La porte de la cave grinça sur ses gonds fatigués. Cléandre, les yeux plissés sous la morsure soudaine de la lumière, émergea le premier. Un reste de saucisson au coin des lèvres, il s’essuya d’un revers de manche, vacilla sur la première marche, puis se redressa avec l’élégance d’un capitaine de galion coulé.
— Ah ! L’air frais, clama-t-il, les bras en croix. Rien de tel qu’un bon cataclysme pour aérer les narines !
Derrière lui, Miranda grimpait prudemment les marches, son regard tout neuf accroché aux décombres.
Le village n’était plus qu’un souvenir froissé. Toits éventrés, arbres arrachés, charrettes renversées, tout avait l’air d’avoir été mâché, recraché, puis traîné dans la boue par une bête géante. Le clocher gisait au milieu de la place, couché de tout son long, ses cloches muettes ressemblaient à des poissons crevés.
— Ah oui… marmonna Cléandre, un peu moins triomphal. On dirait que la bamboche a duré plus longtemps que prévu.
Il monta lentement les marches restantes, bottes glissant dans la boue, le regard accroché aux détails : une jupe pendue à un arbre, une barrière encastrée dans un puits, un chien sans maître reniflant un tas de gravats.
— On dirait… que la tempête a tout pris. Et qu’elle n’a rien voulu rendre.
Miranda ne dit rien. Elle serrait fort contre elle le bouchon de liège qu’elle avait gardé comme souvenir de leur bivouac.
Cléandre ajusta son col, découvrant brièvement le collier de saucisson qu’il avait noué autour de son cou, un collier ridicule, mais rassurant, dont les anneaux secs et sombres claquaient à chacun de ses pas. Il le portait avec le sérieux d’un talisman, quoique d’un talisman légèrement moisi.
— On n’est jamais trop prudent, maugréa-t-il en tirant un pan de sa veste pour le dissimuler à nouveau. Les esprits de la charcuterie me protègent.
Miranda, elle, avançait derrière lui, les épaules enveloppées dans un vieux châle de laine qui sentait la cave et l’oubli. Elle n’avait pas protesté quand Cléandre le lui avait posé sur les épaules à son réveil, un peu trop brusquement peut-être, mais avec la tendresse bourrue de ceux qui ne savent pas dire qu’ils s’inquiètent.
— On va éviter les éternuements aujourd’hui, d’accord ? fit-il sans se retourner. Je doute que ce village supporte un second passage de tornade.
Elle hocha la tête en silence, serrant un pan du châle contre son nez, sans pour autant comprendre à quoi pouvait bien faire référence Cléandre.
L’humidité ambiante formait une brume basse, entre les pierres effondrées et les flaques graisseuses. Des poutres noircies fumaient encore au sol, exhalant une odeur de bois mouillé et de suie. Quelques silhouettes se dessinaient à l’horizon, des survivants peut-être, ou juste des arbres tordus.
Cléandre ramassa une roue brisée, la fit tournoyer distraitement, puis la jeta sur un tas de débris.
— Voilà qui complique nos plans. Je comptais sur un village fonctionnel, avec une taverne, des poches à vider, et pourquoi pas une partie de Jeu des Innocents au coin du feu. Là, on a… hm… des poutres, un silence pesant, et un chat très mort.
Il s’arrêta. Miranda aussi. Devant eux, en travers d’un chemin creusé par l’eau, un cheval gisait sur le flanc, les yeux ouverts et vides. Pas de sang. Juste un grand corps abandonné, vaincu par les vents.
Cléandre soupira. L’ébriété se dissipait.
— Il va falloir trouver des vivants. Ou à défaut, des choses à emprunter avant qu’ils ne reviennent à eux.
Miranda ne disait rien, mais ses yeux cherchaient, fouillaient les ruines avec une intensité nouvelle.
Ils progressèrent à pas lents, contournant les poutres effondrées et les flaques où flottaient des fragments de vie d’avant : une poupée sans bras, un soulier clouté, une enseigne de talmenier devenue radeau.
Le silence n’était pas complet. Il y avait ce bruit discret, sournois, un clapotis irrégulier : l’eau qui gouttait encore des toits éventrés, ou suintait des entrailles des maisons. Et parfois, un craquement sec, lointain, un bruit d’os sous une dent géante. Cléandre s’immobilisait à chaque fois, tendait l’oreille, puis reprenait sa marche avec un haussement d’épaule étudié.
— S’ils ont eu le bon goût de mourir proprement, ça nous évitera les cris. Ou les discours. Rien de plus bavard qu’un rescapé, soupira-t-il.
Ils traversèrent la place principale, une statue gisait face contre sol, le torse en éclats ; un puits renversé ,une carcasse de cochon pendue à moitié à une gouttière, le regard figé en promesse d’apéritif.
Miranda glissa sur une dalle humide. Cléandre la rattrapa d’une main, sans un mot, puis la relâcha aussitôt, geste effacé sitôt accompli. La fillette faisait tourner le bouchon de liège entre ses doigts.
— Là-bas, dit-elle enfin. Une porte.
Cléandre suivit son regard. Une masure semblait tenir debout, de travers mais entière. L’un de ses volets battait au vent, drapeau trop fatigué pour prendre position. Ils s’en approchèrent. Cléandre poussa la porte du pied. Elle s’ouvrit dans un gémissement de corde rouillée.
À l’intérieur : une pièce unique. Une table, trois chaises, un lit défoncé, un manteau accroché à un clou. Et, au milieu du désordre, un feu encore tiède dans l’âtre.
Cléandre recula d’un pas.
— Quelqu’un est passé récemment. Ou alors les braises refusent de mourir.
Miranda regardait autour d’elle. Elle toucha le manteau, puis le laissa pendre sans mot dire.
Cléandre tapota la table.
— Bon. Ou bien on s’installe, ou bien on continue. Mais si on reste, il va falloir trouver à manger. Le saucisson, c’est pas éternel.
Miranda, toujours près du feu, souffla doucement sur une braise.
— Je crois… qu’ils vont revenir.
Cléandre haussa un sourcil.
— Qui, “ils” ?
Elle haussa les épaules, les yeux dans le vide.
— Ceux qui vivaient là. Ou ceux qui n’ont pas eu le temps de partir.
Cléandre observa un instant la pièce, un pli soucieux au front. Puis il sourit, réflexe ancien.
— Eh bien, s’ils reviennent, on leur dira qu’on garde la place au chaud.
Mais où vas tu Cléandre? Où as tu décidé de te perdre toi et ton collier de saucisson ?
Son faux air désabusé qui pose ce châle sur les épaules de Miranda tout en priant les dieux des chats écrasés d’éloigner enfin le mauvais oeil sur son passage… La déambulation dans les ruines, les descriptions imagées, les pointes de fausse tendresse (j’aime beaucoup cette phrase: Cléandre le lui avait posé sur les épaules à son réveil, un peu trop brusquement peut-être, mais avec la tendresse bourrue de ceux qui ne savent pas dire qu’ils s’inquiètent.).
Bref, on se balade avec eux et on se demande: mais pourquoi Miranda suit-elle ce type finalement ? Certes, il a le charme d’un mercenaire qui glisse sur une peau de banane en prétextant avoir créé un nouveau pas de danse, mais plus ça avance, plus j’ai envie de creuser Miranda. Que faisait-elle dans les bois à poursuivre les écureuils ?
Très bonne continuité ce chapitre après la cave, on sort à l'air libre et maintenant les voilà comme Boucle d'Or dans la maison de la famille Ours :p
A très vite !
Ah, mais oui ! Boucle d’Or, c’est une intruse professionnelle. Imagine la scène aujourd’hui : elle débarque chez toi, elle goûte ton café, règle Netflix à son goût, pique ton plaid préféré et finit par s’écrouler dans ton lit en ronflant. Le tout sans un "merci", sans un "bonjour". Et après ça, c’est toi le malpoli si tu la secoues.
Franchement, gamine, c’est déjà une version miniature d’une coloc cauchemardesque. Adulte, je la vois bien sur Chasseurs d’appart’, visitant les maisons et déclarant d’un ton hautain :
— "Celui-là est trop petit… celui-là est trop grand… oh celui-ci est parfait !"
…avant de signer un bail sans payer la caution.
Et puis, soyons honnêtes : si les ours avaient eu un peu plus de jugeote, ils auraient laissé la porte fermée. Mais non, voilà qu’ils rentrent et se mettent à gémir chacun dans leur coin. Papa ours râle pour sa chaise, maman ours pour sa soupe, et bébé ours pour son lit. Une famille entière qui joue les victimes face à une ado blonde qui s’est juste dit : "Oh, tiens, open house !"
À ce rythme-là, j’attends la suite : Boucle d’Or en télé-réalité, candidate éliminée au bout de 3 jours parce qu’elle aura mangé la réserve de chips de tout le monde.
Bref, je divague, mais j'ai bien apprécié ton parallèle. Cléandre est unique dans son genre, et même s'il glisse souvent sur les peaux de banane, il en sortira toujours avec panache et une leçon de vie !
Quant à Miranda, je me demande si l'auteur de ce nanar sait lui même ce qu'elle fiche là, la pauvre...
A très vite j'espère !
Tu m'avais plus ou moins prévenue, mais là c'est vrai que j'ai senti comme un changement de ton. Au début, plusieurs phrases ou passages m'ont fait carrément rire, comme les cloches qui ressemblent à des poissons crevés, la bamboche, ou les esprits de la charcuterie. Ensuite, bien sûr, les ravages sont tels que le ton devient un peu moins drôle, mais tes métaphores sont toujours d'une qualité qui me laisse admirative : "Et parfois, un craquement sec, lointain, un bruit d’os sous une dent géante." ♥
L'histoire prend son temps mais le duo se met néanmoins en place et vu la qualité de ta plume, ça me va bien ! N'empêche, je suis impatiente de savoir qui va revenir dans cette masure. Et si Miranda a, en plus, un don de double vue ? Ou bien est-ce seulement un instinct très sûr ?
Détails :
"Un reste de saucisson au coin des lèvres, il s’essuya d’un revers de manche, vacilla sur la première marche, puis se redressa avec l’élégance d’un capitaine de galion coulé." : j'adore ce passage ♥ XD
"Il descendit lentement les marches restantes" : il descend ? Mais ils étaient dans une cave, non ?
A très vite
Oui, l’histoire oscille entre passages sombres et moments plus légers. J’aime bien ce mélange, ça permet justement de renforcer chaque ambiance quand elle arrive.
Pour qui habite la maison … mystère encore un tout petit peu, la réponse arrive très bientôt ! Cela dit, les deux prochains chapitres ne sont pas les plus drôles du lot, j’essaie quand même de glisser quelques touches légères par-ci par-là, histoire de ne pas plomber l’ambiance.
Merci pour les comparaisons ! J’ai tendance à en abuser un peu, j’avoue… mais c’est dur de résister, ça parle tellement bien à l’imaginaire.
Le duo avance à son rythme, tranquillement. L’histoire ne va pas s’accélérer d’un coup, c’est plutôt un enchaînement de petites péripéties (trois ou quatre chapitres à chaque fois), avec toujours en arrière-plan ce mal mystérieux qui grignote Miranda.
Bien vu pour l’erreur ! Il remonte les marches, effectivement. C’est une coquille que j’avais déjà corrigée dans mon document personnel, mais j’ai oublié de mettre à jour la version postée ici.
J’espère que la suite te plaira ! Merci pour ta lecture attentive, c’est toujours un vrai plaisir de lire tes retours.
Cléandre, attention à ton excès de pragmatisme ! Tu redoutes la tornade de l'éternuement et tu laisses la petite renifler son châle ! Tu ne joues plus au Jeu de l'Innocent, là ! Tu es coupable de provoquer le mauvais sort autour de toi !
Cette tempête ne suffisait pas ? Allez, on oublie tout et on se prépare à partir à l'aventure. Le chaos est fini, tu es équipé de viande séchée et Miranda n'a toujours pas rouspeté à l'idée de te suivre ! Prenez vos vivres et pliez bagage, il faut de l'action, un but, une destination !
Il y a un cheval qui traîne dehors si jamais. Attention aux épices à proximité directe de la petite... Non, pose ces poudres, elle ne doit pas éternuer !
Tu ne crois pas si bien.dire pour les épices, un chapitre leur sera dédié, très prochainement. Atchoum. Achtung ! Non je n'ai pas honte de mon jeu de mot allemand. J'espère que tu accroches avec le petit duo et que tu es prêt à les accompagner comme tu l'as fait avec Bulle Krone et Fil, ton préféré je le sais.
Cléandre est décidément quelqu'un de pragmatique.
Je m'interroge un peu sur son but, s'il en a un. J'ai beaucoup de mal à esquisser vers quoi l'histoire va se tourner, en dehors du potentiel danger que représente Miranda.
Une petite remarque sur ce chapitre :
"Il descendit lentement les marches restantes" -> il ne monte pas, plutôt ?
À bientôt !
Effectivement il monte les dernières marches restantes ! Merci de me l'avoir fait remarquer.
Cléandre erre sans but mais il va lui arriver tout un tas de petites aventures de 3 4 chapitres à chaque fois avec, en fil rouge, cette histoire de monstre en Miranda. Pas de grande quête en soi avec un grand méchant et une volonté précise à résoudre. J'espère que ce format te plaira quand même !
Merci de ton retour, j'espère que la suite te plaira. On va aller sur des situations de plus en plus loufoques