaitement se mettre en valeur, par des tenues qui étaient toujours un savant mélange de grande classe et de dévergondage mesuré. Pour compléter le tableau, elle avait un port de tête et une prestance qui impressionnaient. On ne l’oubliait pas. Il suffisait de l’avoir vue une fois pour être hanté·e par son souvenir.

Eléonore souriait peu et certain·es la pensaient hautaine. En vérité, elle n’avait que peu d’occasions de le faire. Elle pensait disposer principalement de son physique pour se faire une situation, comme on lui avait toujours laissé entendre. Elle avait lu les mémoires d’une de ses aïeules, la comtesse de P. et avait trouvé cela très instructif. Celle-ci, issue d’un milieu modeste, avait réussi à se faire une situation dans le monde à force de charmes et de ruses. Eléonore disposait déjà de la particule, mais malheureusement plus de la fortune. Sa famille, si elle occupait encore un hôtel particulier de la vieille ville d’Aix, vivait chichement. Tout était compté. Quand ses amies de l’école privée Saint Sauveur partaient au ski, Eléonore prétextait ne pas pouvoir manquer les entraînements de gymnastique pour excuser son absence. Il faut dire qu’elle était plutôt douée, championne régionale trois années de suite. Avec la prépa, elle avait dû arrêter et en avait été soulagée.

Bien sûr, il était hors de question d’épouser un vieillard répugnant comme l’avait fait son ancêtre pour être à l’abri du besoin. Cependant, Eléonore refusait de mener la même vie que sa mère, entre les allers retours à l’église et aux bonnes œuvres, à dispenser une charité dont elles-mêmes auraient eu grand besoin. Elle ne voulait plus voir la peinture écaillée qui tombait par plaques entières derrière les tableaux dix-neuvième. Elle en avait assez des odeurs de renfermé et de poussière mêlés dans les pièces que sa mère ne pouvait plus chauffer. Heureusement, son oncle, dans un élan de générosité qui tenait plus du sauvetage des apparences que de l’affection, s’était engagé à prendre en charge ses frais de scolarité. Il se sentait peut-être aussi un peu coupable pour les dernières vacances d’été, quand il l’avait coincé au bord de sa piscine en essayant de la tripoter, un soir où il était particulièrement éméché. Il avait tout de même posé une limite : pas de frais de scolarité trop élevés afin de ne pas dépasser le budget octroyé. Elle avait postulé dans des écoles de provinces, assez anciennes pour être réputées sans être trop onéreuses.

Ce qui importait à Eléonore, c’était une école d’ingénieur·es avec peu de filles et beaucoup de garçons riches. Si l’école était moins prestigieuse, tant mieux, cela signifiait que les garçons de bonne famille qui y étudiaient n’étaient pas les plus intelligents. Il serait plus facile de les éblouir et de les berner. Trois années pour trouver un bon parti. Elle avait largement le temps ; mais la première impression comptait beaucoup, elle le savait. Elle s’assit sur son lit pour enfiler les cuissardes en daim qui épousaient parfaitement la forme de ses longues jambes. Elle se regarda dans le miroir. Elles attiraient l’attention sur son short en velours noir, qui moulait avantageusement son postérieur. Un chemisier à jabot en dentelle blanche venait compléter sa tenue, sur lequel elle enfila une veste noire à galons et boutons dorés, style officier napoléonien.

Elle avait relevé et emprisonné ses cheveux dans un chignon très élaboré. Peu de maquillage, pas de bijoux. Le seul qu’elle possédait, sa médaille de baptême, reposait précieusement dans un écrin de velours vert, sur le rebord de la cheminée en marbre de sa chambre d’enfant. Cette chambre qui était bien loin de la studette étudiante qu’elle occupait depuis quelques jours dans le centre historique de cette ville, située à des centaines de kilomètres d’Aix. Ce meublé, déniché sur le net, elle l’avait découvert en arrivant. D’extérieur, le bâtiment en imposait. Un hôtel particulier semblable à celui où elle avait grandi, mais ce dernier avait été divisé en une multitude de petits logements étudiants. Elle y avait un petit lit, un bureau, un lavabo, une armoire et un petit coin cuisine. Autant dire qu’il lui restait peu de place pour se mouvoir. Une porte donnait sur une microscopique salle de bain-wc. Les seuls vestiges de la grandeur passée des lieux étaient ce miroir doré immense qui occupait un pan de mur entier et cette hauteur sous plafond vertigineuse, qui lui donnait l’impression, quand elle en contemplait les moulures alors qu’elle cherchait le sommeil, d’être encore à la maison.

Elle attrapa un tube de rouge à lèvres et souligna avec application ses lèvres d’un rouge vif. Elle prit son sac à main Dior, cadeau de sa grand-maman pour son baccalauréat, qu’elle entourait d’une dévotion digne d’une relique évangélique, et claqua la porte derrière elle. Il était temps de prendre le métro pour cette rentrée.

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MadelinePerlef
Posté le 10/06/2020
Hello !
Encore une fois un personnage très intéressant et très différent des deux précédents ! On devine que cette volonté de paraître cache une vraie souffrance et contrairement aux autres lectrices moi j'ai plutôt ressenti de la pitié pour elle.

J'ai hâte de voir ce qu'elle va devenir par la suite !

Voici mes quelques petites suggestions pour ce chapitre :

- "des formes parfaites, dignes d’un mannequin" pour moi c'est un peu contradictoire, on demande en généra aux mannequins d'avoir le moins de formes possibles. Du coup j'ai du mal à imaginer Eleonore : a-t-elle des formes qui sont considérés par la société comme très féminines ou est-elle très plate et longiligne comme un mannequin ?

- "Elle avait relevé(s) et emprisonné(s) ses cheveux" sans les « s »

- Une immense armoire normande dans une studette me parait assez incompatible car pour moi studette c'est du 10 à 20m² maximum salle de bain incluse

Voilà, hâte de lire la suite :)
Esmée
Posté le 10/06/2020
Merci de ce nouveau commentaire constructif ! Je vois que tu cernes bien Eléonore. Je prends note de tes suggestions et je vais les adopter, sauf la dernière car j'ai souvenir d'une toute petite chambre étudiante avec une armoire géante, qui prenait toute la place ;)
LiseZazou
Posté le 29/04/2020
Un personnage qui, a priori, n'attire pas notre sympathie. Une volonté de sortir de sa médiocrité en trouvant un jeune homme riche. Personnage attaché aux apparences, sans doute manipulateur...à suivre
Esmée
Posté le 01/05/2020
Eléonore n'est pas tout à fait ce qu'elle paraît être, tu t'en rendra compte si tu lis la suite.
Ephémère_Pan
Posté le 22/04/2020
Un nouveau personnage très intéressant ! J'aime bien le côté manipulateur et conscient du pouvoir de son physique d' Eleonore. Ça promet de donner du piment je pense et j'ai hâte de la voir grandir au fil des chapitres
Esmée
Posté le 22/04/2020
C'est un personnage qui va énormément évoluer, notamment concernant sa conception de la vie et des femmes. J'espère que la suite vous plaira !
Celestina
Posté le 29/03/2020
J'apprécie la construction du début de ton histoire, même si elle est classique. Un chapitre pour un personnage et pour un point de vue unique. Celui-ci est celui que j'aime le moins et c'est à cause de sa personnalité mais je pense que c'est voulu de ta part. J'espère qu'elle va gagner en humanité dans la suite de l'histoire...
Esmée
Posté le 29/03/2020
Effectivement ce personnage est celui qui va le plus évoluer par la suite... 😉
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