Irène rentrait de sa promenade matinale. Elle ressentait un calme intérieur, pour une fois, une harmonie. Elle avait le pas léger, la neige ne lui semblait pas aussi profonde que d’habitude. Sur le point de frapper à la porte du chalet, elle se retint. Celle-ci venait de s’ouvrir à la volée.
_ Oh ! Bonjour !
Jeanne Laval se tenait dans l'encadrement de la porte. Elle haussa imperceptiblement les sourcils, puis elle inspecta Irène en un clin d’œil. La jeune femme se tenait droite, et son regard pétillait comme si elle en savait davantage sur l’univers. Son aura était en décalage avec ce lieu isolé dans la montagne et Jeanne Laval en resta perplexe.
_ Vous ne restez pas manger ? Demanda Irène.
_ Maman a dit qu’on est pressé, fit Blanche, qui s'était glissé à côté de sa mère.
_ Oh, votre train repart bientôt ? J’avais préparé une lasagne…
_ Je crois qu’il y a eu un quiproquo malheureusement car je ne savais pas du tout que Blanche était chez vous, dit Jeanne Laval en retrouvant sa contenance, et je n’ai pas non plus été informé de votre invitation, madame Edel.
_ Appelez moi Irène, mais dans ce cas, l’invitation tient toujours et je suis vraiment désolée pour tout ça, même si je pensais que Blanche vous avait appelé.
_ Mesdames !
La voix de monsieur Tellier parvenait à Irène depuis le salon.
_ Vous ne voulez pas rentrer… Ou sortir, car je vais attraper un rhume avec ce froid.
_ Alors, on reste, maman ?
Blanche regardait sa mère avec espoir. Jeanne Laval jeta un coup d’œil sur sa montre.
_ On a deux heures et demi avant le départ du train.
_ Admettons que vous partiez une heure avant le départ et que nous mangions à midi, il nous resterait... Une bonne heure pour manger cette lasagne, calcula Irène.
_ Je vais avoir une pneumonie, à ce rythme !
_ Oui, on rentre, papa !
Il s’avéra que Blanche avait eut sa sœur Iris au téléphone. Celle-ci lui avait promit de transmettre à ses parents mot pour mot le récit de son accident et de ce qui lui était arrivé depuis mais, apparemment, elle avait oublié de tenir sa promesse.
Monsieur Tellier était assis à la table à manger avec Blanche et Jeanne Laval. Il avait éteint la radio et fermé son carnet, qui reposait cependant toujours devant lui. Le vieil homme voulait être là pour ses invités, pourtant, il ne trouvait rien à leur dire.
Jeanne, qui était habituée à être constamment affairée à quelque chose, se trouvait embarrassée de devoir rester assise auprès de sa fille. Irène et Thomas lui avaient formellement dit de se reposer après son voyage, mais elle n’arrivait tout simplement pas à se détendre. Elle sentait le regard du vieil homme qui la scrutait. Cela la mettait mal à l’aise et elle commençait à regretter de ne pas avoir suivi son plan initial. L’atmosphère du chalet était pesante, mais sa fille ne semblait pas le remarquer. Blanche était joyeuse, candide.
_ Regarde maman, il s’appelle Médor celui-là !
Elle avait réussit à convaincre le berger allemand de se lever du tapis devant la cheminé et de venir la rejoindre à table. Le chien regardait Jeanne Laval de ses grands yeux humides, l’air de se demander quand on lui donnerait sa caresse. Elle lui ébouriffa les poils de la tête et lui adressa un sourire crispé.
Médor finit par retourner se coucher devant la cheminée où un petit feu crépitait, et la jeune fille tourna son attention vers monsieur Tellier.
_ Vous n’écrivez pas dans votre carnet, monsieur ?
_ Pas ce matin, Blanche, pas ce matin.
_ Tu sais que monsieur Tellier parle du parti international dans son carnet, maman ?
_ Comment veux tu que je le sache ? fit Jeanne Laval avec un rictus amusé.
_ C’était une question…
Blanche chercha dans sa mémoire,
_ Une question rhétorique. Il m’a dit qu’il veut écrire ses pensées avant qu’il n’y ait plus de liberté d’expression.
_ Ah oui…
Jeanne Laval observait sa fille et le vieil homme d’un air attentif. Elle se montrait toujours prudente quand il s’agissait d’opinion politique.
_ Est-ce que c’est vrai ? Demanda elle au vieil homme.
_ Tout à fait madame, votre fille m’a dit que vous pensiez comme moi que ce sont des salauds ?
Les sourcils argentés de Jeanne Laval se haussèrent.
_ Elle vous a dit ça ? Ce n’est pas totalement faux je dois vous avouer. Quant à ce que vous disiez par rapport à la liberté d’expression, ne vous inquiétez pas, il y aura toujours un moyen pour contourner les restrictions.
_ Vous êtes optimiste, madame !
_ Non, je dis cela par expérience. Pour vous, il existe un grand nombre de restriction, pour moi, ce n’est pas le cas.
Thomas s’était arrêté près de Jeanne Laval, un bol plein de gâteaux apéritifs à la main. Il le posa sur la table.
_ Comment ça ?
_ Est-ce que vous aussi, vous êtes contre le parti ?
Thomas se sentait pris au dépourvu. La question directe et le regard acéré de son interlocutrice semblait vouloir lui arracher ses pensées, tels des tentacules.
_ Disons que je n’y adhère pas particulièrement…
_ Cela vous choquerait-il par exemple si je vous disais que j’adhère à un réseau ?
Le regard de Thomas se fit grave. Il se rappelait la lettre du neveu d’Irène. Il se souvenait distinctement du dernier post scriptum que Arnaud avait noté dans sa missive. Il eut un petit rire nerveux.
_ Plus rien ne pourrait me choquer.
_ Ah bon, dans ce cas vous n’êtes pas le genre de personne qui aurait tendance à dénoncer ses compatriotes… Ou bien vous êtes un agent qui sait très bien mentir.
_ Je suis médecin.
Blanche éclata de rire. Sa mère lui lança un regard étonné et sourit à son tour. Elle se rendait compte une nouvelle fois du don qu’elle avait pour chercher une confrontation idéologique. Son mari le lui faisait souvent remarquer et ils en riaient, lorsqu’ils se trouvaient dans l’intimité familiale. C’était une chose que eux seuls pouvaient comprendre.
Irène avait enlevé son tablier et s’était approcher de la petite ronde.
_ Concrètement, cela pourrait être tout à fait utile si vous nous disiez que vous faisiez parti d’un réseau, dit-elle.
_ Vraiment ?
_ Oui, mon neveu est bloqué en Russie, il m’écrivait l’autre jour pour me demander de l’aider.
Tous la regardait, interloqué. La lettre d’Arnaud les avait tous tourmenté ces derniers jours sans que quiconque ne l’évoque pour autant. Monsieur Tellier avait imaginé des scénarios de libérations, semblables à ceux de James Bonds et des séries policières qu'il regardait toujours le vendredi soir. Il avait tenté de trouver une solution pour convaincre Irène d’aller délivrer son petit fils. Il voulait des arguments percutants, car il sentait qu’il avait un rôle à jouer dans cette affaire. Thomas quant à lui, avait l’esprit trop occupé par l’inondation à Schuld pour se concentrer distinctement sur l’appel à l’aide d’Arnaud. Pourtant, des phrases de la lettre s’imposaient à son esprit lorsqu’il était entre l’éveil et le sommeil, le matin avant de se lever.
Jeanne Laval scrutait le visage de chaque membre de la petite famille, avant de se tourner vers sa propre fille.
_ Le neveu d’Irène lui a écrit de passer par un réseau pour répondre à la lettre qu’il lui a écrit, expliqua Blanche.
Jeanne Laval repensa à son altercation avec sœur Cristina. La religieuse n’était pas consciente de tout ce qui aurait put arriver à sa fille. Elle en prenait conscience plus que jamais, maintenant qu’elle savait que ceux qui avaient accueilli Blanche étaient du bon côté. Sa fille avait dix ans, elle était bavarde ce qui faisait d’elle un danger pour elle même et occasionnellement, pour toute la famille.
_ Je n’ai rien dit ! Fit Blanche quand elle sentit que le regard de sa mère devenait insistant.
_ Je suis heureuse de pouvoir te faire confiance, Blanche. Pour en revenir à votre neveu, madame, je peux vous aider.
_ Vous avez des contacts ?
L’espoir rayonnait sur le visage d’Irène. Cela déconcertait Thomas. Il ne l’avait plus vu ainsi depuis longtemps.
_ Je fais moi même partie d’un réseau. Le réseau du manoir de Trémence. Nous aidons notamment les français dans des situations similaires à celle de votre neveu à revenir dans leur pays d’origine.