Sous les marches

Le feu reprenait et ses braises projetaient sur les murs des ombres fantomatiques. Miranda dormait, roulée dans un manteau trop grand, trouvé dans un coin de la masure. Seule sa tête angélique dépassait de ce cocon improvisé.

Cléandre, somnolent mais aux aguets, inspectait les lieux d’un regard lent sans quitter son coin. Chaque craquement du bois, chaque soupir du vent retenait son attention.

Une veille inquiète s'était installée, épaisse et muette. Le silence, celui d’un village vidé, pesait sur les poutres et les pierres. Même les loquets, agités la veille par la tempête, s’étaient tus.

Alors, la porte grinça dans un souffle de nuit. Cléandre ouvrit plus grand un œil, sa main glissa sans bruit vers le manche de son couteau, mais il ne bougea pas davantage.

Un vieillard entra, trempé jusqu’aux os, les yeux clairs et lointains. Il ne s’étonna de rien : ni du feu rallumé, ni des deux silhouettes endormies, ni de la gibecière posée près du foyer. Son regard glissa sur les formes sans les voir, comme s’il elles avaient toujours appartenu à cette pièce

Il traversa la masure avec la lenteur d’un automate. Il déposa une bûche dans les braises, s’assit sur le banc, sortit de sa poche un quignon de pain moisi et le porta à ses lèvres, en mâchonnant sans dent. Puis il se mit à parler.

Ni à Cléandre ni à lui-même mais à quelqu’un d’absent ou peut-être à la maison elle-même.

— Ils ont dansé trop longtemps sur les tables des rois… murmura-t-il.

Un instant de silence. Puis, plus bas encore :

— Même les corneilles sont mortes cette fois.

Son pain s’émiettait sur ses genoux.

— Je l’ai enfermée sous les marches. Elle gratte encore, mais elle sait qu’elle est à sa place.

Cléandre ne dit rien. Il restait tapi dans l’ombre, le souffle retenu, plus attentif que craintif. Il aurait pu se lever, faire un geste, poser une question mais il choisit l’immobilité, préférant observer ce revenant vivant.

Décidément, Cléandre semblait attirer, ces derniers temps, une étrange galerie de personnages : après le vieillard réduit en charpie et la créature angélique aux éternuements fatals, voilà qu’un sénile débarquait sans prévenir dans son quotidien déjà trop chargé.

Les propos décousus, pour quiconque les entendait, semblaient n’être qu’un charabia de vieux fou, une suite de phrases sans lien, de souvenirs déformés. Et pourtant, dans cet esprit brumeux, dans ce labyrinthe intérieur qu’on devinait grouillant, tout cela devait former un discours d’une logique implacable. Une logique intérieure, repliée sur elle-même, où chaque mot, chaque murmure, chaque pause trouvait sa place dans un enchaînement que lui seul comprenait.

Il y avait là une cohérence mystérieuse, bâtie sur des souvenirs peut-être réels, peut-être inventés. Ce n’était pas un délire au hasard : c’était un langage tissé d’images privées. Le monde que le vieillard évoquait avait ses propres règles, et lui en était l’unique gardien.

Le vieillard radotait, la voix râpeuse, les yeux perdus dans une pénombre que lui seul semblait percevoir. Il ressassait son dernier mystère, inlassablement, les mots eux-mêmes refusant de le quitter :

— Je l’ai enfermée sous les marches. Elle gratte encore, mais elle sait qu’elle est à sa place.

La phrase revenait, encore et encore, sans variation, avec la même lenteur pesante, le même tremblement dans la voix. On aurait dit qu’il cherchait à conjurer une présence, ou à s’assurer que ce qu’il avait fait n’était pas un rêve.

Dans sa folie douce, le vieillard se pencha, l’oreille tendue vers le sol, puis laissa échapper un son étrange, un long grincement guttural imitant à s’y méprendre le raclement d’un ongle sec contre une latte de bois. Il accompagna le bruit d’un hochement de tête satisfait, saluant la réponse d’un être qu’il était seul à entendre.

— Elle gratte encore… souffla-t-il, le sourire flou. Preuve qu’elle est bien là.

Voilà des propos et une attitude qui ne pouvaient que titiller la curiosité d’un luron comme Cléandre. Ce genre de bizarrerie, à la frontière du délire et du secret, avait sur lui l’effet d’un hameçon : plus absurde était la scène, plus il sentait poindre la possibilité d’un trésor enfoui. Le vieux radoteur devenait soudain une porte entrouverte sur un mystère, et Cléandre tendait l’oreille, à l’affût d’un indice glissé entre deux absurdités.

Quelque chose dans le ton du vieillard, une insistance, une fierté trouble lorsqu’il évoquait sous les marches, agit sur lui. Il y eut aussi ce regard vide, planté en direction de l’escalier, et ce grincement imité, si précis, si évocateur, qu’on aurait juré qu’il venait d’en dessous.

Ajouté à cela l’instinct propre à Cléandre, ce sixième sens qui lui chatouille la plante des pieds dès qu’un secret traîne dans les parages, et il n’en fallait pas davantage. Son attention s’ancra dans le bois fatigué des marches, dans les secrets entre les lattes, dans ce frottement ténu qu’il crut entendre lui aussi, ou rêver entendre. Il comprit. Pas par raison, par frisson.

Cléandre attendit que le vieillard s’affaisse, que son souffle se fonde dans le crépitement du feu. Puis, sans bruit, il s’approcha de l’escalier.

Une latte vibra sous sa main. Non pas un défaut du bois, mais une réponse. La maison, lasse de garder son secret, lui ouvrait un œil. Il glissa la pointe de son couteau dans l’interstice. Un craquement mat lui répondit, et la latte bascula.

Derrière, dans un réduit noir comme une bouche close, une forme reposait. Il tendit la main.

Ses doigts rencontrèrent une matière rigide, lisse par endroits, rugueuse ailleurs. Il tira l’objet hors de l’ombre, le tint à la lumière vacillante.

Et le monde sembla suspendre sa course.

Un pantin, exact en tous points, ce n’était pas une imitation. C’était Miranda, reproduite trait pour trait. Même regard bleu figé, mêmes mèches rebelles, même robe légèrement froissée, jusqu’au petit accroc au bas de l’ourlet. Chaque détail trahissait une obsession.

Cléandre resta un moment sans bouger, figé dans une stupeur muette. Il retourna lentement le pantin.

Derrière sa tête, fixé par un fil noir, un masque. Un visage difforme, grimaçant, sculpté dans un bois plus sombre. Les yeux, deux cavités profondes absorbaient la lumière. Le sourire, déformé, avait l’air de savoir quelque chose que lui ignorait encore.

Cléandre serra le pantin contre lui, sans trop savoir pourquoi.

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Isapass
Posté le 20/06/2025
Rhoooo génial ! Franchement, je n'ai pas grand chose à dire à part que ce chapitre envoie du steak !
J'ai beaucoup aimé l'apparition du papy qui marmotte dans sa barbe en ayant l'air de se contrecarrer de la présence de Cléandre et de Miranda. Je me suis demandé s'il n'était pas aveugle, en fait...
Quant au pantin... je m'attendais à tout sauf à ça, caché sous le plancher ! C'est peu de dire que je suis super hypée par ce pantin aux traits de Miranda ! D'ailleurs je pense que je ne vais pas attendre pour lire la suite...
Une petite remarque : je crois que c'est le premier chapitre depuis le début qui ne commence pas par une généralité/exposition de contexte/description et qui fait démarrer l'intrigue tout de suite. J'adore tes débuts de chapitres sous forme de généralité/exposition de contexte/description, donc il faut absolument en garder, mais peut-être que ce serait encore plus mis en valeur si tu alternais entre les débuts "généralités", et les débuts plus rapides comme ici ? Ca éviterait d'avoir des chapitres qui ont tous la même structure, de surprendre un peu le lecteur ? C'est une idée comme ça, rien de rédhibitoire de toute façon.
A très vite !
ClementNobrad
Posté le 20/06/2025

Coucou Isa

Ravi que ce chapitre t’ait plu !
Le pantin jouera un rôle plus tard dans l’aventure, je n’en dis pas plus, mais ce n’est clairement pas un objet anodin…

Je suis entièrement d’accord avec toi concernant la structure des chapitres. J’ai une vraie affection pour les passages narratifs et descriptifs ; je trouve qu’ils permettent une immersion plus profonde du lecteur. Dans Les Tribulations, c’est vrai que je me laisse parfois un peu trop aller à ce type d’ouverture. À l’inverse, dans Les Pérégrinations, j’avais tendance à attaquer plus frontalement, souvent par une réplique (le chapitre 1, que je t’ai envoyé, commence d’ailleurs directement par un tiret de dialogue).

J’essaierai de trouver un meilleur équilibre lors de la réécriture, pour l’instant, je suis encore sur un premier jet.

Je n’imaginais pas le vieillard comme aveugle, mais plutôt comme un esprit égaré, sénile, complètement happé par sa propre folie, obsédé par ce qui se cache sous les marches et les traumatismes qui y sont liés (tu auras d’ailleurs les réponses dans le chapitre suivant…).

Miranda, elle aussi, a laissé derrière elle des choses pas très jolies, que tu découvriras dans les chapitres à venir… plus loin...

À très vite !
Syanelys
Posté le 28/05/2025
Mais il va arrêter ce vieillard, là ! Cesse de gratter et va décuver ailleurs, on a une poupée inerte à découvrir nous, un vrai miroir angélique !

Et par tous les Dieux et foi de Fil, qu'est-ce qu'il te prend de serrer ce pantin contre toi ? T'es encore sous le choc de la tempête ? Elle est passée ! Alors, range-moi tout ça, va récupérer un "souvenir à emprunter à long terme" au vieux et pars... en réveillant doucement la petite. S'il n'a pas su sentir ta protection charnelle, c'est que ce figurant ne mérite plus d'être dans ton histoire !
ClementNobrad
Posté le 28/05/2025
Cleandre est un sentimental voyons *puf puf*. Il ne peut pas s'empêcher de verser une petite larme devant cette poupée si jolie. Et le vieillard, il est chez lui après tout ! On va pas le mettre dehors sous prétexte qu'il est vieux. Quoique... ça pourrait être une solution aux maux de notre héros. T'inquiète pas, cette petite faiblesse sentimentale va vite être évacuée et ne reviendra pas de sitôt. Foi de Fil et Krone qui s'ignorent !
Cléooo
Posté le 23/05/2025
"Un pantin, exact en tous points, ce n’était pas une imitation. C’était Miranda, reproduite trait pour trait." -> N'est-ce pas, du coup, précisément une imitation ?

Hello Clement :)

J'ai beaucoup aimé ce chapitre et son aura de mystère.

En vrai, et je dis ça purement à titre d'intérêt personnel tout en étant parfaitement consciente du fait que c'est ton histoire et que tu en fais ce que tu en veux, mais franchement, je trouve que Cléandre est un personnage super intéressant et très bien campé, et je me demande s'il ne mériterait pas encore mieux qu'une suite de péripétie sans but certain.

Voilà :)
ClementNobrad
Posté le 23/05/2025
Coucou,
Dans mon idée, une imitation est imparfaite et vaguement représentative du modèle. Ici je voulais dire que c'était Miranda et elle seule qui était copiait. Certainement que la formulation est à revoir merci !
Les aventures de Cleandre se passent dans un univers que j'ai déjà posté sur Plume d'argent et que j'ai mis en archive car j'ai eu la chance d'attirer l'attention d'une maison d'édition. A la fin l'histoire de Cleandre va rejoindre celle des protagonistes de l'autre histoire. Des aventures n'attendent que Cléandre. Peut être pour un autre ouvrage. J'ai fini les tribulations et je te confirme que dans ce tome, ça ne sera que des successions de petites aventures de 3 4 chapitres. J'espère que tu accrocheras jusqu'au bout quand même ! Un jour je pourrai lui réserver une vraie aventure. Je vois ça un peu comme un complément de mon histoire principale pour l'instant.

Merci pour ta lecture attentive !
Cléooo
Posté le 23/05/2025
Oh, ceci explique cela. Eh bien à l'occasion, je découvrirai peut-être les autres aventures de Cléandre !
En attendant, rassure-toi, ça se lit bien malgré tout, tu as un style très fluide qui rend la lecture plaisante je trouve.
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