Un cours mage-istral

Par Bleiz
Notes de l’auteur : Bonne lecture !

22 Novembre : Il y a un air de sacro-sainteté et d’inquiétude ambiante qui flotte dans les parages.

Je me suis fait remonter les bretelles par ma mère. Rien de surprenant à cela, j’en conviens. Sauf que je ne m’attendais pas à ce qu’elle laisse exploser toutes ses inquiétudes à mon sujet -car apparemment, elle est inquiète ! Nous étions dans le salon, mon père était assis sur le canapé, mon frère s’était terré dans sa chambre. Quant à ma mère et moi, nous nous tenions face à face, debout sur le tapis. Je ne vous retranscrirai que la fin d’une longue, longue tirade contre laquelle mes excuses n’ont pas servi à grand-chose :

—Te laisser t’embarquer dans ce... ce plan, c’était sans doute une mauvaise idée. Et en tant que mère, je devrais sans doute t’ordonner de laisser tomber. Mais, dit-elle en haussant le ton en voyant mes sourcils se froncer, je sais aussi que cela reviendrait à te demander de faire la même chose, mais dans mon dos. C’est pourquoi je tiens à te dire deux choses : la première, c’est que ton père, François et moi, nous continuerons à te soutenir. Bien que je maintienne que c’est de la folie, que tu es beaucoup trop jeune pour une telle... Bref. La seconde, c’est que je veux que tu aies constamment à l’esprit que tu peux arrêter à tout moment. Il n’est pas trop tard pour faire demi-tour, aujourd’hui ou demain ou n’importe quand. D’accord ? 

Je hochai la tête sans un mot. Il est rare qu’elle soit aussi sérieuse quand elle me parle et cela seul méritait que je sois attentive. Je suppose qu’une mère s’inquiète toujours pour son enfant... d’où son aveuglement. 

La paranoïa maternelle ! Voilà la cause de ses paroles !  Toute personne sensée (en l’occurrence, moi) comprendrait que pour gagner dans la vie, il faut parfois jouer quitte ou double, au risque de tout perdre. Heureusement que je suis capable de prédire l’avenir et d’éviter ce genre de désastres ! Toujours est-il que je me trouvais là, face à ma mère soucieuse de ma soi-disant jeunesse insouciante et qu’il me fallait la rassurer. Tenter de la rouler dans la farine aurait été une grossière erreur, n’oublions que c’est elle qui m’a élevée : toute mes astuces et ma roublardise, je la tiens d’elle. Alors j’ai utilisé la méthode que tout menteur qui se respecte -à tort sans doute- connaît. J’ai mélangé un peu de vérité au sirop qui allait l’aider à faire avaler la pilule.

—Je serai prudente.  Tu sais bien que je ne ferai rien qui puisse compromettre mes chances de gagner, n’est-ce pas ?

—Mais gagner quoi ? demanda-elle doucement.

—Tout, bien sûr. 

J’aurais eu du mal à être plus honnête que ça. 

Même si elle ne me croyait visiblement pas totalement, elle semblait avoir accepté ma décision. Mon père, par contre, n’a rien dit et je suis remontée dans ma chambre sans qu’il ne m’adresse la parole. Maintenant que j’y pense, il est bizarre depuis quelques jours. Il s’enferme dans son bureau, ce qui en soi n’est pas anormal mais il n’en ressort pas parfois de la journée ! Il est constamment au téléphone et a l’air fatigué dès qu’il pense qu’on ne le regarde pas. Je me demande ce qui se passe.

Cependant, j’avais moi-même des affaires à gérer. Une fois installée en étoile de mer sur mon lit, je me préparais à appeler Tristan. Il fallait qu’il écrive ma prophétie et fissa. Soudain, mon téléphone vibra. Enfin, Tristan m’avait répondu ! Mais... Une seconde. Qu’est-ce que c’est que ce charabia ?

 

« Les fléaux l’inspirée annoncera,

Jusqu’aux barreaux de l’étoile solitaire ;

Fière cohorte des héros polaires

Pour secourir la lumière naîtra. »

 

Note pour plus tard : Espérons que la postérité ne soit pas trop dure devant les talents de poète de mon cousin. Parce que moi, j’ai du mal !

Je lui avais pourtant dit pas de poésie ! Urgh, incorrigible. Néanmoins, je me penchai sur le texte d’un peu plus près. J’étais forcée de reconnaître l’adresse de Tristan : moins de mots voulait dire moins de failles. Cette prophétie était complètement sibylline, également. Personne n’allait rien y comprendre et serait donc forcé d’accepter mon interprétation. Pour être honnête, moi-même je ne saisissais pas grand-chose. Pas pratique quand on doit convaincre le monde entier que ce sont les paroles du Destin qui sortent de votre bouche…

—Allô, Tristan ? J’ai bien reçu ton message. 

—Ah ! s’exclama-t-il. Qu’en penses-tu ?

Calée contre mes oreillers, je réfléchis un instant. Je le sentais trépigner. Il était plus impatient que je ne le pensais.

—C’est un peu court… mais pas trop mal, je suppose. 

—C’est une prophétie, pas une ballade, répliqua-t-il aussitôt. 

C’est qu’il était sensible à la critique, notre poète ! Je décidai donc de pousser un peu :

—J’ai juste du mal à comprendre : pourquoi une étoile et des barreaux ? Le reste est plutôt clair, quand on y pense. Mais cette partie, je sèche complètement.

—Excellente question ! Vois-tu, la symbolique de « l’étoile solitaire » est simple. Lumière unique dans les ténèbres, c’est le dernier espoir. Et cet espoir est hors de portée, d’où les barreaux. 

Je fronçai les sourcils. Quoi, c’est tout ? Tristan dut sentir ma perplexité -à moins que mon silence prolongé ne m’ait trahie. Il dit d’un ton doucereux :

—Tu préfèrerais que je te dise que les barreaux sont une métaphore pour la prison où tu atterriras pour avoir menti au monde entier ?

—Bon sang, pas la peine d’y aller aussi fort ! Je me suis déjà excusée… Et n’oublie pas qu’il ne tient qu’à toi pour que la Quête finale se transforme en voyage philanthropique.

Grossière exagération s’il en est, mais peu importe. Le souvenir de son rôle dans mes plans semblait avoir apaisé sa fierté blessée.

—Il faudra qu’on discute des étapes de la Quête, tant que j’y pense, glissai-je. Je te redirai bientôt. Avant tout chose, je dois appeler Charlotte.

—Pourquoi faire ?

—Pour lui donner ta prophétie, patate ! Je reste un personnage public. Allez, à plus.

Je raccrochai avant qu’il ait l’occasion de dire quoi que ce soit. Je doute que ç’ait été quelque chose de plaisant, de toute façon. 

Je me posai un instant à ma fenêtre, que j’entrouvris. J’inspirai une bouffée d’air glacé. Ah, l’hiver approchait ! Je trépignais d’avance à l’idée d’arriver en décembre. Le givre qui dessine des volutes sur mes vitres, les oiseaux qui gazouillent en se glissant dans les interstices des maisons, les journalistes au pied de mon mur qui supplient qu’on les laisse entrer pour que je réponde à leurs questions…La vie, quoi. Mm ? Vous dites ? Ah oui, les journalistes. Il n’y a pas grand-chose à dire à leur sujet, je vous assure. Le manque d’informations fraîches les rendaient désespérés. L’un d’eux a même tenté d’escalader jusqu’à ma fenêtre, mais ma mère a sorti le jet d’eau et l’a arrosé depuis le jardin. Le type a glissé -ou plutôt devrais-je dire est tombé- au sol. Depuis, mon père a rajouté des clous et des bouts de verre sur les rebords de ma fenêtre, pour décourager les curieux. Charmant, vraiment. Bref, fini de procrastiner. C’est l’heure d’appeler Charlotte ! 

Elle ne fut pas longue à décrocher. Je ne lui laissai pas l’occasion de parler :

—Marchand, tu vas être contente : j’ai du travail pour toi.

—Tu as eu de nouvelles visions ? s’exclama-t-elle.

—Mieux ! j’ai eu une inspiration. Une voix m’a parlé, comme de très loin, et des images ont envahi mon esprit… Je m’arrêtai là avant de m’embarquer dans un nouveau mensonge inextricable. Je sais ce qu’il nous reste à faire !

Ça, c’était vrai. J’entendis des bruits de fond, comme des bruissements de papier, et Charlotte s’écria avec excitation :

—Tu es sûre, archi-sûre ? Parce que si c’est le cas-

—Je t’assure que c’est bon. À vrai dire, j’ai même une prophétie complète… sous forme de quatrain.

Je répétai à voix haute le texte de Tristan. Mon agent lâcha un long sifflement admiratif.

—Il y a un dieu quelque part qui t’a fait une fleur, Karlsen. Parc’ que, entre nous, les mots et toi, ç’a jamais été le grand amour !

—Je te le fais pas dire, répondis-je en songeant à mon cousin. Maintenant que tu es au courant, j’ai besoin que tu te comportes en manager.

—Tu pensais procéder comment ?

Je souris derrière mon téléphone. Toutes les pièces du puzzle se mettaient en place pour l’ouverture magistrale de ma Quête.

—Je veux que tu organises une interview. Et pas n’importe quoi ! La plus grande chaîne de télévision possible. On doit battre tous les records !

—Comme si c’était pas déjà le cas, rit Charlotte. Allez, Karlsen, tu peux te reposer. Charlotte Marchand s’occupe du reste !

Je ne me faisais pas de souci. Charlotte avait toujours été très professionnelle, pas de raison pour que ce soit différent avec cette importante mission. En parlant de mission, il va falloir que je commence sérieusement à réfléchir aux étapes de la Quête…

25 Novembre : Aujourd’hui sera mon triomphe. J’en ai décidé ainsi et cette fois, personne ne m’arrêtera !

Charlotte est entré en contact avec les médias et ça y est, la rumeur de ma « Grande Prophétie », comme elle dit, se propage comme un trainée de poudre. Bien sûr, j’ai toujours mes détracteurs et ceux qui sont persuadés que c’est du vent, mais de moins en moins. Entre mes révélations publiques et mes visions privées, j’ai acquis une solide base de fidèles. Tous les éléments sont donc réunis pour que Froitaut reconnaisse mon talent...  Et que j’accomplisse ma vengeance.

Note pour plus tard : Cette journée devrait peut-être être enlevée de la version officielle. Je crois que ce que je m’apprête à faire est un crime. Pas bon de le révéler publiquement.

Hier, il a accepté par email que nous nous voyions. En route !

Le chemin pour me rendre à l’université m’a semblé durer une éternité. Je savais que le temps pouvait s’allonger à l’infini quand on redoute quelque chose, ou simplement lorsque l’on est dans l’attente. Et aujourd’hui, je m’interrogeais sur mon progrès depuis le début de mon aventure. 

J’en avais fait, du chemin, depuis les lettres anonymes ! Et puis, il y avait la Quête, à présent. D’ordinaire, le résultat dépendait de moi et du hasard. J’avais dompté le hasard, il ne restait plus que moi. Mais Froitaut était une autre personne et ses réactions échappaient à mon contrôle. Pourquoi ne voulait-il pas comprendre que ce que je faisais était incroyable ? Il aurait dû être à mes côtés, à me soutenir et à partager ma joie et ma gloire. Au lieu de quoi, il m’évitait et ne cessait de critiquer mes initiatives. J’ignorais comment il allait réagir à ma nouvelle idée, à mon ambition qu’il jugeait démesurée. Et puis, qui sait s’il n’avait pas décidé de me balancer ? Raconter la vérité signerait mon arrêt de mort, social et académique. Mes talents de statisticienne ne compenseraient jamais l’opprobre générale. Or, rien ne saurait ternir mon succès. J’espérais juste que Froitaut serait capable de me pardonner pour ce que je m’apprêtais à faire.

Sa salle de classe habituelle est l’avant-dernière du couloir principal. Les élèves s’éloignaient déjà en bavardant de ce qu’ils venaient d’apprendre. Je les observais jusqu’à ce qu’ils disparaissent de ma vue.

—Ingrid ?

Dans son éternelle veste marron aux coudes délavés, Froitaut se tenait dans l’encadrement de la porte. Je notai aussitôt ses cernes et le pli anxieux de son front. Je devinais que ce n’était pas tant son travail qui lui causait du souci, que son élève-phare. Notre discussion n’allait pas être simple. Pire, ce ne serait pas une discussion, il n’y aurait pas d’échange. Je compris en un éclair qu’il n’avait accepté de me recevoir uniquement pour que j’abandonne. Me « remettre sur le droit chemin », comme aurait dit Tristan. Seulement, Tristan était un rêveur plein d’illusions, qui n’avait rien ou presque en commun avec moi. L’opposé de Froitaut ! Cette réalisation effaça les scrupules qu’il me restait. De gré ou de force, mon professeur comprendrait l’importance de mes travaux. 

—Bonjour Monsieur ! Comment allez-vous ?

—Ça va. Entre, je t’en prie. 

Je le suivis jusqu’à la petite table. Sa démarche me sembla plus lourde qu’à l’ordinaire, ses gestes plus vifs. Il ne me proposa pas de m’asseoir, préférant rentrer immédiatement dans le vif du sujet :

—Si ce que racontent les journaux est vrai...

—C’est vrai, dis-je avec nonchalance. 

—Tu es allée trop loin, dit-il en articulant chaque mot. Une Grande Prophétie ? Qu’est-ce que ça signifie, au juste ?

—Pas grand-chose. C’est mon agent qui a décidé du nom.

Mon professeur émit un petit son étranglé, mélange de rire et de reniflement.

—Ton agent. Ingrid, tu réalises bien qu’on nage dans le grand n’importe quoi, là !

Je ne répondis pas. Je préférai le fixer dans les yeux, voir quand il allait vraiment me dire ce qu’il pensait. Cela ne prit pas long. D’un coup, son ton changea, comme si sa colère venait de d’éclater les vannes qui la retenaient depuis trop longtemps. 

—Tu réalises un peu ce que tu fais ? 

—Le mensonge vous pose un problème ? Vous n’avez pas tant protesté, quand j’ai commencé. 

Ma voix était plus froide que je ne l’aurais souhaité, mais elle eut l’effet escompté. Froitaut sembla encaisser le coup.

—Ce n’est pas une question de morale. Enfin, si... mais pas que ! Tu travailles avec quelque chose qui te dépasse. C’est un miracle que personne ne t’ait percé à jour. Mais si tu continues à jouer comme ça-

—Jouer comment ?

—Tu manipules des flux d’argent énormes, avec tes services rendus à toutes ces boîtes et ces grandes entreprises. Les gens sont des marionnettes et tu t’amuses à les faire bouger comme tu l’entends. Imagine que l’une de ces personnes découvre la vérité et qu’elle se sente humiliée, énervée au point de te nuire ? Et si ceux que tu appelles tes fans, ton public, apprennent à leur tour, comment croies-tu qu’ils vont réagir ?

Il me prenait pour une imbécile. Comme si je n’avais pas conscience de tout ça. Mais le jeu en valait la chandelle. De plus, je n’avais pas demandé à le voir pour me faire gronder comme une gamine dans un bac à sable. Il me refusait son approbation coûte que coûte ? Qu’à cela ne tienne : je n’en voulais plus. J’en avais assez d’attendre qu’il reconnaisse mes mérites. À présent, la seule chose que je souhaitais de lui était mettre ses capacités de professeur et de mathématicien à mon service et être sûre qu’il garde mon secret. Toutefois, ce n’est pas sans une dernière pointe de regret que je passai à l’offensive. Je détournai le regard, faussement distraite :

—Dommage que vous soyez tant opposé à ma deuxième idée. J’aurais bien eu besoin de votre aide. 

Ses gestes brusques avaient cessé. Je ne me retournai pas, préférant le laisser s’inquiéter. Il me connaissait trop bien pour que je lui raconte des bobards, surtout avec ce que j’avais en stock pour lui. Il ne me restait plus qu’à annoncer mon plan de façon aussi convaincante que possible. Je lui fis donc face et annonçai avec désinvolture :

—Je vais créer une quête. Recruter des héros aux qualités soit exceptionnelles, soit qui fassent illusion avant de les envoyer aux quatre coins du globe. Leurs aventures seront retransmises par la télé, les journaux... Je ne suis pas encore certaine des détails. Il y aura des récompenses à la clé, sans doute : argent, reconnaissance, cadeaux de sponsors...

—Une quête ? Mais pourquoi ? s’exclama-t-il en se penchant vers moi.

Je ne flanchai pas.

—Parce que je m’ennuie, parce que j’en ai les moyens et parce que j’en ai envie. Et ça me suffit.

Je ne l’avais jamais vu aussi surpris. Tristan m’aurait corrigée : il était hébété. Après un long silence, il osa enfin souffler :

—Je ne vois pas comment je pourrais t’aider.

—C’est simple, Monsieur : soyez un de mes héros. Soyez mon Mage. 

Je ne le laissai pas détourner son regard du mien. Je le vis ciller. Il me fixait, lui aussi, et j’eus l’impression qu’il me voyait pour la première fois. Il n’aima pas ce qu’il vit, car il baissa les yeux rapidement. Je serrai les dents et je regardai mon professeur se perdre dans ses pensées, son visage figé dans un masque de choc. Était-il triste ? En colère ? Je n’aurais pas su dire. Je ne savais même pas comment je me sentais moi-même. Pourquoi ne pouvait-il pas accepter que j’accomplisse quelque chose d’extraordinaire ? Était-ce trop demander qu’il soit fier de moi ? 

—M. Froitaut, écoutez. Je vais annoncer bientôt ma Grande Prophétie. Après quoi, je sillonnerai Paris à la recherche d’héros. Il y aura un Chevalier, un Barde, un Assassin et un Voleur… ainsi qu’un Mage. Ne faites pas attention aux noms, c’est juste pour me repérer. Une fois que je les aurai trouvés, je m’assurerai qu’ils croient suffisamment en moi pour accepter que je les balade aux quatre coins du monde. Et là, je frappai dans mes mains, ce sera le début de la Quête. Ma Quête. Il y aura plusieurs épreuves -deux ou trois, pas plus, sinon ce sera trop compliqué- et à la fin ? Quelque chose d’extraordinaire. De nouveau, d’impossible… un grand coup pour frapper l’Histoire !

Hé oui, lecteurs ! Voilà mon plan génial ! J’allais changer la face du monde à jamais. L’aventure épique que j’avais concoctée serait gravée en lettres d’or dans le marbre des récits extraordinaires, entre Ulysse et Orphée. Mais mon professeur me dévisageait toujours. Son silence m’agaça, mais je tins ma langue. M’énerver serait contre-productif.

—Je vois que vous n’êtes pas convaincu, dis-je lentement. M. Froitaut, ce rôle n’a rien de compliqué. Vous devrez juste encadrer les autres héros et faire en sorte qu’ils ne s’éloignent pas trop du script…

—Je ne peux pas, lâcha-t-il d’une voix blanche. 

Il regardait à travers une fenêtre à présent. Le soleil s’était presque entièrement couché. 

—Si, vous le pouvez, insistai-je calmement.

—Sinon quoi ? Si tu tombes, je tombe avec toi ? Tu diras à tout le monde que j'étais au courant de ta formule mathématique et que je t'ai laissée faire ?

Il m’observait à nouveau. Je me demandai un instant comment il me voyait, puis repoussai cette pensée inutile. 

—C’est incroyable le nombre de personnes qui pensent du mal de moi, ces derniers temps. Je ne suis pas un monstre, vous savez ? 

Je m’asseyai sur une table, face au grand tableau noir et à mon professeur.

—C’était peut-être inévitable, après tout.

—Quoi, que tu deviennes une devineresse ? balbutia Froitaut avec un semblant de sourire.

Il prit appui sur le rebord de son bureau et, l’espace d’un instant, tout était redevenu comme avant. Puis je souris et dis : 

—Non. L’ennui.

Il fronça les sourcils, et j’expliquai :

—C’est agréable d’être différent des autres. Être spéciale et unique, comprendre des choses que même les adultes ont du mal à saisir. Seulement, même ça devient lassant. Il faut toujours plus, au risque que tout s’arrête. Je fixai le vide un moment, cherchant mes mots.  La vérité, c’est que le monde est fait de gris, de noir et de blanc, et que rien n’ajoute de couleurs si je n’en suis pas l’instigatrice. Ça ne bouge pas, les gens sont prévisibles et idiots et maintenant, même le futur est banal !

Je me mis à balancer mes pieds.

—J’ai essayé d’être normale, vous savez ? J’ai vraiment essayé. Mais bon. Ça ne menait à rien. Je me perdais juste au milieu du gris. Donc, j’ai laissé tomber. Et j’ai réalisé quelque chose : je suis quelqu’un d’extraordinaire. Vraiment ! insistai-je en hochant la tête. Je suis plus intelligente que presque tout le monde. Je n’ai pas besoin que des gens moins doués que moi créent quelque chose de formidable : je peux le faire moi-même ! Que m’importe que le reste de la populace soit satisfaite de leur train-train quotidien ? Moi, je veux plus, j’ai besoin de plus ! Je veux de l’action, de la fantaisie, du sacrifice et des explosions de joie ! Tout est trop lent, moi je vais vite. Il faut donc que j’accélère les choses pour rester à ma hauteur… Vous comprenez, M. Froitaut ? Ma Quête, ce n’est pas juste une distraction. C’est la vie à ma vitesse. Si je ne peux pas le mettre en branle, je trouverai quelque chose d’autre. D’encore mieux, d’encore plus gros. Parce que si je ne fais rien, il ne se passe rien d’intéressant.

Je m’arrêtai un instant pour contempler mes aveux. Froitaut me regardait toujours, je le sentais. Cette fois, c’est moi qui dus prendre mon courage à deux mains pour lui faire face. Je glissai du bureau où j’étais perchée et dis avec toute la sincérité dont j’étais capable :

—M. Froitaut, je ne vous mentirai pas. Je ne vous forcerai pas la main non plus. Si vous voulez révéler la vérité, allez-y. 

Je savais qu’il ne le ferait pas. 

—Mais faire de vous mon Mage m’aiderait beaucoup. Et sachez qu’avec ou sans vous, je continuerai ma Quête. Prenez ça plutôt comme une opportunité de me tenir à l’œil !

Je souris. Il sembla digérer mon discours. Maintenant que j’y pense, il avait l’air un peu pâle. J’y étais peut-être allée un peu fort… Cela ne l’empêcha pas de me répondre :

—D’accord. Je serai ton Mage… Peu importe ce que tu veux dire par là.

—Merci, Monsieur. 

Je lissai le bas de ma robe et fourrai mes mains dans mes poches. Je lançai par-dessus mon épaule en sortant :

—Je vous enverrai plus d’informations plus tard. Bonne soirée, Monsieur !

 

Je suis de retour chez moi, maintenant, à pianoter sur mon ordinateur pour vous raconter donc ce premier pas vers ma Quête. Pourtant, je vous sens un peu perplexe, lecteurs. Ah, c’est à cause de ce que j’ai dit tout à l’heure, mon discours sur l’ennui ? Eh bien quoi ? Vous n’allez pas vous plaindre ! À quoi passeriez-vous vos heures perdues, si mon cerveau génial n’avait pas décidé d’inventer la Quête ? Vous seriez dans le même état que moi. Peut-être que vous seriez en train de remuer vos méninges pour créer quelque chose de drôle, vous aussi.

Allez, j’en ai assez dit pour aujourd’hui. Ce journal de bord doit rester avant tout concentré sur ma carrière et mes exploits ! Je reviendrai quand j’aurai des nouvelles de ma prochaine interview. Ça va être monumental !

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Fractale
Posté le 08/05/2024
OK, je retire ce que j'ai dit : les parents s'inquiètent, en effet ! J'ai bien aimé la façon dont la mère d'Ingrid disait les choses : elle était très compréhensive, très délicate, rien qui ne puisse pousser Ingrid à se braquer et à refuser de discuter. D'ailleurs Ingrid m'a paru ressentir, oh peut-être pas de la culpabilité, mais un début de conscience de l'impact de ses actes sur sa famille, et j'ai apprécié qu'elle essaie de rassurer sa mère, même si elle lui ment.
Enfin, quand je dis que les parents s'inquiètent, je parle surtout de la mère, parce que bon, le père m'a l'air trop préoccupé par ses propres secrets pour penser à sa fille ! Qu'est-ce qu'il nous cache au juste ? Est-ce que le patron de Star all l'a convaincu de bosser pour lui ? Est-ce qu'il cherche à le contrer ?

J'ai ri en lisant la "prophétie" de Tristan, c'est vraiment LE cliché d'une prophétie, la lumière perdue, le(s) héros qui vont tous nous sauver, le charabia incompréhensible… Bien joué !
J'avoue que la crédulité de Charlotte me surprend un peu, elle ne se dit jamais que c'est un peu gros ? Elle m'a l'air assez maligne par ailleurs, mais elle gobe tout ce que lui dit Ingrid à partir du Loto (avant elle n'était pas aussi crédule).

J'ai beaucoup aimé la discussion avec le professeur ! Je n'ai juste pas compris ce qu'Ingrid entendait quand elle disait qu'il n'avait pas autant râlé au départ. Il est contre cette idée dès le début, et de façon plutôt explicite…
Le fait qu'Ingrid lui propose de participer à sa Quête m'a surprise d'abord, mais finalement c'est logique, elle semble tenir à sa validation et elle doit regretter de devoir mentir à presque tout le monde… D'autant que l'impliquer dans l'affaire est un bon moyen de s'assurer qu'il ne parle pas.
Son explication sur l'ennui qu'elle ressentait, sur la monotonie du monde autour d'elle, la prévisibilité des choses et des gens, m'a touchée. On sent vraiment sa détresse, on devine que si elle a autant d'arrogance, si elle se répète qu'elle est un génie, c'est que c'est aussi une défense face à sa détresse. Bouleverser la planète entière pour sortir de l'ennui reste éthiquement douteux, mais on comprend mieux ce que cette Quête signifie pour elle !
Je suis un peu sceptique sur le fait qu'elle note tout ça dans son journal, mais il le faut bien, et ça vaut le coup, j'ai beaucoup aimé voir se dévoiler cette facette plus fragile d'Ingrid.
Bleiz
Posté le 24/05/2024
Ravie que la prophétie t'ait plu ! Etonnamment, j'ai eu du mal à l'écrire : entre faire les rimes, garder le thème, faire en sorte que ce soit bien mais pas trop bien... Une galère ! Quant à Charlotte, disons que c'est toujours plus facile de voir quand on est extérieur à la situation. Pour le prof, Ingrid aime tordre la vérité selon son bon vouloir : elle n'est pas vraiment l'exemple du narrateur exemplaire.
Elly
Posté le 29/08/2023
Bonjour !

Je suis contente d’avoir une intervention de la mère au début du chapitre. Je trouvais ses parents un peu trop passifs alors que leur fille de 13 ans ment ouvertement devant la France entière. Quant au père, on dirait que lui aussi cache des choses. Entre lui et le frère, on dirait que cette famille a des choses à cacher.
Je suis d’accord avec le commentaire précédent, le dialogue avec froitaut rajoute beaucoup d’intérêt au chapitre ! Je pensais qu’elle allait se contenter de répondre avec arrogance, mais sa réponse honnête nous montre un aspect inconnu d’elle jusque là. On arrive un peu mieux à comprendre les agissements de ce génie incompris.
Aussi on en apprend enfin plus sur cette quête ! Ça a l’air… sensationnel, c’est le cas de le dire ! Je me demande quelles seront les différentes épreuves et du tout se passera bien.
Bleiz
Posté le 22/09/2023
Bonjour,
Tu n'étais pas la seule que le manque de supervision parentale inquiétait x) Ce passage était nécessaire, je crois !
Ava
Posté le 26/08/2023
J'ai commencé le chapitre avec un sentiment de répétition dans le récit : on s'inquiète pour Ingrid, elle s'en fiche, elle va encore plus loin, on s'inquiète encore plus etc... Mais le dialogue avec Froitaut ajoute beaucoup. Pour la première fois on entraperçoit une toute autre Ingrid et on comprend pourquoi rien ne l'arrête. Personnellement ce petit monologue sur l'ennui a beaucoup fait écho en moi. Cette impression que le monde est d'une monotonie agaçante et que rien ne l'améliore. J'ai vraiment aimé la découverte de ce petit bout d'Ingrid qui est très humain. On sort de sa carapace de petit génie insouciant pour découvrir une faille.
Pour ce qui est de la prophétie rédigée par son cousin, j'avoue n'y avoir rien compris. J'ai l'impression que les phrases n'ont rien à voir entre elles. Mais je suppose que c'est fait exprès pour que le lecteur continue à s'interroger sur cette formidable Quête.
En tout cas j'ai toujours plaisir à lire cette histoire!
Bleiz
Posté le 26/08/2023
Salut Ava !

Le début a été rallongé pour mettre ce passage sur les parents d'Ingrid. J'avais dans l'ancienne version tout un chapitre sur leur relation avec Ingrid et j'ai décidé de l'enlever dans la réécriture. Normalement, le rythme devrait s'accélérer dans les chapitres à venir, tu me diras ce que tu en penses !
Contente que son discours sur l'ennui résonne. Il y a plus d'Ingrid que ce qu'elle souhaite dévoiler.
Quant à la prophétie, c'est un beau tissu d'inepties incompréhensibles, donc pas d'inquiétude x)

À bientôt !
blairelle
Posté le 26/08/2023
Haha merci pour l'inquiétude de la mère
Et sinon c'est chouette de voir qu'elle devient de plus en plus "Pythie" à balancer des prophéties qui peuvent vouloir dire n'importe quoi (on sent l'influence de Tristan + de l'ennui)
J'espère en tout cas qu'elle ne va pas commencer à consommer des substances bizarres pour se rapprocher encore plus de son personnage
Bleiz
Posté le 26/08/2023
C'était une bonne remarque, je suis contente d'avoir pu rajouter cette partie. Pas de drogues, c'est pas le genre d'Ingrid- ça la détournerait de son désir de conquérir le monde
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