Le jeu des Innocents

Le vent hurlait au-dehors, dévastant tout sur son passage, mais à l’intérieur de cette cave, un étrange calme régnait. Le monde, rongé par la tempête, se déchirait au-dessus de leurs têtes, tandis qu’ici, Cléandre et Miranda se retrouvaient enfermés dans une petite bulle d’immobilité, un îlot flottant dans un océan de chaos. Il y avait quelque chose de fascinant dans cette capacité humaine à se distraire, à chercher refuge dans l’inutile, même lorsque la fin semblait proche. Peut-être que, dans les moments où tout se brise autour de soi, l’âme se tourne instinctivement vers des choses simples, banales même, juste pour fuir l’abîme. Le jeu, ce petit univers clos, devenait une échappatoire, une illusion d'ordre dans un monde en ruine. Et pourtant, n'était-ce pas là, justement, la condition humaine ? S’échapper par des gestes futiles, dans l’espoir que, même un instant, l’univers reprenne un semblant de cohérence ?

Cléandre observait le plateau posé devant lui. Le bois usé, les pièces de forme ronde, simples, presque primitives, étaient alignées avec soin. Chaque pion était une petite sculpture de forme discrète, le dessous du socle gravé d'un symbole délicat, cachant son secret sous cette apparence d'innocence. Le plateau était rectangulaire, divisé en cases égales, un chemin sinueux menant de l’un des bords à l’autre. Quelques pions étaient déjà en place, immobiles, attendant que la partie commence. Chaque déplacement semblait une petite bataille silencieuse, un défi, un secret caché sous l’apparence de la simplicité.

Cléandre prit une grande inspiration, rompit le silence et s’adressa à Miranda, ses gestes aussi mesurés que ses paroles :

— Voici le Jeu des Innocents, un jeu de stratégie et de tromperie. Chaque pièce cache un secret. L’objectif est simple : faire avancer le pion dit l'Innocent jusqu’à l’autre bout du plateau. Chaque pion porte une identité secrète, et l’adversaire doit deviner lequel est celui qui doit atteindre l’arrivée avant qu'il n’y parvienne.

Miranda, les yeux brillants de curiosité, tourna la tête vers lui et, sans un instant de doute, lança :

— Ah, donc, on doit deviner lequel des pions est le chef, et l’empêcher de réussir ?

Cléandre la regarda, amusé, et éclata de rire.

— Oui, mais il y a un petit détail : si tu accuses un pion sans raison, tu risques de tout perdre. C’est un jeu de bluff, où l’apparence n’est jamais ce qu’elle semble être.

Cléandre, d’un air pensif, commença à énumérer quelques stratégies :

— La première méthode consiste à envoyer tes dix premiers pions devant, en ligne de front. Tu fais un véritable mur de chairs, si tu veux. L’adversaire va se concentrer sur cette offensive, pensant que c’est là que tout se joue. Pendant ce temps, l’Innocent reste bien planqué derrière, tout tranquille. L’idée, c’est de lui faire croire que la bataille se trouve ailleurs.

Miranda, les yeux brillants de curiosité, hocha la tête.

— Donc, tu veux qu'il attaque tes autres pions pour que l'Innocent reste en sécurité ?

— Exactement. Mais...

Cléandre s'approcha d'elle, d'un air mystérieux.

— Si tu veux un petit coup de génie, tu peux aussi camoufler ton Innocent dans la masse. L’adversaire sera tellement perdu parmi les pions qu’il ne saura pas où frapper. Mais il y a un piège…

Il s'arrêta, attendant l'effet dramatique.

— Pour accuser un pion adverse, il faut d’abord réussir à avoir un de tes pions au contact de celui que tu veux accuser. Donc, si ton Innocent est bien planqué derrière tout ce joli petit monde, l’adversaire aura du mal à l’atteindre. Mais s’il réussit à se faufiler jusqu’à lui, c’est la fin de la partie.

Miranda, les yeux pétillants de concentration, toucha doucement l’un des pions.

— Donc, il faut qu’on devine où est l’Innocent et l’empêcher d’atteindre l’arrivée sans que l’autre devine où il se cache ?

Cléandre éclata de rire.

— C’est ça. Un vrai jeu de patience… et un soupçon de folie, parce que celui qui est trop prévisible… perd.

Cléandre observa Miranda, plongée dans l’étude du plateau, et une pensée s’imposa à lui. Le Jeu des Innocents. Sous l’apparence fragile et innocente de chaque pion, se cachait un secret, un objectif bien plus sombre et dissimulé.

Sous ses airs d’enfant, douce, naïve, pleine de questions innocentes, se camouflait une nature qu’il commençait tout juste à comprendre. La pureté de son visage cachait une force dévastatrice, tout comme ces pions qui, une fois révélés, devenaient des instruments de destruction. Un éternuement, et sa véritable nature se révélait. Derrière ses gestes enfantins et sa voix guillerette guettait un monstre, une créature implacable.Tout comme ce pion à l’apparence inoffensive et attendrissante mais portant en lui une puissance secrète et mortelle.

Cléandre se redressa et se força à chasser cette pensée. Il ne pouvait pas se laisser troubler. Mais une partie de lui ne pouvait s'empêcher de penser que, en un sens, le jeu reflétait bien la réalité. Cléandre, en observant Miranda se concentrer sur le plateau, ressentit une soudaine tension. La douce naïveté qu'elle affichait, ses yeux brillants de curiosité et ses gestes pleins d'innocence n'était que façade ; derrière, se cachait l'insondable, le mortel.

Si elle éternuait ici, maintenant ? Que se passerait-il pour moi ?

Il se leva brusquement, repoussant légèrement sa chaise, le bruit du bois résonnant trop fort dans l’espace clos de la cave. Il jeta un coup d’œil furtif à Miranda, toujours absorbée par ses pions. L’incident avec le vieillard était encore trop frais dans sa mémoire. Il avait vu la violence brute de sa transformation, l'innocence tranchée par la cruauté. L'écureuil éventré fut sans doute le précurseur d’un festin bien plus sinistre.

Et lui, ici, dans cette cave exiguë, sans échappatoire, sans la moindre issue, qu’arriverait-il quand son éternuement à elle, cette soudaine décharge incontrôlable, ferait basculer le monde ? La pièce où il se trouvait suffirait-elle à contenir la force dévastatrice qu’elle recelait ? Car, pour satisfaire l'envie de chair fraîche du monstre endormi, Cléandre devenait l'unique choix possible.

Le vieillard. L’écureuil. Moi aussi, je finirai dévoré, si elle éternue. Il suffira d’un instant.

Cléandre se pencha en avant, observant son Innocent caché derrière les pions. Sa pensée dériva une fois de plus vers cette vérité inconfortable : un jour, elle éternuera à nouveau. Et ce jour-là, tout pourrait basculer.

Une tempête fait rage dehors, et moi, je me réfugie dans une cave, sans issue, avec un monstre prêt à me dévorer. Oui, vraiment, rien ne pourrait mal tourner.

Tout comme dans le Jeu des Innocents, il n'y avait aucune garantie. Personne ne savait vraiment quel pion allait gagner, et tout le monde pouvait se retrouver accusé, dévoré sans retour.

Cléandre, concentré, fit tourner les rouages de son ingéniosité, cherchant une solution aussi farfelue soit-elle pour gérer la métamorphose de Miranda. Une gibecière remplie de lapereaux ? Pourquoi pas, mais il n’était définitivement pas né pour être chasseur. Un poulet cru sous son feutre ? L’odeur risquait de le trahir et d’attirer toute la faune du coin. Il se mordit la lèvre, désespéré, quand soudain, un éclair de génie le frappa. Levant les yeux, il aperçut la solution suspendue au plafond, tranquille et nonchalante : un collier de saucisson sec. L’illumination. Voilà la réponse. Il le garderait autour du cou, discrètement, pratique, et parfaitement adapté pour apaiser les instincts dévorants de Miranda, au cas où elle se réveillerait. Après tout, si elle avait bien dévoré un écureuil, un saucisson ferait un festin tout à fait convenable.

Peut-être lancerait-il une nouvelle mode : l'ornement de charcuterie. Un accessoire aussi pratique que raffiné, parfait pour les aventuriers soucieux de leur sécurité et de leur style. Un coup de génie qui, sans aucun doute, ferait fureur parmi les nobles et les mercenaires en quête d'une protection discrète contre les appétits dévorants. Après tout, qui oserait défier un homme arborant un saucisson en collier ?

Ce n’était qu’un morceau de charcuterie, mais pour Cléandre, c’était sa survie, son contrôle précaire sur une situation qui ne demandait qu’à dégénérer. La tempête au-dehors faisait rage, et il sentait, plus que jamais, l'absurdité de son existence. Il se trouvait dans une cave, dans une situation sans issue, coincé avec une petite fille dont la simple existence pourrait détruire tout ce qu’il connaissait. Mais au fond, ce n'était que l’écho de sa vie : un enchevêtrement de mensonges, de tromperies, de stratégies et de fausses sécurités.

Il se tourna vers Miranda. Elle ne semblait pas remarquer les tourments qui le hantaient, plongée dans sa partie de Jeu des Innocents, où chaque pion était un mystère à résoudre. Cléandre s’approcha d’elle et, d’un geste théâtral, posa une main sur son épaule.

— Ce jeu, c'est la vie : on fait tous semblant d'avancer, mais on sait au fond qu'on va finir tous dévorés à un moment ou à un autre.

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RedFuryFox
Posté le 15/08/2025
O que voilà un jeu d’échecs joliment détourné. Cleandre sort de sa besace une pochette en cuir (oui, je sais, tu parles d’un plateau en bois mais je dérive) et la déplie soigneusement déversant sur le sol les petites pièces avec l’un des faces gravées d’un petit insigne. Des généraux, princes, chevaliers et des rois, mais ici ce qui importe c’est l’Innocent. Innocent que de son nom, il dupe, esquive, sauve ses fesses contre un régiment entier, renverse des destinées pour arriver à son but, le bout de son monde, le bout de ce petit plateau cousu à l’intérieur de la pochette en cuir.

J’ai aimé ce chapitre plus introspectif, les réflexions sur le fait de retrouver du sens par de petits gestes alors qu’au dehors, c’est le déluge. J’ai aimé aussi le contraste du jeu simple, régi par des règles, sûr, avec une Miranda d’apparence angélique mais qui par un simple éternuement amène chaos et destruction. Il y a quelques passages que tu peux resserrer mais l’ambiance est bonne, on s’y love. Et puis bien sûr, Cleandre qui réhabilite le port de bouffe autour du cou : après l’ail pour les vampires voici venu le saucisson pour les démons.

Très très bon tout ça 🤩
Isapass
Posté le 17/06/2025
Hello !
J'ai beaucoup aimé le jeu et la comparaison avec la vie de Cléandred'une part, et avec Miranda d'autre part. Le jeu est bien inventé (enfin... J'imagine qu'il n'existe pas et que tu l'as inventé pour l'occasion ?) et tout à fait crédible.
Je me suis posé pas mal de questions quand Cléandre compare Miranda à l'innocent du jeu : est-ce que cette scène suit immédiatement la scène dans la forêt ? Pourquoi Cléandre ne pose pas de questions à Miranda sur ses transformations ? Il semble sûr qu'elle ne s'en rend pas compte, et aussi qu'elle n'a pas de "conscience" quand elle est transformée. Mais finalement, il ne l'a vue qu'une seule fois, c'est peut-être trop peu pour en tirer toutes ces déductions ? Et peut-être qu'elle sait des choses ?
Le coup du chapelet de saucissons m'a bien fait rire ! Moi je ne pourrais pas me balader avec ça autour du cou : l'odeur du saucisson me donne trop faim, je les devorerais en deux secondes XD
En tout cas c'est un plaisir !
A très vite !
ClementNobrad
Posté le 17/06/2025
Coucou Isa,

Un grand merci pour ta lecture fidèle, ça me fait vraiment plaisir !
Je dois t’avouer que ce début des Tribulations n’est pas ma partie préférée. J’espère que tu poursuivras un peu, car j’ai hâte d’avoir ton avis sur des chapitres plus avancés notamment les derniers que j’ai postés !

Le Jeu des Innocents est effectivement une invention maison, conçue spécialement pour cette histoire. Je joue un peu aux échecs, je m’en suis inspiré, mais je tenais à y intégrer une dimension de bluff, qui colle parfaitement avec l’esprit de Cléandre. Le jeu reviendra plus loin : un concours est organisé dans un village, et bien sûr, Cléandre et Miranda y participeront... à leur manière.

L’histoire suit une progression chronologique. Là, ils sont encore dans la cave, en pleine tempête. Cléandre n’a assisté qu’une seule fois à la transformation de Miranda, mais ses airs candides, et surtout son silence total sur ces épisodes monstrueux, le persuadent qu’elle n’en garde aucun souvenir. L’interroger ne mènerait à rien, pense-t-il. En tout cas, c’est ainsi que je l’imagine. Mais la question de sa part d’ombre reviendra peu à peu, en filigrane tout au long du récit. Cléandre ne pourra pas éternellement faire l’autruche : il devra, tôt ou tard, confronter la gamine à ce qu’elle porte en elle (même s’il s’amusera d’abord à en tirer profit, façon vilain...).

Pour le saucisson, je te l’accorde : ce n’est pas une solution très efficace ! J’ai misé sur le côté absurde et décalé, fidèle au ton général de l’univers. Mais pas d’inquiétude : dans quelques chapitres, Cléandre trouvera une méthode autrement plus redoutable... Je te laisse découvrir ça au fil des pages !

À très vite !

Ps : J'avais certainement faim le jour où le saucisson m'a inspiré le collier !
Syanelys
Posté le 25/05/2025
Cléandre qui joue à l'innocence de la vie avec des règles toutes simples. L'appétit vient en mangeant et la vie n'est faite que pour nourrir la mort. N'oublie pas d'ajouter de l'ail à ton collier de saucisson.

Tu aurais la panoplie parfaite pour trouver gîte et repas en prétendant une mission divine pour sauver cette enfant. Cette élue diabolique est la pureté de l'innocence même. Je me demande bien comment tu mettras à profit les avantages prodigués avec gourmandise de ton ange gardien.

Je vois que tu ne lui as toujours pas proposé à boire. Laisse-la s'enivrer, ça réveille l'appétit de la vie...
ClementNobrad
Posté le 25/05/2025
Les avantages, Cleandre va vite les découvrir, ainsi que les inconvénients qui vont avec, ça va être le fil conducteur de ses tribulations. Donner à boire à une enfant ? Nenni! Il n'est pas irresponsable voyons... J'espère que les règles de ce Jeu des Innocents sont assez claires car je consacre plus loin deux chapitres à une compétition du Jeu des Innocents, qui promet d'être pas si innocent que ça. Je suis content que l'aspect ange et diabolique à la fois ressorte bien. Oui diabolique, petits démons... j'espère que ça fera écho à autre chose. Petit à petit tu risques de découvrir des choses que tu connais déjà...
Cléooo
Posté le 05/05/2025
Hello !

Je... le saucisson a quand même une odeur typique qui risquerait d'attirer la faune, non ? ^^ au même titre que le poulet me semble-t-il, sinon plus, si on ne considère pas que le poulet devra être remplacé plus souvent pour ne pas sentir.

En dehors de ça, encore un chapitre qui se lit bien. J'ai trouvé le début, la partie avant le questionnement de Cléandre, très touchante. Leur relation est très mignonne, c'est attendrissant.
Puis reviennent les bonnes questions, en effet Miranda reste un risque... Qu'on va donc régler à coup de collier de saucisson !

À bientôt :)
ClementNobrad
Posté le 06/05/2025
Le saucisson est un exemple du côté loufoque de mon récit, la pertinence et la logique n'est pas la plus optimale mais je trouvais ça drôle, du coup je l'ai mis :) si tu continues tu verras que très souvent je privilégie l'action, l'objet drôle au détriment su bon sens. C'est voulu et assumé !

Miranda est un petit ange, ou un petit démon qui s'ignore. Après, cette partie de l'intrigue va devenir un peu secondaire pour privilégier les autres aventures de Cleandre, j'y reviens sérieusement que plus tard !

Au plaisir de te relire
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