Émission Frissons

Par Bleiz
Notes de l’auteur : Bonjour à tous ! Je poste ce chapitre dès maintenant parce que je ne vais pas avoir accès à mon ordinateur pendant deux semaines. Je posterai la suite à mon retour, mais en attendant, voici un chapitre pour que vous ayez de quoi lire la semaine prochaine ;) Bonne lecture !

28 Novembre : Je tiens à présenter mes plus plates excuses à Jean de la Fontaine et Molière. J’étais dans l’erreur. La littérature, la poésie, le théâtre etc., c’est bien. Très bien, même. Alors s’il vous plaît, fantômes de mes deux cosinus, pouvez-vous retirer la malédiction que vous m’avez de toute évidence jetée ?!

Désolée, lecteurs. Comme d’habitude, je vous prends par surprise. Mais des excuses publiques -bien que gardées confidentiellement dans le secret de mon ordinateur-s’imposaient. C’était soit ça, soit jeter mon cousin dans un volcan en offrande, et les volcans ne court pas les rues de Paris.

Note pour plus tard : Il faudra que je me trouve un poète plus sympathique la prochaine fois. Un qui me soit dévoué corps et âme, absolument fasciné par mon charme et mon génie. Une relation normale d’artiste et de mécène, donc ! 

Je vous la fais courte : je me suis disputée avec Tristan. Nous avons eu « des mots », comme il dirait. Certains d’entre eux étaient gros.

Note pour plus tard : Comme sa grosse tête.

Ça s’est passé à peu près comme ceci. Nous nous étions donné rendez-vous dans un lieu neutre, un parc. J’aime bien ce parc parce qu’il y a un banc peint en jaune, lui l’aime bien parce qu’il y a des pigeons et que du coup, il se sent chez lui. Nous étions assis sur ledit banc et je lui expliqué que j’avais recruté mon premier héros, M. Froitaut. Et là, l’explosion :

—Mais qu’est-ce qui t’a pris d’embarquer ce pauvre homme dans tes manigances ? s’est-il écrié. Tu ne vois donc pas qu’il s’inquiète pour toi, à sa manière ? Comme Tante Rose, ton père, ton frère, bref tout le monde qui te connait ? Non, tu es trop obnubilée par ta quête d’absolu pour réaliser ça. Tu ne te soucies que de toi, Ingrid !

—Je n’ai jamais demandé à qui que ce soit de se faire du mouron pour moi ! me suis-je récrié.

—Tu n’as pas à le demander : ceux qui t’aiment le font naturellement, parce que c’est normal. Mais tu t’en moques. Si ça ne concerne pas tes plans, tu préfères ignorer ce qui se passe. C’est comme ta Quête : tu dis que tu vas faire en sorte que ça bénéficie à tous, mais c’était juste une excuse pour que j’écrive ta prophétie. Je vois clair maintenant. J’ai été idiot !

—Ne dis pas ça. C’est pas vrai… Attends, Tristan ! Reviens !

Peine perdue, il avait tourné les talons et quitté le parc. 

Alors oui, il n’avait pas entièrement tort. Le bénévolat n’est pas mon point fort, mais ça ne veut pas dire que j’y suis opposée. Je pourrais vraiment aider les gens, s’il me montrait la voie. Son foutu caractère se met en travers de ses propres ambitions. N’empêche que je me sens mal qu’il soit parti comme ça. 

 

30 Novembre : Ma chambre est sens dessus dessous. J’ai balancé ma couette et mes oreillers aux quatre coins de la pièce. Charlotte m’a dit que j’allais passer au journal de vingt heures ! Je n’en reviens pas ! Aurais-je sous-estimé l’impact de ma Grande Prophétie sur l’esprit des gens ? Maintenant que j’y pense, l’idée qu’une gamine puisse lire l’avenir et y voir des choses horribles et merveilleuses ne doit pas réjouir tout le monde. En terrifier certains, même. Aaah, ça dépasse mes espérances ! Je trépigne de joie, mes doigts dansent sur le clavier et si je pouvais, lecteurs, je vous entraînerais dans une danse !

Le seul petit, mini problème maintenant... c’est que l’interview a lieu dans deux jours, à vingt heures. Si peu de temps pour peaufiner mon plan ! Je vais appeler Tristan, il aura sans doute quelques idées sur comment aborder le sujet devant les caméras. Je veux… que dis-je, il faut que ma déclaration les laisse bouche bée, qu’ils en redemandent, soient d’abord incrédules puis stupéfaits ! Je le sens, je le sais, mes chers lecteurs, ça va être un moment délicieux ! 

Oh. J’avais oublié qu’il ne voulait plus me parler.

1er Décembre : Tristan a accepté de me voir !

J’écris ces mots dans la rue, zigzaguant avec grâce entre les badauds. Tristan m’a donné rendez-vous dans notre parc. Les journalistes rôdent depuis qu’ils ont eu vent de ma prochaine interview, mais mon déguisement devrait suffire pour rendre notre rencontre complètement incognito. Lunettes de soleil de ma mère sur le nez, pantalon rouge en velours côtelé et chemise blanche. Ajoutez à cela un manteau en moumoute marron, et vous aurez une idée de ma tenue du jour. M’enfin, mes vêtements ne sont pas importants. J’ai d’autres soucis. Par exemple, la façon dont j’allais présenter la prophétie. Et si j’entrais en transe sur le plateau, sous le feu des projecteurs ? Non, trop risqué. Je ne suis pas une assez bonne actrice. Que se passerait-il si j’explosais de rire au milieu de ma soi-disant crise divinatoire ? Le risque était trop grand. Il valait mieux que je reste sage, digne et sûre de moi. Ça ferait l’affaire.

Maintenant que j’y suis, je me dis que ce parc est vraiment petit. Il y a le banc jaune, trois, quatre arbres nus et gris, des hais sans feuille… et Tristan. Il fixe le ciel. Je me demande ce qu’il y voit. Pour ma part, je n’aperçois que des nuages gris, lourds et pesants, sans aucun intérêt. Allez, je vais aller lui parler. 

Il se rendit compte de ma présence alors que je me dirigeais vers lui. Je lui fis un petit signe de la main, qu’il me rendit. Ce n’est qu’une fois à sa hauteur que je compris que quelque chose n’allait pas. Il ne paraissait pas si différent de d’habitude, pourtant. Je ne sais pas ce qui m’a mis la puce à l’oreille : la façon dont il me regardait dans les yeux et scrutait mon visage, comme s’il voulait lire dans mon esprit, peut-être. Ou son sourire qui n’avait pas sa naïveté ordinaire… 

—Ça va, Tristan ? demandai-je en levant un sourcil inquisiteur par-dessus mes lunettes noires. Tu n’as pas l’air dans ton assiette…

—Je vais bien, répondit-il d’un air absent. 

—Tu m’en veux encore ? Parce que je voulais vraiment pas te faire de la peine. Je me tordais les mains comme une imbécile, toutefois je devais être sûre qu’il sache. La Quête peut vraiment être géniale avec toi… 

—Je vois.

Il secoua la tête et sembla revenir à la réalité. Je lui souris, un peu surprise. Ce n’était pas son genre, de dissimuler ses sentiments comme ça… Bah, à la réflexion, accepter mes excuses prendrait sans doute un peu de temps. Pas de quoi s’inquiéter.

Nous avons discuté de choses et d’autres, et pas trop de la Quête, en vérité. Il m’a parlé du dernier roman qu’il avait lu et des analyses qu’il en avait faite. Je n’ai pas compris la moitié de ce qu’il racontait, mais il avait l’air content. Nous nous sommes quittés en nous promettant de nous retrouver une prochaine fois, et de vraiment travailler cette fois ! Mais avant de nous séparer, il m’a posé une question assez étrange :

—Ingrid… Si tu devais recommencer à zéro, est-ce que tu choisirais de refaire comme tu as fait ?

Je n’ai même pas eu besoin de réfléchir.

—Évidemment !

—Tu es certaine ? a-t-il insisté en me regardant droit dans les yeux. Ça t’a causé des problèmes, pourtant. Et des problèmes pour les autres.

—Ouais, c’est pas faux, dis-je avec un petit reniflement de rire. Mais bon, tout va bien maintenant ! Comme quoi, c’était pas la peine de s’inquiéter.

Tristan a hoché la tête avec un demi-sourire, et a lancé :

—C’est bien ce que je pensais.

Il s’apprêtait à faire demi-tour quand je me suis rappelée du plus important : l’interview ! Ça m’était complètement sorti de l’esprit. Je l’ai attrapé par le bras avant qu’il ne s’en aille.

—Eh, l’interview aura lieu demain soir, j’utiliserai ta prophétie ! Tu regarderas, hm ?

—Promis, m’a-t-il répondu.

Comme quoi, tout a l’air d’aller ! Je ne suis toujours pas certaine de ce qui lui a pris, mais comme je vous disais, lecteurs, ce n’était sans doute rien. Il paraît que c’est une mauvaise habitude, de s’inquiéter des réactions des autres en se disant que c’est de sa propre faute ! Tristan avait sans doute ses propres raisons… M’enfin ! Il est tard, à présent. Je vais faire quelques préparations pour l’interview avant d’aller me coucher. Et ne vous inquiétez pas : je vous raconterai tout !

2 Décembre : C’était une tour gigantesque, toute de verre irisé et de tiges de métal qui s’élançaient vers le ciel. Les portes d’entrées, style Art Nouveau, avalaient la foule de professionnels qui se pressaient et se poussaient pour pénétrer dans le bâtiment. Depuis mon siège, à l’intérieur de la voiture de mon père, le centre d’enregistrement de la plus grande chaîne télévisée du pays était plus imposante que je n’aurais pu l’imaginer. Je collai mon nez à la fenêtre et me mis à chercher Charlotte du regard. Bon sang, où pouvait-elle… Ah, la voilà ! Mon agent arpentait les marches, zigzaguant entre les journalistes et les visiteurs. La voir faire les cent pas me noua la gorge. Je me mis à tapoter du bout des ongles la poignée de la porte. À côté de moi, mon père cherchait une place de parking avec la rapidité d’un paresseux en fin de vie. Parfois, je me demande s’il ne détecte pas à l’avance mes excès de mauvaise humeur. Vraiment, je m’interroge, car c’est toujours dans des moments pareils qu’il agit de façon à me taper sur les nerfs. Cette lenteur extrême n’est qu’un exemple parmi tant d’autres et, d’ordinaire, je l’aurais ignoré en me distrayant avec des calculs mentaux. Tester mon agilité mentale reste utile. Mais, quand je regardai Charlotte balayer la rue des yeux sans cesser de trépigner, un étrange sentiment d’urgence grandit en moi.

—Papa, qu’est-ce que tu fais ? demandai-je en me penchant vers le siège conducteur.

—Je crois qu’il n’y a plus de place ici, je vais devoir aller chercher plus loin… 

Ses mots roulaient de sa bouche comme du caramel fondu, pour mieux se coller sur le tapis blanc fraîchement lavé de mon esprit. Je me laissais tomber contre mon dossier avec un profond soupir. Je gardai toutefois le silence. Après tout, il m’emmenait à l’interview qui allait porter ma réputation au firmament. Lui et ma mère avaient été franchement opposés à l’idée, au début. Surtout ma mère. J’avais dû lui présenter les détails de ma Grande Prophétie, et donc, lui révéler qu’ils n’existaient pas. Un long fil rouge qui brillait plus fort de jour en jour, voilà mon plan ! Vous l’aurez deviné, elle n’était pas convaincue. Elle avait été aussi très suspicieuse en entendant ladite Prophétie… Mais le nom de Tristan n’a pas été prononcé, et je me suis bien gardée de le dire ! Même d’y penser : ma mère a un sixième sens qui confine à la télépathie. 

Néanmoins, j’ai fini par obtenir son accord et me voilà. ! Je profitai de l’interminable attente pour inspecter ma tenue. Ce soir, je portais un pantalon rouge sombre, flambant neuf, pour l’occasion. Le rouge m’a toujours porté chance. Mes bottines noires étaient aussi lustrées que lorsque nous avions quitté la maison et malgré tous mes efforts, je ne trouvai aucune tache sur mon T-shirt blanc, qui restait immaculé malgré mes regards inquisiteurs. Tout à coup, la voiture s’arrêta. Je bondis hors du véhicule et dus me retenir pour ne pas courir jusqu’à mon agent. Au lieu de ça, j’attirai son attention d’un vaste geste de la main et marchai calmement vers elle. Elle, en revanche, ne fit rien pour cacher son soulagement. Elle s’avança vers moi, les poings enfoncés dans les poches de sa veste :

—Ça fait plaisir de te voir, Karlsen.

—La réciproque est vraie, Marchand, répondis-je avec un sourire que je ne pouvais réprimer. 

L’excitation de cette soirée était juste trop intense ! Le duo agent-devineresse allait brûler les planches devant les yeux de la France ébahie. Charlotte hocha la tête, les yeux brillants.

—Ouais. T’es prête ? C’est un sacré gros truc que tu nous as préparé... mon père m’a accompagné, il est déjà dans le public. M’a demandé de te souhaiter bonne chance.

—Trop aimable de sa part. Je sentais mes mains devenir moites. Combien de temps avant le début de l’émission ?

—Bien quarante minutes. Bonjour, M. Karlsen !

Mon père nous avait finalement rejoint. Ils échangèrent quelques politesses tandis que je me démenais pour retenir mon esprit. Et il s’agitait comme un diable ! Des pensées sans queue ni tête se succédaient -combien de gens allaient nous regarder ? Mon haut avait-il un pli ? Mon Dieu, faites que tout se passe bien- si bien que je sursautai quand Charlotte m’interpella :

—On y va ? Il y a deux, trois trucs que j’aimerais voir avec toi. En plus, ils vont pt’-être te demander de passer au maquillage.

Je pris une profonde inspiration.

—On y va.

Un jeune homme à l’air hagard nous aborda à l’instant où nous passions les portes. Plaquette et crayon à la main, un second stylo derrière l’oreille et son bonnet bordeaux de hipster complètement de travers, il nous dévisagea sans un mot, la bouche entrouverte, l’air hagard. J’attendais un minimum de professionnalisme et voilà qu’on nous donnait quelqu’un qui était à l’évidence complètement débordé par sa tâche.

—Mme Karlsen et Mme Marchand ? dit-il, chaque syllabe lui arrachant visiblement un an de vie.

—C’est nous, répondit Charlotte.

—Formidable. Suivez-moi, je vais vous montrer les coulisses. Monsieur, vous... ?

Je jetai un coup d’œil à mon père. Toujours posé, il me dit :

—Je vais rejoindre le père de Charlotte... À tout à l’heure. 

Un dernier regard, une caresse rapide sur l’épaule et mon père avait disparu. Au moins, je ne pouvais pas lui reprocher de m’étouffer. Nous emboitâmes donc le pas au membre du staff. Il ne paraissait d’ailleurs pas plus intrigué que ça par moi. Immédiatement, je m’interrogeai : y avait-il une sorte de piège de prévu pour l’émission ? Quelqu’un m’avait-il dénoncé ? Non, impossible. Ce serait mauvais pour l’audimat. Sans parler que j’avais maintenant la réputation d’être une puissante devineresse. Ne serait-ce que par prudence, les gens éviteraient de me mettre à dos. Je redressais mes lunettes, agacée par mes propres idées. Je commençais à délirer, à voir des complots partout. La paranoïa, juste avant une interview de cette ampleur ? Certainement pas le bon moment. Après, peut-être. Surtout si ça se passait moyennement bien. Mais il n’y avait aucune raison que ça se passe mal !

Après avoir traversé plusieurs couloirs grisâtres, nous arrivâmes enfin dans les coulisses du plateau de télévision. J’aperçus quelques mètres plus loin un homme, plutôt grand, dans un costume gris souris, en grande discussion avec deux autres personnes. Son visage bizarrement bronzé me disait quelque chose... Le hipster débordé me rappela son nom quand nous nous rapprochâmes de lui :

—M. Luguy ? Voici votre invitée. Ainsi que son... agent.

Charlotte foudroya le type du regard. Mais le présentateur, lui, semblait faire moins de cas de notre jeune âge. Il congédia d’un geste de la main ses interlocuteurs et nous servit un sourire ravi :

—Mesdemoiselles, quelle joie de vous rencontrer enfin ! Surtout vois, je dois dire, Mme Karlsen... puis-je vous appeler Pythie ?

—Appelez-moi comme vous le souhaitez, lui répondis-je de mon ton le plus sympathique. Je pouvais sentir Charlotte derrière moi rouler les yeux. Pas très pro de sa part, je dois dire. 

—Bien, bien, bien. Dans ce cas, Pythie, et il y avait un quelque chose dans sa voix quand il prononça mon surnom, un trait glacé qui n’annonçait rien de bon, nous n’allons pas tarder à commencer. Une vingtaine de minutes, environ. Ça ira pour vous ?

—C’est parfait.

Il sourit encore une fois et tourna les talons, mais je l’interpellai avant qu’il n’ait le temps de s’éloigner :

—M. Luguy.

—Oui ?

—Je tenais à vous remercier encore une fois pour m’avoir invitée. Je dois dire que... enfin, je suis un peu une fan de votre travail. Vous m’avez fait beaucoup rire quand vous aviez présenté l’émission de cuisine, vous savez, la compétition ? Du coup, eh bien... je suis très contente que ce soit vous qui m’interviewez.

Il me dévisagea quelques secondes, semblant peser le pour et le contre, et sembla décider que mon compliment était sincère. Ses yeux se firent plus doux et il me dit :

—Tout le plaisir est pour moi. Surtout, ne vous inquiétez pas, pour l’émission : tout va bien se passer. Travail d’équipe ? Il me présenta son poing, contre lequel je tapai avec enthousiasme.

—Travail d’équipe ! 

Il s’éloigna définitivement sur ces mots. Charlotte, qui était restée coite, ne put se retenir :

—Encore un que t’auras mis dans ta poche. J’ai jamais vu quelqu’un embobiner les gens comme tu le fais.

—Je sais pas ce qui se passe, Marchand, soufflai-je en me tournant vers elle. J’ai l’impression qu’ils préparent un truc louche... Et puis, ça va ! C’est pas comme si tu allais t’en plaindre, non ?

Elle leva les mains au ciel, yeux écarquillés, comme pour plaider son innocence. Un silence embarrassant s’installa. Ma nervosité me mordait la conscience et jouait avec mes nerfs comme des cordes d’un violoncelle suivant une partition de jazz. Mon agent finit par lâcher :

—Je sais que c’est stressant. On dirait pas, mais moi non plus, je suis pas sereine.

—Je sais pas comment je vais faire. Rien que là, c’est les coulisses et je suis pas bien. 

—J’avais jamais remarqué, mais t’as les oreilles percées...

—Oh mon Dieu, Marchand, crois-tu vraiment que c’est le bon moment pour commenter ma tenue ?

Sans un mot, elle détacha ses boucles et me les mis dans la main. Je l’observai, perdue. Avec un claquement de langue irritée, elle les reprit et les installa sur mes oreilles elle-même. Je les effleurais : deux petits éléphants en argent se balançaient.

—Pourquoi... ?

—Pour te porter chance. Tu vas y arriver, c’est sûr. T’as accompli des choses complètement folles avant, c’est pas une petite émission de télé qui va t’arrêter.

Ne me croyez pas ingrate. je n’étais pas insensible à ses efforts pour me remonter le moral. Seulement, il se trouve que les efforts ne sont pas toujours suffisants ! Et dans le cas présent , je me sentais certes un peu mieux, avec des boucles d’oreilles neuves en prime, mais le monstre d’angoisse logé dans mon ventre rugissait toujours. 

Le décor n’aidait pas non plus. La scène sur laquelle j’allais monter bientôt réverbérait la sèche lumière blanche des projecteurs. De la table en demi-cercle aux murs en passant par les sièges en plastique transparent, on ne voyait que du bleu et du blanc. Les longues constructions métalliques destinées à faire tourner les caméras, les serpentins de fils de caoutchouc noir se faufilant absolument partout, les allers et venues incessants des fourmis de plateaux aux bras pleins de micros et de papiers... me faisaient perdre pied. J’eus la sensation que mon cœur pesait soudainement trop lourd et qu’il se décrochait de mon torse, pour s’écraser dans mes intestins. Je passai une main discrète sur ce poids de pierres pour apaiser l’étrange chaleur qui semblait s’en détacher.

—Marchand, tu sais...

—Mme Karlsen ? Ça va bientôt être à vous. 

Les yeux endormis de l’assistant me figèrent. Je ne pouvais pas, pas tout de suite. Il fallait que je discute avec Charlotte, une dernière fois avant de monter sur cette scène. J’allais être paralysée, mes mots s’étrangleraient dans ma gorge, j’échouerais. Incapable de parler, je jetais un regard désespérée à Charlotte. Elle ne pouvait pas me laisser seule. Je crois qu’elle comprit ce que je voulais lui dire car elle pinça les lèvres, son regard allant de l’assistant à moi. Finalement, elle s’approcha de moi, me serra brièvement, quoiqu’avec force, dans ses bras et souffla :

—Ça va le faire. T’en fais pas. Montre-leur.

Un dernier coup d’œil inquiet en arrière et elle se tourna pour s’enfoncer dans l’ombre des coulisses. L’air me parut tranchant quand je respirai. Plus qu’une poignée de secondes avant de devoir franchir la frontière des projecteurs et me lancer dans ce qui devrait être ma meilleure performance d’actrice. Et j’étais seule. Abominablement et complètement seule. Ça semblait logique : j’avais été seule depuis le début dans cette entreprise. Je savais qu’une fois sur le plateau, emportée par l’adrénaline, je gagnerai. La véritable difficulté était juste de passer de l’ombre à la lumière, voilà tout. Une peur absurde, pleine de significations faites pour les gens comme Tristan. Pas moi, les gens comme moi, nous nous débattions pour avancer et nous faire une place sous le soleil, pas de jolis mots ou de douces personnalités pour nous aider. Il fallait être buté. Tristan, hier, qu’est-ce qu’il avait dit ? Il était inquiet et m’avait recommandé de lire la prophétie en entier. Pas que ça, autre chose en plus. Pas un encouragement, d’ailleurs. Quel chien ! Il aurait pu être sympa ! Mais non, pas notre style. Je fronçai les sourcils dans un effort pour me souvenir, mais mes souvenirs se mélangeaient dans la chaleur de la pierre au fond de mon estomac. Je pense qu’il n’a aucune intention de regarder l’émission. 

—Mademoiselle ?

—Oui, j’arrive.

Et comme ça, je pénétrai dans la lumière crue des projecteurs. Je pris place sur le siège qu’on m’indiquait, M. Luguy en face de moi. Nous étions de trois-quarts face au public. Je refusais de regarder dans cette direction, de peur d’y voir Charlotte ou mon père. Ils étaient là mais, étrangement, cela ne faisait aucune différence. Je résistais l’envie d’ajuster mes lunettes et me concentrais sur le col blanc du présentateur. Celui-ci m’adressa un petit sourire complice. Bon sang, Charlotte avait raison : les gens tombaient pour mes pièges. Le masque sympathique et volatile de Pythie charmait tout le monde. Pas Ingrid Karlsen.

—Trois, deux, un.

En piste.

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Fractale
Posté le 08/05/2024
Houlà... Je ne m'arrête pas sur le chapitre le plus rassurant qui soit !

Je ne comprends pas trop Tristan dans ce chapitre, j'ai du mal à comprendre la façon dont il voit les choses, pourquoi il se dispute avec Ingrid si c'est pour se réconcilier immédiatement avec elle… et son attitude, par la suite, n'augure rien de bon. Pareil pour le père qui se comporte bizarrement depuis plusieurs chapitres. Et le présentateur… comme Ingrid, j'ai peur d'un piège.

Par contre, plus ça avance et plus je suis sceptique sur le duo Ingrid/Charlotte pour ce qui est de l'aspect légal. Je veux dire, OK pour Ingrid qu'elle ait treize ans ça peut passer, après tout c'est une devineresse, on est à la base dans une situation spéciale. Mais une agente de treize ans ? Ca me semble étrange que Charlotte se présente officiellement ainsi et que ça ne rencontre pas plus d'opposition qu'un ton vaguement dubitatif ou réprobateur. Je verrais mieux Charlotte opérer dans l'ombre.
Bleiz
Posté le 24/05/2024
Salut Fractale, je continue ma ronde pour répondre à tes commentaires : encore (et toujours), mille mercis pour ta lecture et ton attention à mon histoire ! J'imagine que tu l'as déjà vu, là aussi, mais du coup Charlotte "joue" à l'agent, avec le soutien de son père. Les attentes d'Ingrid et de Charlotte ne sont vraiment pas les mêmes, parce qu'elles n'envisagent pas - en tout cas au début- les choses de la même manière.
À bientôt ! :)
Fractale
Posté le 26/05/2024
Oui, je vois pour Charlotte, qu'elle soit l'agent d'Ingrid ne m'interpelle pas mais la réaction des adultes autour d'elle (pas son père mais par exemple le jeune homme qui les accueille ou le présentateur) me paraît trop modérée, personne ne questionne l'aspect légal de la chose ?
Benebooks
Posté le 13/03/2024
Je ne suis plus certaine de mes souvenirs sur cette partie, mais il va se passer quelque chose, j'en suis sûre. Tristan est à l'ouest, le père d'Ingrid aussi...
Bleiz
Posté le 13/03/2024
Ça me fait rire de te voir relire avec tes souvenirs xD effectivement, la tension est là, il va se passer quelque chose !!!
Benebooks
Posté le 13/03/2024
En vrai, la plupart de mes souvenirs se sont révélés exacts, je suis plutôt contente de ma mémoire XD
Ava
Posté le 03/09/2023
Coucou, comme d'habitude j'ai été entrainée par ce chapitre. J'ai hâte de découvrir comment va se passer cette interview. J'ai l'impression qu'elle va marquer un tournant pour la suite de l'histoire.

J'ai remarqué quelques coquilles : tout d'abord la répétition du mot hagard pour décrire l'assistant à l'entrée de la tour.
Ensuite une petite faute de frappe s'est glissée dans la première phrase du présentateur : "Surtout vois" au lieu de vous ^^

Voilà voilà pour mon petit commentaire. J'ai hâte de découvrir la suite!
Bleiz
Posté le 22/09/2023
Coucou Ava,
Désolée pour la réponse tardive ! Merci pour ton commentaire, comme toujours tes retours me font très plaisir et me sont utiles. Je vais aller corriger les coquilles :)
À bientôt !
Elly
Posté le 29/08/2023
Bonjour !

C’était évident que les deux génies allaient finir par se disputer x) cependant, le comportement de Tristan au moment de la réconciliation est étrange. Je sais pas ce qu’il cache, mais ça sent pas bon pour la suite. J’ai l’impression que toute sa famille hormis sa mère lui cache des trucs ! Et forcément, avec son caractère, elle ne s’en préoccupe pas plus que ça. En plus de ça, le comportement du journaliste est étrange. Je ne sais pas dans quoi Ingrid s’embarque, mais ça sent pas bon pour la suite ! J’appréhende le prochain chapitre xD
Bleiz
Posté le 22/09/2023
Salut Elly,
Pas d'appréhension à avoir, ça reste une histoire feel-good ! x) Mais sans difficultés, pas de possibilité pour Ingrid de grandir et ça, ce serait trop bête -surtout qu'elle a de la marge...
À bientôt !
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