Émile était alchimiste

Notes de l’auteur : Merci pour la lecture de ce chapitre, consacré au deuxième personnage de cette intrigue, je lis vos commentaires avec attention alors n’hésitez pas à me partager vos avis !

Il n’était pas un alchimiste. Ni un philosophe, ni historien, ni astronome, ni médecin ou encore professeur. Pourtant Émile possédait une soif d’apprendre intarissable. Il était l’emblématique étudiant qui cherche toujours plus loin, toujours plus profond. Si bien que les bibliothèques se vidaient de leurs substances directement dans sa mémoire et que ses professeurs finissaient eux-mêmes par devoir rechercher matière à transmettre. Émile venait de fêter ses vingt-neuf ans et il ne possédait ni demeures, ni terres, ni femme ou travail. Non, Émile n’était fixé que sur l’objectif de percer les secrets du monde. Et il ignorait où cela le mènerait.

Le jeune homme n’était pas l’un de ces agoraphobes ou timorés qui se réfugient dans les livres. Il avait toujours eu de bonnes camaraderies et entretenait des relations avec de nombreux autres jeunes gens à la tête bien faite. Il appréciait échanger avec les autres étudiants dans des secteurs variés, ce qui lui permettait d’en apprendre plus sur ces matières. C’est ainsi que son très bon ami et compagnon Méril, étudiant en astronomie et botanique, lui apprit le rouage du système solaire avec de nobles astres comme Pluton et Uranus. Ils aimaient se retrouver dans une de leurs bibliothèques favorites et se caler contre une très large baie vitrée, rare de cette envergure, et se calaient contre des coussins marocains, les murs tapissés de mosaïque berbère. Là ils prenaient un thé noir importé de la Grande-Bretagne, lui-même importé d’Inde.

« Nous nous faisons vieux, Émile. Déclara un jour son bon ami aux lunettes rondes, au crâne luisant et à la moustache fine. J’ai trente-trois ans et tu entres bientôt dans la trentaine. N’est-il pas temps de songer au mariage ? Je vais en Inde, l’année prochaine, comme tu le sais. Je compte y trouver aussi une autre chercheuse avec qui fonder une famille.

– Pourquoi, Méril, t’intéresser aux futilités humaines ? S’étonna son compagnon aux cheveux presque noirs, le jeune homme, assit le genou relevé, faillit renverser le contenu de sa tasse sur son pantalon en lin. Nous nous sommes toujours jurés de rester vigilants à ne point tomber dans les pièges sociaux ! De délaisser les mortels désirs pour accéder aux sommets… quitte à finir par mourir dans un laboratoire poussiéreux au milieu des steppes à l’âge de quatre-vingt-dix ans ! Je ne t’ai jamais connu avec d’autres femmes que ces rares étudiantes étrangères en échange linguistique… La compagnie féminine m’est, je l’avoue, inconnue. Non pas que je me trouve en genre supérieur, mais car souvent mon intérêt est mal interprété. Je ne cherche nullement à séduire, seulement à rencontrer l’esprit d’une autre éclairée sur des sujets jusque-là sombres pour moi…

– Émile. Le coupe, avec un geste impatient, le grand gentilhomme, emporté dans ses pensées. Tu es fils unique. Je suis le dernier de trois sœurs. Nous avons tout de même, que nous le voulions ou non, un devoir familial. Celui de procréer et perpétuer notre nom. Celle-ci n’est pas mon idéologie mais celle de notre civilisation, et c’est comme cela que l’humanité subsiste. »

Le brun, bientôt trentenaire, lâcha un soupir fataliste et s’affala contre le sublime mur constitué de mosaïques brunes. Le jeune homme rasé, face à lui, se resservit une tasse du thé noir qu’ils affectionnent et lui en proposa une, mais malgré l’odeur métallique et aromatique qui d’habitude le fait saliver, Émile n’a plus le cœur à s’alimenter en cet instant.

« Écoute, réfléchis-y. Lors de mon voyage en Inde prends-toi aussi un bateau ou bien la voie ferronnière pour rencontrer des cultures et leurs femmes. Va à Prague, ou bien à Berlin… Rome possède des bibliothèques aux archives enrichissantes. Je pense que tu apprécieras l’architecture et les Italiennes. Enfin j’imagine pour ce dernier point.

– Bientôt tu vas me proposer d’aller au théâtre. Railla le brun.

– Je risque, si tu ne bouges pas tes fesses des bancs de la faculté. Répliqua calmement le jeune homme paisible au crâne brillant.

– Je risque de me trouver bien occupé ces prochains jours, je crains que nous ne puissions prendre rendez-vous à nouveau ! Le brun se leva si prestement que sa longue chevelure en bataille retenue par un faible ruban se déversa sur ses épaules en auréole sombre. Des expériences sur de l’eau. Je souhaite trouver le moyen de transmettre des informations via des énergies telles que la lumière du soleil pour…

– Très bien, très bien ! S’esclaffa Méril en se levant à son tour, déposant avec douceur la tasse en porcelaine sur le plateau d’argent, le grand chauve caressa sa moustache fine de ses longs doigts, un sourire aux lèvres. Mais mon ami tu me dois une faveur. Viens avec moi voir un ballet samedi soir. Avant mon départ je souhaite au moins une fois dans ma vie te voir face aux loisirs mondains.

– Aux oisifs loisirs mondains… Ronchonna le jeune homme mince au teint délavé par le manque de soleil.

– Hé bien ?

– Je viendrai.

– Bien. »

Et ils échangèrent une poignée de main ferme pour célébrer cette promesse.


 

Les longs couloirs du Muséum national d’histoire naturelle, endroit où le jeune homme brun aimait passer des heures à penser et à contempler, étaient gelés. En ce jour pluvieux, détrempant Paris et ses rues pavées, le froid était plus mordant. Pour la première fois l’étudiant, dans ses chemises en coton souple et pantalons en lin confortable, chaussant d’agréables chaussures en cuir, remarqua la présence des rares femmes autours de lui. La plupart étaient des femmes de ménage mais quelques professeurs d’écoles ou étudiantes passaient dans les couloirs quasi déserts. Même si la majorité de la population hantant les lieux ployait sous les décennies et portait la barbe ainsi que des lunettes attestant des heures passées penchée sur de vieux bouquins, le sexe féminin évoluait tout de même. Et Émile se rendit compte qu’il avait été insensible à une partie de la société. Celle qui veut que des jeunes gens se rencontrent, se marient et grandissent ensemble. Il ne savait pas si cela lui plaisait ou pas, mais s’aveugler sur un fait social important l’enrageait. Finalement il bénit Méril de l’avoir poussé à aller à l’Opéra voir quelques ballets car là il pourrait étudier à son aise ses congénères. Peut-être irait-il aussi à ce gala organisé liant des hommes de lettres et les veaux d’aristocrates voulant paraître instruits. Sur la thématique des conquêtes ethnologiques d’un noble penseur explorateur revenu d’un voyage au cœur des cultures indigènes que beaucoup traitent de sauvages. Ce qui plaisait particulièrement au jeune homme, qui passait pour la millième fois la main machinalement dans ses cheveux trop longs pour les rabattre en arrière, c’était la conviction profonde de l’ethnologue que nous sommes tous humains et que nous enrichissons la terre qu’a créée le bon Dieu par notre différence. Ce qui fait de lui non pas un chercheur d’esclave et encore moins un dresseur de sauvages mais un esprit ouvert à l’univers qui se déploie devant lui.

« Ho mon dieu ! S’exclama la voix perçante d’une demoiselle, faisant écho à ses pensées.

– Ouch ! Hoqueta Émile en se prenant de plein fouet les documents entassés dans les bras de la brunette aux oreilles décollées et au nez en trompette. »

La fille ne regardant pas devant elle, et lui faisant de même, la collision avait été féroce, répandant des feuilles et des registres sur le sol gelé. Se penchant, seuls dans le couloir aux voûtes romanes, pour ramasser, leurs regards se croisèrent, ce qui eut pour effet de rendre la fille encore plus nerveuse et bredouillante. Elle était menue, cintrée dans une robe brune et une chemise grise. Émile se dit que c’était sa chance, il tendit la main avec un sourire tranquille, mais nerveux à l’intérieur :

« Enchanté, Émile.

– B’jour… Marmonna-t-elle sa voix disparaissant sous sa tête courbée, ne saisissant même pas la main tendue.

– Quel heureux… quel hasard que notre rencontre ! Continua-t-il de plus en plus sceptique face à sa démarche en ramassant les documents éparpillés. Que dites-vous d’aller… prendre un thé ? Ou bien un café dans une enseigne de la rue ?

– Je m’excuse, je dois y aller. Répliqua sèchement la jeune femme qui soudain avait repris contenance, fermant son visage. »

Ahuri par cette réponse féminine à sa tentative et par la rudesse de la demoiselle Émile se tint coi, la jeune femme ramassa son butin au plus vite et détalla, laissant le jeune homme dans une réflexion profonde. Il avait mené son expérience et le résultat, loin d’être concluant, avait été désagréable pour la petite brunette. Il lui fallait en parler à des camarades plus rodés à ces « jeux de séduction ». Car Émile ne voulait manquer d’aucune case, et le fait de pouvoir interagir avec le sexe opposé était essentiel.

Il reprit sa marche tranquille, soulagé de ne plus croiser que des vieillards grommelant lui rendant à peine ses saluts de tête.


 

Le vieil homme ne l’attendait plus. Une fois l’après-midi passée, Jean-Antoine avait perdu patience, le jeune freluquet ne pointerait pas le bout de son cul blanc. Il était alchimiste. Et ce qu’il détestait le plus avec ce métier est que le commun des (misérables) mortels lui posaient chaque fois la question « alors la pierre philosophale ? Prêt à faire de l’or par brouettes ? Et l’immortalité alors ? ». Il répondait souvent de manière peu polie que « l’alchimie était une (putain, non pas comme ta mère, de) science qui ne se résumait pas (contrairement à tes idioties de stupides croyances) à ces (foutre de) foutaises. Malgré tout Jean-Antoine appréciait la compagnie du blanc-bec qui se contentait de l’assister sans débiter trop de conneries. Alors son retard le chafouinait un peu.

« Pardon ! Je suis en retard ! S’écria Émile essoufflé, les cheveux épars autour de sa tête luisante de sueur et de pluie.

– Pas trop tôt, mon goujat. Marmonna le vieillard, avec les cheveux pas plus peignés que son visiteur.

– Avez-vous déjà commencé le processus d’extraction ? Demanda immédiatement le jeune homme en déposant lourdement sa veste sur l’une des tables encombrées de la cave de l’alchimiste.

– Mon con, tu vas déjà revoir tes manières en rangeant bien tes frusques, on n’est pas dans une taverne ici ! Grommela Jean-Antoine, son éternelle pipe au bec.

– Je vous demande pardon ? »

Le jeune homme fronça les sourcils distraitement, parfois il lui aurait fallu un dictionnaire pour comprendre le langage peu fleuri du vieux à la barbe effilochée comme une vieille laine étirée.

« Bah, pose ton cul sur cette chaise et ne me dérange pas. Finis l’alchimiste en ôtant sa pipe en bois du bec, sur celle-ci était représenté un aigle. »

Clopinant, le vieux tira une vieille chaise en bon bois et déplaça une montagne de documents agglutinés dessus. Le jeune homme lui adressa un sourire incertain, ce qui, à la lueur des chandelles, était un brin inquiétant avec ses dents blanches pointues et la lumière rougeâtre.

« Monde de cons. Lâcha gratuitement le vieux en se tournant vers son alambic, ses articulations claquantes comme une porte mal huilée. Bon, viens jeter un œil à l’extraction de l’essence de cette fleur asiatique, un lotus qu’on appelle ça. On le trouve majoritairement au cachemire, mais le mien vient du Royaume de Siam. Celui-ci est blanc, mais tu en trouves des rouges et bleus… bref de tout. Pourquoi ces pétales ? »

Quand le rageux se mettait à parler expérience, il perdait sa mauvaise bile et sa langue se faisant plus vive, ses yeux plus luisants.

« Les Indiens considèrent cette plante comme sacrée, pouvant clarifier la vision et le mental. Les pétales du lotus blanc, qui est le plus doux mais pas des moindres de sa famille, sont ceux censés ouvrir le plus de champ des possibles dans l’esprit humain… J’ai déjà extrait le sel de certains des pétales comme tu peux le voir. »

Émile se saisit de la fiole où résidait la poudre blanche et grise.

« Sinon mon garçon, il faudrait penser à couper tes cheveux, c’est l’bazar là d’dans. Se coupa Jean-Antoine, enfournant sur ses bonnes paroles sa pipe au milieu de ses moustaches de vieux hiboux dégarni et tira un beau rond de fumée.

– Ha ? S’interrompit le jeune homme dans sa contemplation, n’en revenant pas d’avoir un jour un conseil esthétique du vieux laid à mi-chemin entre une sorcière, une momie et un hibou déplumé. Très bien, j’y ferai attention.

– Pas que je m’intéresse à tes conquêtes, mais les filles préfèrent les soigner… mais c’est surtout que ça doit te pourrir la vie. Après c’est peut-être une nouvelle mode de jeunes crétins… Il cracha ses derniers mots avec un féroce dégoût et Émile eut le malheur d’inspirer une goulée de l’haleine fétide du fumeur amateur de café et d’alcool.

– Non, juste que je n’y prête pas garde. À propos du lys blanc, avez-vous créé le souffre et le mercure ? Et qu’extrayez-vous actuellement ?

– Du lotus, petit con, et j’extrais l’âme, donc le souffre. L’huile essentielle était compliquée à fabriquer mais avec de la minutie et une bonne quantité de pétales on y arrive. Regarde ! S’extasia Jean-Antoine en ouvrant ses yeux injectés de sang, désignant de son doigt poilu et fripé l’alambic où gouttait le précieux élixir.

– Qu’allez-vous en faire ? Questionna Émile en passant l’éponge sur « petit con », ses yeux bruns fascinés suivaient le mélange et sa transformation.

– Pas de la drogue. Ce n’est pas assez puissant pour soigner ou envoyer qui que ce soit dans des mondes invisibles. Non. Je vais en faire ce que l’humain a tendance à gaspiller : une source d’information. Un catalyseur d’énergies. Celles subtiles autour de nous.

– Comme les solarisations ? Émile se pencha dangereusement en avant, mu par sa curiosité sauvage, les jambes arquent boutées de par et d’autre du vieux siège en bois craquant.

– Hé bien, fils, il existe plusieurs énergies et le soleil en fait partie. Réfléchis si nous pouvions mettre une intention dans un objet ou un liquide qui ensuite la propagerait telle une musique ! Voilà ce que mon âme sensible appelle une bénédiction et que les enculés de soudards qui peuple ce monde merdique se torchent. Confiture au cochon. »

Le jeune homme esquissa un sourire, n’osant pas répliquer que des injures pareilles étaient un peu contraires à une « âme sensible » mais le vieux moche l’avait appelé fils, alors pour ça il fermerait sa grande bouche.

« Tu n’essayeras pas avec mes précieux lotus, mais si tu veux j’ai ramené de la lavande avec quoi tu pourras t’entraîner à créer du sel, souffre et mercure. Me bousille pas mon matos, c’est précieux. »

Le hibou taciturne désigna d’un vague geste de main velue un bout de la pièce encombré de fioles, bocaux et matériels tels que des bougies, alambique, moulin, etc.

« Merci, Jean-Antoine ! Émile avait un sourire étirant ses lèvres d’une joue à l’autre, l’alchimiste étouffa son propre sourire en une quinte de toux offusquée et tira sur sa pipe ce qui répandit un peu plus de fumée dans la pièce irrespirable. »

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eloisemirroir
Posté le 01/06/2025
Comme je te l'ai dit certainement, tu as une très belle plume et je suis ravie de pouvoir te lire. Ta plume m'inspire à m'améliorer davantage. Merci pour beaucoup pour ce chapitre ! j'adore ce que tu écris.
Spinari
Posté le 13/04/2025
Rebonjour, nouveau personnage. D'un extrême à l'autre au niveau des personnages ?
Un peu trop de dialogues à mon goût qui peuvent parfois plonger le lecteur dans le flou. On ne sait plus vraiment où l'on se trouve, à quelle période etc...
Pourquoi ne pas étoffer ton texte avec des personnages historiques quitte à les transformer un peu, des anecdotes, des précisions sur les lieux dans lesquels tes personnages évoluent.
Par exemple tu parles du Royaume de Siam, pourquoi ne pas développer avec un monologue interne ?
Hâte de lire la suite !
Filduvent
Posté le 24/04/2025
Merci pour le retour ! ok c'est intéressant pour les dialogues, je note ! Je préfère, si je pars sur une base d'un personnage historique, mettre au point une biographie exacte plutôt que de plonger les gens dans le flous et leurs faire apprendre de fausses informations ! Mais merci pour le conseil... Le Royaume de Siam est la Thaïlande ;)
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