Pouvoirs

Par Rachael
Notes de l’auteur : _____
Arthen regagna sa chambre, le cœur gros et la tête douloureuse, content de ne rencontrer personne. Pour la tête, rien de grave, ça s'arrangerait vite ; il avait attrapé de la glace pilée dans un des frigos de l'auberge. Entourée d'une poche étanche, elle reposait sur l'arrière de son crâne et refroidissait la bosse qui avait poussé là. Pour le reste, il ne savait pas quoi penser. Cette fille, il avait envie de la revoir, tout en comprenant que son ami avait agi de manière raisonnable. D'ailleurs, il se l'avouait maintenant, ce qui n'était pas raisonnable, c'était d'avoir embusqué leur « poète », sans avoir évalué où cela risquait de les mener. Il s'imaginait parfaitement ce que Sio aurait dit s'il l'avait su : « Un vrai comportement de gosse, Arthen ! Grandir, c'est se préoccuper des conséquences de ses actes ». Et cette fois-ci, il aurait eu raison...

Vouloir la revoir, est-ce que c'était là aussi une lubie déraisonnable ? Djéfen estimait qu'elle pouvait être dangereuse. Il avait décidé de parler de cette rencontre à son père, sans toutefois préciser qu'elle avait eu lieu la nuit. Comme ça, les adultes seraient en mesure de juger par eux-mêmes s'il y avait matière à s'inquiéter. Est-ce qu'elle pouvait vraiment être une path, version alter, ou même détenir des pouvoirs effrayant, comme les nazgars ?

Y penser le mettait en colère, mais en même temps, il n'arrêtait pas de se rappeler l'éclat de ses yeux orange, et son regard alarmé posé sur lui... Était-elle inquiète pour lui, ou parce que l'avoir blessé pouvait lui apporter des ennuis, à elle ou à son village ? Arthen ne s'illusionnait pas, il pariait sur la seconde option...

Pourtant, bien calé sur de gros oreillers, dans sa petite chambre sous les toits, il mit un long moment à s'endormir. Les yeux grands ouverts, il ne voyait plus les poutres qui soutenaient la charpente massive, mais les plumes rousses de la fille oiseau, soulignant avec délicatesse les mèches de sa chevelure.

 

****

 

Le lendemain, Arthen avait résolu de tout savoir sur les nazgars. Si cette fille était comme eux, raison de plus pour s'en préoccuper... On en parlait généralement comme des croquemitaines, possesseurs de technologies et de pouvoirs terrifiants, mais tout ça manquait de clarté. Même ici, où l'un d'entre eux veillait sur la ville, on évitait de se poser trop de questions.

Arthen ne connaissait que l'Histoire, et encore seulement une infime partie : la grande chute, il y a deux cent cinquante ans, pendant laquelle les nazgars avaient détruit en quelques jours la quasi-totalité de la population humaine. Mais ce qui s'était passé avant, et les causes de la guerre, tout cela restait flou pour lui. Ni ses parents ni l'école n'avaient abordé ce sujet en détail. Était-ce à cause de l'humiliation de la défaite ?

Quand même, en y repensant, il avait honte de sa vision confuse, et de son manque de curiosité.

- Parle-moi de la raison pour laquelle les nazgars et les humains se haïssent, intima-t-il à Sio de but en blanc, au petit déjeuner.

Celui-ci le fixa, sa tartine stoppée à mi-chemin de sa bouche. Il esquissa un petit sourire gai.

- Voilà une question plus acceptable que tes précédentes sur le nazgar d'Arcande, fils !

Arthen sursauta. Il n'avait jamais tiqué auparavant quand Sio l'appelait « fils ». Ça lui semblait tout naturel. Aujourd'hui, cependant, avec ce qu'il avait découvert, des mots anodins comme celui-ci prenaient une couleur différente. Il aurait tant voulu revendiquer Sio comme père, ne pas s'embarrasser de « l'autre »... Il continua à parler pour cacher son trouble, en bredouillant à moitié :

- Je sais qu'il y a eu une guerre très longue entre eux et nous, mais je n'en connais pas la cause réelle. Je croyais qu'on s'était battu uniquement parce que c'était des monstres, mais c'est une vision simpliste, non ?

- Oui et non, nuança Siohlann.

Ça commençait bien. Oanell, qui venait de les rejoindre, mit sa main sur l'épaule de son frère.

- Il a toujours du mal à considérer cette question objectivement.

Sio avait déposé sa tartine sur son assiette, et fixait celle-ci maintenant comme si rien de plus intéressant n'existait au monde.

- Toi, Oanou, tu te crois objective ? railla-t-il en réponse, sans relever les yeux.

Elle soupira et continua à l'intention d'Arthen, en ignorant la remarque de son frère :

- Tu n'as jamais connu tes grands-parents, nos parents, parce qu'ils ont été tués par un Nazgar, quand nous étions enfants. Depuis cette époque, Sio garde des réticences à admettre qu'ils puissent être autre chose que des monstres.

Arthen avala sa gorgée de tisane au miel avec difficulté. Il connaissait cette partie de l'histoire familiale, mais ce n'était pas un sujet évoqué volontiers ou souvent. D'ailleurs, Oanell n'en dit pas plus, elle préféra répondre à la question de son fils :

- La vérité, c'est qu'il y a bien longtemps, plus de mille ans, quand les humains ont découvert l'existence de télépathes exceptionnels parmi eux, ils ont eu peur. Peur de leurs pouvoirs effrayants, de leur volonté de domination. Ils les ont considérés comme des monstres. Constatant qu'ils ne pouvaient que tomber sous leur coupe, ils ont décidé de les tenir sous contrôle.

- Les nazgars sont des humains, alors ?

- Ce sont des sortes de mutants, mais à l'origine au moins, ils étaient issus de parents humains. C'est un fait que peu connaissent, mais il en naît toujours, très épisodiquement, dans la population humaine.

Arthen fronça les sourcils. Ce qui l'aurait abasourdi deux jours plus tôt ne paraissait finalement plus si surprenant, à la lumière de certaines découvertes... Il faillit se lancer, demander : « comme mon père ? ». Il hésita, incertain, une demi-seconde de trop, et Oanell reprit ses explications :

- Ils n'étaient pas très nombreux, mais ils ne se sont pas laissé manipuler ou emprisonner. Ils se sont fondus dans la population, se sont bien cachés. Ils se sont regroupés et organisés pour résister, puis ont cherché à infiltrer les hautes sphères du pouvoir. Heureusement ou malheureusement, je ne sais pas, ils ont été découverts avant de finaliser leur emprise sur les cercles de décision. C'est ainsi que la guerre entre eux et nous a débuté, avec comme objectif, du côté humain, l'anéantissement des nazgars.

- C'est d'ailleurs vers cette période qu'ils se sont nommés nazgars, précisa Siohlann. Ils ont proclamé appartenir à une espèce à part, distincte des humains. Et ils ont commencé à y croire eux-mêmes.

- La guerre a duré des centaines d'années, poursuivit Oanell, souterraine ou déclarée selon les époques, toujours en faveur des humains, infiniment plus nombreux, mais sans que ceux-ci parviennent à exterminer leurs ennemis.

Arthen écoutait, fasciné, ce pan de leur histoire dont il ignorait totalement l'existence.

- Il y a environ trois cent cinquante ans, continua sa mère, on a cru les avoir éliminés pour de bon. On ne l'a su que bien après, mais en réalité, ils nous l'ont laissé croire. Les nazgars s'étaient enfouis dans des cités souterraines, loin sous le sol, indétectables. Ils ne sont réapparus que pour porter un coup fatal à la civilisation humaine. Un jour, partout en même temps à la surface du globe, la terre s'est mise à trembler dans les villes. Elle a vibré et hoqueté tant qu'il est resté un seul bâtiment, une seule pierre debout. Il existe des récits très poignants de ce moment terrible, tu pourras les consulter.

Arthen esquissa une moue dubitative. Ça n'avait pas l'air bien gai, comme lecture. Sio, en face de lui, fit écho à sa grimace. Il lui renvoya une mimique explicite qui voulait dire : « ou pas ! »

- Les cités de verre et de lumière ont toutes disparu en un instant, continuait Oanell. Ils ont tout détruit, et ensuite ils ont massacré les rescapés jetés sur les routes. Depuis, les hommes se terrent dans les montagnes, ou dans des villes souterraines, à leur tour.

- Pourquoi ils n'ont pas tué tout le monde ? Ils auraient pu, non ?

- Bonne question... On ne le sait pas vraiment. Ils ont arrêté la chasse au bout de quelques jours, ignorant les derniers survivants. Par la suite, ils ont pris possession des plaines et des côtes, laissant les montagnes, les zones arides ou insalubres aux humains. Ils ont adopté un mode de vie étrange. Ils règnent en solitaires sur de vastes domaines, servis par des paths et des nonnuhs, des êtres artificiels fabriqués à partir de manipulations génétiques. Non, conclut-elle avec fermeté, je te parlerai des nonnuhs un autre jour. Ça suffit pour aujourd'hui. D'ailleurs, tu dois aller à l'école.

- Ils étaient peut-être humains à l'origine, ajouta Siohlann pensivement comme Arthen se levait pour partir, mais ils l'ont oublié. La vie humaine n'a pas de valeur pour eux. C'est pour cela qu'on peut les appeler des monstres. D'où ma réponse, tout à l'heure.

Le garçon sourit largement, en balançant son sac sur son épaule :

- Ça va mieux avec quelques explications, Sio...

 

****

 

Arthen n'écouta pas beaucoup en classe ce matin-là. Depuis quelques jours, ça lui en faisait beaucoup à digérer. La page d'histoire du petit déjeuner avait éclairci ses idées, mais il n'en savait pas plus sur ces fameux pouvoirs effrayants. Tant qu'à risquer l'overdose, il tenait à en apprendre plus sur ce sujet-là aussi.

Il décida, une fois de plus, de mettre Djéfen à contribution. Après tout, il s'était moqué de l'ignorance d'Arthen. Trop facile pour lui, avec la maison qui lui procurait à volonté toutes ses connaissances.

Djéfen eut l'air gêné par les interrogations de son ami, embarrassé comme quand il avait cherché à découvrir l'identité du nazgar.

- Ce sont des questions qu'on s'abstient de poser, ici ! finit-il par lâcher.

Arthen haussa les épaules :

- Si on en parlait à l'école, j'aurais pas besoin de te demander à toi, Djef ! Et d'abord, pourquoi on évite le sujet ? Amis ou ennemis, ils habitent tout autour de nous, alors ce serait utile de savoir à quoi s'attendre, non ?

- Eh bien justement, la plupart des humains n'ont qu'une idée très vague des réelles capacités des nazgars. Suivant les époques, ils se sont attribué des pouvoirs imaginaires pour faire peur, ou au contraire, ils les ont sous-estimés pour endormir leurs adversaires. Et ils sont aidés de technologies qui amplifient ou prolongent leurs dons naturels. Alors, aujourd'hui, les livres se contredisent. On ne peut pas enseigner de telles bêtises à l'école... On préfère éviter le sujet, surtout ici, où on ne veut pas commettre d'impair envers le nazgar d'Arcande.

Arthen écouta son explication avec impatience.

- Merci pour la version officielle ! Toi, justement, tu connais la vérité. Grâce à la machine nazgare ! Tu m'as affirmé l'autre jour qu'ils étaient humains. Ce n'est pas ce que j'avais entendu jusqu'ici...

Djéfen rougit, pris en flagrant délit d'avoir trop parlé.

- Oui, l'hôte m'a enseigné pas mal de choses...

Arthen croisa les bras, patient, et attendit que la langue de Djéfen se délie. Celui-ci fronça les sourcils, sembla réfléchir à ce qu'il allait dire, avant de commencer, en pesant ses mots :

- D'après la machine... les nazgars sont des humains télépathes... qui possèdent des capacités de manipulation des champs énergétiques.

Il s'arrêta là. Un peu court pour Arthen !

- Ouais, d'accord, merci pour la définition, mais concrètement ?

- Leur cerveau leur permet de sentir et de modifier les champs électriques, magnétiques et gravitationnels autour d'eux.

Ça ne s'éclaircissait pas.

- Eh ! Tu le fais exprès, là ? Si c'est pour me montrer ta science, je trouve ça pas très sympa !

Arthen fit une grimace à son ami, installé en face de lui dans la cabane. Ils avaient filé dans leur repaire dès l'école du matin terminée, leur casse-croûte dans un sac. Les événements de la nuit méritaient d'être commentés en privé, sans risque de parvenir jusqu'à des oreilles indésirables. Mais Arthen, sa curiosité aiguisée par les révélations de sa mère, avait choisi d'engager la conversation sur les nazgars, avant même de sortir son déjeuner.

Djéfen soupira, et finit par lever les bras au ciel, en signe de défaite :

- Oh, et puis zut ! Puisque tu veux tout savoir, tant pis pour toi si tu le regrettes...

Arthen se demanda furtivement comment on pouvait regretter d'avoir appris quelque chose. Son oncle lui avait dit, à lui, que l'ignorance n'est jamais un avantage...

Djéfen s'était enfin lancé :

- Ils peuvent par exemple utiliser l'énergie des éclairs et domestiquer les orages, ou s'élever au-dessus du sol en jouant avec le champ de gravité, ou encore modifier les courants électriques qui circulent dans le corps.

- Et ça, qu'est-ce que ça fait ? demanda Arthen, curieux.

Djéfen hésita encore une fois, mais termina devant l'air excédé de son ami :

- Avec ça, ils sont capables d'influencer quelqu'un, de contrôler ses actions, ou alors même de le tuer.

Arthen resta muet de stupeur. Une idée se présenta à lui, et il claqua des doigts, soudain sûr d'avoir compris. Il débita tout d'une traite, sans laisser Djéfen reprendre la parole :

- C'est ça qui embarrasse les autorités, pas le manque d'information. Ils trouvent gênant de révéler que le protecteur de la ville, s'il voulait, pourrait contrôler les gens ou les assassiner à distance. Ça arrange bien ton père et le begfarr Neilon de maintenir le peuple dans l'ignorance... Eux, ils savent tout !

Djéfen eut une moue d'acquiescement.

- Oui, tu as raison, bien sûr ! Les contradictions dans les connaissances ne sont qu'un prétexte. Ici, on peut rassembler tous les renseignements qu'on désire... Mais mon père me l'a souvent dit : personne ne tient vraiment à savoir. Les gens pensent que le nazgar doit être puissant, pour les protéger, mais ils ne cherchent pas à découvrir exactement jusqu'où. Il n'y a que toi pour réclamer la vérité à tout prix.

Arthen fronça les sourcils, l'air buté, reproduisant la mimique familiale la plus caractéristique, de Lestrenn à Oanell :

- Si tu crois que ça va m'empêcher de dormir, tu te trompes ! J'en ai plus qu'assez des mensonges et des dissimulations. D'ailleurs, tu es pareil que moi : pourquoi irais-tu interroger la machine nazgare, sinon ?

Djéfen se mordit la lèvre.

- Il y a des fois où je souhaiterais ne rien savoir... déclara-t-il énigmatiquement. Bon, je t'ai répondu, on peut passer à autre chose ?

Arthen flasha un grand sourire à son ami, content de ses découvertes.

- T'en fais pas, je te laisse tranquille ! Maintenant que je partage tes connaissances sur les nazgars, on pourra en parler ensemble.

- Mouais, pourquoi pas...

Djéfen n'avait pas l'air enthousiaste. Arthen se demanda s'il regrettait déjà ses confidences, ou s'il en savait beaucoup plus qu'il n'en avait dit.

À force de fouiller dans les archives nazgares, se pourrait-il que Djéfen ait découvert l'identité du protecteur d'Arcande ?

 

 

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Olga la Banshee
Posté le 02/09/2018
Re ! 
Bon c'est bien d'en apprendre un peu plus ! Des petites remarques pas fondamentales : 
-2e paragraphe : détenir des pouvoirs effrayant > raj un S 
- On en parlait généralement comme des croquemitaines, possesseurs de technologies > ehehe, c'est pas un mot qu'on voit souvent, croquemitaines ! Ca me plaît, mais je trouve queça ne comme pas à l'idée de haute technologie... L'association ne fonctionne pas très bien je trouve
- Elle a vibré et hoqueté tant qu'il est resté un seul bâtiment, une seule pierre debout. > est-ce que tu ne voulais pas dire "qu'il n'est pas resté un seul bâtiment" etc?
- Arthen flasha un grand sourire à son ami  > je vois l'idée mais je ne suis pas très convaincue par le verbe :)
 
Rachael
Posté le 02/09/2018
Merci pour tes remarques. Oui croquemitaine, peut-être en effet que ça ne colle pas trop dans le contexte...
Isapass
Posté le 21/12/2017
Petit point d'avancement à la fin du chapitre 14
Pour l'instant, j'accroche bien ! A l'histoire et à ton style. Je trouve le déroulement tres sympa : les premières révélations arrivent au bon moment. Tu as pris assez de temps pour que le lecteur se familiarise avec ton univers, et pas trop pour qu'il n'y ait ni ennui ni frustration.
Arthen et son copain Djefen sont bien attachants et leur monde est tantôt effrayant tantôt attirant.
Il faut que je te dise que ton histoire m'a sauvée d'un ennui mortel dans l'avion du retour de Prague : j'avais fini mon bouquin alors j'ai profité du wifi de l'aeroport  pour copier coller 6 chapitres en word dans mon telephone. Je les ai dévorés dans l'avion ! J'avais vu trop juste mais j'ai quand même occupé une bonne partie du voyage.
Bises ! 
Rachael
Posté le 21/12/2017
Je suis ravie de t'avoir sauvé de l'ennui ! Et vive le wifi des aéroports ^^
Cette histoire est vraiment la première que j'ai mis sur PA et paufiné grâce aux plumes. J'écris pour un public plus âgé aujourd'hui, mais j'ai bien aimé l'idée que ma fille puisse lire cette histoire quand je l'ai écrite. 
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