La vérité a ses masques

Par Bleiz
Notes de l’auteur : Bonjour à tous ! Je suis de retour de vacances, ce qui veut dire un nouveau chapitre ! J'espère qu'il vous plaira. Merci beaucoup pour les commentaires que vous avez laissés, je vais y répondre aussi vite que possible. Bonne lecture !

Le petit voyant rouge des caméras s’illumina. Immédiatement, je sentis ce sourire que j’avais poli comme un diamant étirer mes lèvres. Ah, c’était donc ça que voulait dire Charlotte. La personne que j’avais créée pouvait les convaincre tous. Laisser Ingrid en coulisses et mettre le masque de Pythie. Ce n’était presque plus un mensonge si je parlais comme ça, non ? Mes mots dictaient la vérité. 

—... Nous recevons ce soir une invitée très spéciale. Vous la connaissez, vous lisez ses exploits depuis plusieurs semaines déjà. Bienvenue Ingrid- ou Pythie, puis-je vous appeler Pythie ?

—Bien sûr, acquiesçai-je avec un léger hochement de tête.

Il consacra quelques minutes à résumer mon parcours. Je gardai mon sourire tout en attendant le moment fatidique où il parlerait de la prophétie, ma Grande Prophétie.

—Mais la question que nous nous posons tous, c’est : de quoi s’agit-il ? Quelle est cette Grande Prophétie dont nous entendons parler depuis maintenant des jours ? Pouvez-vous nous en dire plus ?

—Je peux. C’est un peu compliqué à expliquer... Je baissai le regard, dans une posture de fausse confusion. Tout a commencé quand cette photo de moi est apparue dans les journaux.

—Celle à partir de laquelle la rumeur d’une nouvelle prophétie s’est créée ?

—Oui. Je ne sais pas comment les gens ont compris pourquoi j’étais soucieuse- peut-être ne suis-je pas la seule devineresse par ici... 

Une vague de rires discrets s’éleva du public. Je me sentis encore plus seule : ils n’étaient pas des alliés, ces gens qui m’observaient curieusement, avides de voir ce que la prophétesse allait leur présenter cette fois. Pas même des fans. Juste des cases à cocher. 
Mon hésitation s’envola avec cette réalisation. Bien sûr, j’avais toujours peur d’échouer, qu’ils comprennent que mes pouvoirs prophétiques n’étaient que de simples calculs. Cependant, j’avais enfin compris -et par comprendre, je veux dire que l’idée s’était enfin ancrée dans mon esprit- que si je ne parvenais pas à dépasser ma crainte, j’étais foutue. Or, je me devais de réussir : Ingrid Karlsen ne rime pas avec grand-chose mais surtout pas avec échec.

—Depuis quelques jours, je recevais des échos, des fragments de textes, des images troubles... Je savais que quelque chose d’important se préparait, mais je ne comprenais pas quoi.

On aurait pu trancher le silence avec un couteau. Tous, ils étaient suspendus à mes lèvres. J’attendis un peu, ménageant mon effet, et repris :

—Mon agent et moi nous sommes mises d’accord pour confirmer les rumeurs, même si je n’avais pas encore la prophétie de façon précise. Et puis, finalement... une voix.

Je laissais ma phrase s’éteindre avec lenteur, comme si j’étais prise par un souvenir. Mes yeux baissés vers le sol, j’attendis que M. Luguy ait le courage de me relancer :

—Une... voix ?

Je plantai alors mon regard dans l’écran vide de la caméra. Une inspiration à peine perceptible et je me lançai, en articulant avec autant de conviction dont j’étais capable :

—Les fléaux l’inspirée annoncera, /Jusqu’aux barreaux de l’étoile solitaire ; / Fière cohorte des héros polaires / Pour secourir la lumière naîtra. 

Pour la première fois depuis le début de l’émission, j’osai regarder en direction de Charlotte. Les mains jointes, elle me fixait et j’ai su qu’elle me croyait. Je glissai un coup d’œil vers mon père, assis à côté d’elle. Lui aussi m’observait, mais je ne parvins pas à lire l’expression de son visage. Ce que je vous décris n’a d’ailleurs pas duré longtemps et au fond, je n’y accordai pas vraiment d’importance sur le coup. J’étais loin d’avoir fini ma scène. 

—Quand j’ai entendu ça, le reste est devenu clair. Limpide ! Mes visions des jours précédents qui m’annonçaient les destructions commises par les Hommes et celles qui allaient s’abattre sur eux en représailles, cette horreur qui semblait sans fin, il y a une solution ! La situation semble irrécupérable : entre le réchauffement climatique, les tensions politiques, les inégalités de toutes sources, il y a de quoi perdre espoir... Et pourtant.

J’esquissai un sourire ému et balayait le public du regard, à la recherche d’un sentiment qui serait le miroir du mien. Je me tournai vers le présentateur et expliquai :

—J’ai vu cinq héros partir en quête. Je les ai vus se battre pour nous défendre et nous protéger, voyageant à travers le monde, jusqu’à ce qu’ils atteignent leur but final. Hélas, je ne sais pas encore quand ou comment cela se terminera... Je n’ai que peu de détails.

M. Luguy, à l’évidence secoué, parvint malgré tout à accomplir son travail en me posant une dernière question :

—Si je vous comprends bien, Pythie... Vous avez trouvé un moyen pour que nous échappions à l’Apocalypse ? 

—Oui.

Un grondement d’acclamations fit vibrer la pièce et le public se mit à applaudir dans un bruit de tonnerre. Luguy m’avait attrapé les mains et me promettait en criant pour couvrir le bruit que je pouvais compter sur son soutien dans cette entreprise homérique, et sur celui de la chaîne. Je pense lui avoir répondu mais je ne me souviens plus quoi. De toute façon, il ne m’a sans doute pas entendu. L’enthousiasme du public me rasséréna. Ils étaient surexcités, ils voulaient y croire ! En un éclair, mon esprit dessina le reste de la soirée : d’autres questions, bien sûr, mais toutes mes réponses étaient prêtes. Des applaudissements et des clameurs pleuvraient, jusqu’à ce que l’émission prenne fin. Ma Grande Prophétie allait se réaliser ! Ma formule allait me sortir de ce quotidien ennuyeux, j’allais toucher les limites de mon monde ! 

Je souriais toujours, tandis que Luguy essayait tant bien que mal d’apaisait la foule en délire. Il ne me restait plus qu’à savourer mon triomphe.

—Elle ment !

Le cri avait déchiré l’air. Les murmures succédèrent aux applaudissements. Quelqu’un se leva alors du public, au premier rang, et il plongea dans la lumière. Mon sang se figea dans ses veines. Tristan, dans son éternel gilet bleu, s’exclama à nouveau :

—Elle ment. Et je peux le prouver.

Ah. Nous y voilà.

Comment en étions-nous arrivés là ? Tristan le corbeau, Tristan le poète, Tristan ma famille et mon allié, avait décidé de causer ma perte. J’eus tout à coup conscience du silence qui s’était abattu sur le plateau. Je gardai les yeux rivés dans ceux de Tristan, refusant de croiser les regards qui pesaient sur moi. Il n’avait pas l’air particulièrement heureux, le bougre. Pas d’attitude triomphante, pas de sourire mesquin. Il me rendait mon regard, de la façon grave et déterminée qu’il avait arboré lors de notre rendez-vous au cimetière. J’appuyais mes mains sur mes cuisses pour arrêter leurs tremblements. S’agissait-il de ça ? Avait-il décidé que pactiser avec le démon que j’étais était au-dessus de ses forces ? Pourtant, je croyais bien l’avoir convaincu la dernière fois… J’inspirai doucement. Je n’avais pas le temps de réfléchir au pourquoi du comment. La situation était en train de m’échapper. Si je ne reprenais pas le contrôle maintenant, tous mes efforts jusqu’ici auraient été en vain.

—Que voulez-vous dire par là ? m’entendis-je dire d’une voix claire.

—C’est vrai, renchérit Luguy à côté de moi. Quel genre de preuves avez-vous ?

Je me retins de lever les yeux au ciel. Ah, le rat ! Tu parles d’une équipe ! Ce présentateur aux dents qui raclaient le parquet avait vu une opportunité de faire exploser les records d’audience et ne comptait pas la manquer. Bah, à ce stade,  ça n’avait plus d’importance. Luguy n’était pas un problème en lui-même. Tristan, en revanche… J’avais peut-être trop compté sur sa solitude. Si son esprit chevaleresque avait pris le dessus, il pouvait essayer de me dénoncer.  Mais comment allait-il faire pour prouver que ma Grande Prophétie était inventée de toutes pièces ? Il n’avait aucune preuve ! Là, lecteurs, j’ai compris qu’il y avait un problème. Tristan et moi sommes très différents, opposés. Toutefois nous restons du même sang. Il ne se serait jamais exposé ainsi s’il n’était pas certain d’avoir les moyens de me faire tomber.

Je n’eus pas à m’interroger longtemps. Le garçon fit quelques pas de plus, s’arrêtant à un mètre de l’estrade. La lumière blanche des projecteurs ne l’atteignait pas entièrement, si bien que seul un halo distant le révélait aux yeux du public.

—Je suis la carrière de la Pythie depuis le début, dit-il. J’ai été, comme vous tous, témoin de ses dons de devineresse. Il se tourna à nouveau vers moi. Je ne saurais expliquer comment une telle chose est possible. Que ce soit grâce à un talent surnaturel ou autre chose, il semble bien que la Pythie soit vraiment capable de voir l’avenir.

Je lâchai un soupir inaudible. Il n’avait pas l’intention de ruiner ma réputation. J’étais sauve, tout du moins pour l’instant. Son but devait être ailleurs. Il reprit :

—Pourtant, il est évident que cette Grande Prophétie est fausse, et je peux le prouver.

Luguy se balançait légèrement de droite à gauche, indécis. Prendre le risque de le laisser parler pouvait lui rapporter gros, mais s’il faisait de moi son ennemi alors que je disais la vérité, il ne ferait pas long feu… Je décidai de prendre la décision moi-même.

—C’est d’accord.

Je me redressai dans mon fauteuil et croisai les jambes.

—Je suis curieuse d’entendre ce que vous avez dire, dis-je avec un sourire.

Refuser de l’écouter signerait la fin de ma carrière. Si je fuyais maintenant, non seulement plus personne ne me prendrait au sérieux, mais Tristan serait alors hors de portée pour toujours. Et ça, je ne le permettrai pas. Ce dernier cligna des yeux, visiblement surpris par ma réponse. Je sentis mon sourire s’élargir. « Voyons voir ce que tu vas faire, Tristan. Montre-moi l’étendue de ton talent et, quand j’aurais surmonté l’obstacle que tu dresses devant moi, tu n’auras plus d’autre choix que de te joindre à moi… une bonne fois pour toutes. » Je crois qu’il comprit ce à quoi je pensais car une étincelle s’alluma dans son regard. Un génie ne peut pas résister à un défi : croyez-moi, je parle d’expérience. Il pivota alors vers le public et s’exclama :

—Pour être franc, il suffit d’écouter attentivement les mots exacts de cette prophétie. Les fléaux l’inspirée annoncera. Ça sonne bien, mais au fond, ça ne veut pas dire grand-chose ! Tout d’abord, quels fléaux ? La seule chose que la Pythie a prédit récemment, c’est cette Grande Prophétie. Ne trouvez-vous pas ça trop vague, comme formulation ? Ça désigne tout et rien, et portant c’est suffisant pour convaincre la plupart des gens que la Quête dont parle la Pythie est fondée sur une menace concrète. Les fléaux l’inspirée annoncera, c’est l’ouverture parfaite pour une prophétie bateau.

Alors là, je lui tirais mon chapeau. Prouver que je mentais en faisant une analyse de son propre texte, rien que ça ! Quoiqu’à la réflexion, il m’avait dit au début qu’il m’avait démasqué en utilisant des méthodes similaires… Est-ce que ça voulait dire qu’il avait préparé une prophétie moins que parfaite avec cet instant en tête ? Mm, probablement pas. Le connaissant, il avait dû faire de son mieux sur le moment et trouver des failles plus tard. Je jetais un œil à la foule silencieuse et mon soupçon se confirma. Le public était subjugué par sa verve. Tristan avait l’avantage dans cette situation : non seulement il disait la vérité, mais il était aussi convaincu que son honnêteté était la bonne voie à suivre. Je relevais un peu le menton en attendant la suite.

—Passons à la suite. Jusqu’aux barreaux de l’étoile solitaire… Une fois encore, où se trouve cette étoile solitaire, quelle est-elle ? On se retrouve une fois de plus avec un symbole mystique qui en jette, mais qui ne donne aucune information réelle. Sans parler des barreaux ! La prophétie parle-t-elle d’une prison ? Quoiqu’il en soit, tout le monde s’accordera à dire que c’est mauvais signe. Rien que le début de cette ligne est un présage néfaste : « jusqu’aux barreaux ». Cela indique un voyage, mais qui mènera où ? Jusqu’où faudra-t-il aller pour satisfaire les besoins de cette Grande Prophétie, et les désirs de la Pythie ? Car c’est bien de ça qu’il s’agit ! Suivre la prédiction, peu importe le prix !  Quel genre de prophétie demande un tel sacrifice ? Pour une menace fantôme, de surcroit ! 

Il me jeta un coup d’œil, auquel je répondis par un imperceptible mouvement de la tête. Il n’avait pas à s’inquiéter, je l’écoutais attentivement ! Et alors qu’une partie de mon cerveau enregistrait ses arguments, l’autre préparait la répartie dont j’allais avoir besoin.

—Enfin, les deux dernières lignes de cette Grande Prophétie. Elles ont aussi peu de substance que les deux précédentes, et sont peut-être encore plus nébuleuses. » Il s’éclaircit la gorge. Fière cohorte des héros polaires/ Pour secourir la lumière naitra. La prophétie demande donc qu’on envoie des gens à l’aventure ! Mais qui seront-ils ? S’ils doivent être choisis, il y a de grandes chances que ce soit arbitraire, et alors quels critères de sélection seront utilisés ? À moins, bien sûr, que la Pythie ait une nouvelle vision…

Je me mordis la lèvre pour ne pas lancer une remarque acerbe. Le fourbe, il savait très bien quel était mon plan ! Décider au pif ! Je dissimulai mon agacement sous une expression d’intense concentration.

—Pour finir, il y a cette notion de lumière, complètement bateau elle aussi, qui veut dire tout et son contraire. Aucune précision sur cette lumière n’est donnée et c’est normal, car la Grande Prophétie est une invention. Il se tourna vers moi et planta son regard dans le mien. Cependant, je ne saurais dire pourquoi la Pythie, qui a prouvé tant de fois sa capacité à prédire l’avenir, créerait une telle machination sans réel objectif. Pourquoi ? Vous pouvez nous expliquer ?

À ces mots, l’attention se reporta sur moi. Tristan recula dans l’ombre. Je pris un moment pour évaluer la situation. Tristan méritait sa réputation de génie littéraire et venait de le prouver au centuple. La foule n’était plus extatique comme auparavant. Elle n’était pas ouvertement contre moi, mais elle se méfiait. Les humains sont des créatures fragiles :  ils aiment qu’on leur vende du rêve, mais ne supportent pas qu’on les prenne pour des idiots. Si je faisais une erreur dans ma réponse et que je froissais leurs égos, le public ne ferait qu’une bouchée de moi. Je me levai de mon fauteuil lentement. À mon tour de montrer à Tristan de quel bois j’étais faite.

—Je suis d’accord avec ce qui vient d’être dit. C’est vrai, ma Grande Prophétie ne donne aucun détail, aucune précision. Toutefois… n’est-ce pas le cas de la majorité des prophéties ? Je souris d’un air complice. Soyons honnêtes : mes visions jusqu’ici ont été l’équivalent de frappes chirurgicales. Et ce pour des raisons que j’ignore ! Mais prenez des prédictions comme… disons Nostradamus. On ne peut pas dire que ce soit des exemples de clarté ! 

Je croisai mes mains dans mon dos et m’avançai vers le centre de l’estrade.

—Ma théorie est que, puisqu’il s’agit d’une Grande Prophétie, les détails n’arriveront qu’au fur et à mesure. Trop d’informations pourrait brouiller le véritable objectif de la Quête à venir et… J’esquissai un petit sourire d’excuse. Mes visions me prennent beaucoup d’énergie. Je ne sais pas quels seraient les effets d’une vision aussi importante sur mon corps et mon esprit. Peut-être qu’inconsciemment, mon cerveau a tenté de limiter les dégâts, ce qui expliquerait le manque actuel de détails. 

Tandis que des murmures de pitié s’élevaient du public, j’eus une pensée pour tous mes cahiers aux feuilles déchirées et aux crayons brisés en deux sous l’effet de la frustration et de la rage depuis l’invention de ma formule. Tout ce stress, ça ne peut pas être bon pour la santé… ce n’était donc pas un mensonge ! Je baissai le visage une poignée de secondes afin de me ressaisir aux yeux des téléspectateurs, avant de poursuivre :

—Je comprends aussi les soupçons qui peuvent peser sur mon don de devineresse. N’importe qui se méfierait ! Mais je dois protester sur ce point : j’ai démontré à plusieurs reprises que je pouvais prédire l’avenir. Il n’y a donc aucune raison pour que cette prophétie soit différente des autres de ce côté-là.

Faux, faux, archi-faux ! Évidemment, lecteurs, vous savez bien que tout ça, c’est du vent. Quoique là encore, je n’ai pas menti. Je peux prédire l’avenir grâce à ma formule ! Je ne le vois pas, mais je sais ce qui va se passer. Ça compte ! Je marquais un temps pour que mes mots imprègnent l’esprit de la foule. J’allais marquer un coup final. Je raffermis ma voix :

—Et quand bien même ? Disons que cette personne, et je désignai l’obscurité dans laquelle Tristan était retournée, ait raison. Après tout, comme je disais plus tôt, il n’est pas le seul à ne pas croire en mes pouvoirs. Disons que je mens. Je n’ai pas de vision prophétique. Je ne suis pas une vraie voyante. La Pythie n’existe pas. Cela rend-il la Quête inutile ? Je laissai le silence planer. Je répète ce que j’ai dit au début de cette émission : nous vivons dans un monde difficile. Les problèmes apparaissent les uns après les problèmes, sans aucune solution. Nous avons besoin de héros ! Nous avons besoin d’une Quête qui met les espoirs de chacun dans les mains de personnes capables d’apporter de la lumière dans nos vies où le futur se réduit comme peau de chagrin. Si jamais on découvre un jour que j’ai menti, la Quête n’en restera pas moins nécessaire.

À mon tour de déglutir avec difficulté. J’inspirai profondément.

—Mais ce n’est pas le cas. Comme vous le savez, mes visions sont toujours correctes. Vous avez tous vu de quoi j’étais capable. Alors, cher public et téléspectateurs, je vous demande de me faire confiance une fois de plus. Croyez en ma Grande Prophétie, malgré l’absence de détails. Croyez en moi, comme vous l’avez fait auparavant.

Voilà. C’était fait. J’avais fait de mon mieux. Je tentai de voir du coin de l’œil si Tristan se tenait encore près de l’estrade, mais je ne voyais rien.

Lentement, comme une vague, les applaudissements retentirent. Mes épaules se détendirent presqu’immédiatement. Ils mordaient à l’hameçon. Ils me croyaient. Le sol se mit à vibrer sous les coups de pied enthousiastes du public. Des cris et des sifflets vinrent à s’ajouter à la clameur. J’absorbai le son des mains qui s’entrechoquaient et mes yeux se fermèrent. J’entendis vaguement Luguy derrière moi mettre un terme à l’émission, mais même avec le micro, sa voix était noyée dans les exclamations. Les lumières blanches diminuèrent alors d’intensité et on me poussa dans les coulisses. Les applaudissements me poursuivirent longtemps.

Mon père et Charlotte m’attendaient, me dit l’assistant aux paupières tombantes. Je marmonnai mon assentiment distraitement. Où était Tristan ? L’avais-je convaincu, lui aussi ? Car c’était surtout pour lui que j’avais parlé. Avait-il compris qu’il était mon vrai interlocuteur ? J’avais bien parlé, je m’étais bien défendue. Allait-il m’aider, maintenant ? Soudain, j’aperçus un éclair bleu pâle dans le coin de mon champ de vision. Je me retournais vivement.  Là, caché dans des coulisses où il n’avait rien à faire, ce fourbe de poète se tenait, mains dans les poches. L’assistant me poussait à deux mains pour me faire sortir du bâtiment avant de me faire prendre par les journalistes. Je me tordis le cou pour ne pas lâcher Tristan du regard. Je levai les sourcils. Alors ? Il allait me suivre, oui ou non ? Il soupira et, avec une moue de défaite, il hocha la tête.  Enfin, ce maudit poète était un membre à part entière de ma Quête !

Charlotte et moi pûmes à peine discuter. Nous sommes sorties du bâtiment à la hâte, afin d’éviter d’attirer trop d’attention. Un signe de tête, un geste de la main au loin et j’étais enfermée dans la voiture, sur la route du retour. J’étais incapable de réfléchir à ce qui venait de se passer ou envisager ce qui allait suivre. Je vous le dis par expérience : vivre dans le présent, et le présent uniquement, n’est pas toujours aussi idyllique qu’on pourrait le croire. 

Je suis rentrée chez moi comme dans un rêve. Les voix de ma mère et de mon frère me parvenaient à travers d’un brouillard. Ils avaient suivi l’émission et étaient très impressionnés (mon frère) et assez réprobateurs (ma mère). Cette dernière avait d’ailleurs reconnu son neveu et avait des mots de choix quant à son rôle dans mes plans. Je n’en entendis aucun.

Je suis montée dans ma chambre lentement, avant de revenir sur mes pas en me disant que prendre une douche serait une bonne idée. J’avais à peine fermé la porte de la salle de bain que mes genoux ont lâchés. J’étais toute secouée de tremblements et je me rendais compte seulement maintenant que mon dos était couvert d’une pellicule de sueur froide. Il me fallut bien vingt minutes d’eau chaude et de savon à la pomme pour me calmer. Et me voilà, assise à mon bureau, à vous faire le résumé de ma soirée. 

Chers lecteurs, je n’ai jamais eu aussi peur qu’aujourd’hui. Il s’en est fallu de peu que je perde tout. En vérité, j’ignore comment j’ai fait et cela m’effraie. Perdre le contrôle à ce stade de mon plan, n’est-ce pas la preuve que je suis incapable de le mener à bien jusqu’au bout ? Certes, je me suis reprise et je suis saine et sauve. Cependant j’ai cruellement conscience que ce n’est pas passé loin.

Néanmoins, je suis satisfaite. Ce soir a dépassé toutes mes espérances. Je ne peux que me féliciter de la tournure des choses ! Je crains en revanche que le gros du travail ne reste à venir : où vais-je dénicher cinq -ou plutôt quatre, car j’ai déjà M. Froitaut- héros ? Mais c’est un problème pour demain. Lecteurs, vous pouvez marquer ce jour avec un menhir blanc : celui où Pythie est définitivement devenue une légende !

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Fractale
Posté le 09/05/2024
Je vois que j'avais encore sous-estimé Tristan… Ca le rend assez difficile à cerner maintenant : est-ce qu'il a fait ça pour faire tomber Ingrid ou pour renforcer sa crédibilité ? La deuxième option me paraîtrait très risquée, il aurait pu lui en parler avant et en faisant ça il crée quand même le doute. Je me demande s'il suit vraiment Ingrid maintenant, ou s'il reste méfiant, ou s'il a un nouveau plan en tête pour l'arrêter… Une alliance Tristan/Froitaut serait incroyable !
Créer une prophétie volontairement alambiquée et creuse pour mieux la démonter deux jours plus tard, c'est quand même pas mal !

Sinon je me demande pourquoi Ingrid n'a pas utilisé sa formule pour deviner ce qui allait se passer dans l'émission ! Bon, narrativement ça ruine tout le suspense, mais de son point de vue à elle, puisqu'elle était très nerveuse et qu'elle a tendance à vouloir tout contrôler, j'ai du mal à avaler qu'elle ne pense pas à le faire.

En tout cas ce qu'il s'est passé a montré à Ingrid ce qu'elle risquait si elle était découverte, j'ai l'impression qu'elle a pris conscience du danger que peuvent représenter des gens qui se savent trompés. C'est plutôt une bonne chose, je suppose !
Bleiz
Posté le 01/08/2024
Salut Fractale, merci pour ton commentaire :) Les techniques de Tristan sont définitivement efficaces. Il n'est pas le cousin d'Ingrid pour rien !
blairelle
Posté le 10/09/2023
Chère Ingrid, Tristan n'est pas du tout un traître : il pose tout haut les questions que tout le monde se pose tout bas, il les formule bien, et il te donne l'occasion d'y répondre au journal télévisé.
D'autant plus que toi-même tu le sais : la prophétie est complètement creuse.

(Et haha elle a sombré dans l'activisme écologique)
Bleiz
Posté le 10/09/2023
Salut Blairelle,
Je transmettrai ton message à Ingrid, pas sûre qu'elle soit contente x) C'était un coup risqué de la part de Tristan, et comme Ingrid n'a pas pu discuter avec lui, elle n'a aucun moyen de connaitre ses véritables intentions, d'où ses suspicions.
Et oui, l'activisme écologique était inévitable x)
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