Grand Chambellan Ugmar,
Je viens de prendre mes quartiers à Panamantra. Votre assistant Slymock était encore en dessous de la réalité lorsqu’il disait que toute la cellule restait à créer. Ici, je ne dispose d’aucun agent excepté les trois commerçants travaillant à l’adresse que vous m’avez indiqué. Heureusement, le recrutement ne devrait pas s’avérer compliqué. A Panamantra, le prix de la viande flambe tellement que même les plus aisés des elfes commencent à la trouver chère. Mon boucher que la Ligue des ombres s’implanterait à Panamantra grâce un trafic de viandes faisandées. C’est sans doute p^ure élucubration, mais cela reste un argument à opposer à votre adversaire politique, le Maire du palais.
Monseigneur et maître, je reste à jamais votre fidèle et dévoué serviteur !
Flagorn, Chevalier de la Huchette
Chef du cabinet secret de Panamantra
Lettre envoyée au grand Chambellan par pigeon voyageur
« Non Just ! Ce mois-ci tu dois me ramener au moins un mark d’argent : Et je te fais une fleur ! Roger m’a proposé le double pour une nuit avec ta petite Fame ! Soit tu paies, soit faudra qu’elle passe sur le trottoir ! Je te signale que vous représentez trois bouches à nourrir ! Et ton mioche, il fout pas grand-chose vu que tu t’obstines à l’envoyer à l’école ! »
Malgré les suppliques du petit forgeron, Néphélé restait de marbre. Le centaure avait payé très cher pour racheter la dette de Fame. Il comptait rentabiliser au mieux son investissement ! Just s’interrogeait sur le moyen de réunir la somme astronomique demandée par son intransigeant patron ! Un mark d’argent ! Pratiquement deux mille quatre cents marks de bronze ! Comment allait-il faire pour trouver un tel magot en moins de cinquante jours ? A cinq marks de bronze le ferrage complet, le forgeron devait équiper dix équidés quotidiennement. La confection de quarante fers à cheval prenait au bas mot huit à dix heures. Il fallait compter autant pour les poser sur les sabots.
Refusant de se résigner, Just se lança à corps perdu dans la tâche. Il se levait aux aurores pour se coucher au bout de la nuit lorsque ses forces l’abandonnaient. Pour son épouse, pour son fils, pour la Lignée, il se sacrifiait. Fame et Ome participait également à l’effort. La bourrelière multipliait les harnais et les selles. L’écolier curait les sabots des centaures et des licornes dès la sortie des cours. Avec leurs efforts conjugués et en rognant sur leurs rations quotidiennes la famille des Loups parvint à atteindre les objectifs et réunit l’équivalent d’un mark d’argent à l’échéance fixée par Néphélé.
Mais Just savait que sa Lignée ne résisterait pas longtemps à ce rythme-là. Travailler du matin au soir et se priver de tout, même de l’essentiel ne représentait pas une existence viable à long terme ! Lorsque Fame dû accompagner sa patronne Imène à Zulla, le forgeron saisit l’occasion. Il se rendit dans la boutique employant Roger pour le sommer de cesser son harcèlement. Malheureusement, comme il pouvait s’y attendre, on lui interdit l’accès au magasin. Les elfes marquaient leur différence avec les peuples alliés par une ségrégation affirmée, et celle-ci était d’autant plus marquée envers les derniers nés, si proches physiquement des protégés d’Abath-Khal.
Just emprunta donc la rue adjacente pour passer par l’arrière-boutique. Le caniveau puait la carcasse faisandée. Le forgeron apposa son mouchoir sur son nez et sa bouche pour masquer l’odeur de putréfaction. Passé la porte de l’arrière-cour, il découvrit l’origine de ces exhalaisons nauséabondes. Un monceau de viandes avariées déversaient un torrent de sang souillé et puant vers les égouts de la ruelle. Roger s’affairait sur le tas de barbaque. Il en découpait des morceaux qu’il jetait dans un grand tonneau. A la vue de son ennemi, le sang de Just ne fit qu’un tour. Ignorant toutes ses intentions initiales de médiation, il saisit le boucher par les poignets pour l’empêcher d’utiliser son couteau et bloqua le bedonnant contre sa barrique qui sentait la saumure et les herbes aromatiques.
« Laisse Fame tranquille ! Laisse-nous tranquilles ! Arrête de proposer des sommes folles à Néphélé ! Cesse ton petit manège ou sinon… ! »
« Sinon quoi ?! Tu crois pouvoir faire quoi, espèce de petit forgeron de merde ?! Je suis le dernier né le plus puissant de Panamantra ! Les elfes me protègent ! Et la ligue des ombres est à ma botte ! Si il m’arrive quoique ce soit, les oreilles pointues exécuteront tous mes ennemis potentiels et les assassins de la ligue s’occuperont de ceux passés entre les mailles du filet ! Toi, ta catin et ton chiard, vous êtes en haut de la liste ! Je me suis bien fait comprendre ?! »
« Qu’est-ce qu’on t’a fait pour que tu nous harcèles comme ça ?! Pourquoi t’acharnes-tu contre nous ?! »
« Dans les faubourgs de Panamantra, c’est moi le roi ! Personne ne me résiste ! Vous êtes les seuls à ne pas courber l’échine devant moi ! Ça mettra le temps qu’il faudra, mais quand vous crèverez de faim, c’est toi-même qui amènera Fame dans ma couche ! Allez ! A présent casse-toi petit mec, sinon je te saigne comme un cochon !
Soudain, le patron de Roger, un elfe en tablier blanc immaculé arriva dans l’arrière-cour, certainement intrigué par les éclats de voix qui en émanaient.
« Ça va Roger ? Pas de problème ? »
« Non ! Non ! Pas de problème patron ! C’est juste Just, un vieil ami qui était venu me passer le bonjour ! Mais il s’en va à présent car j’ai du boulot ! Hein Just ? »
« Heu ! Oui, oui ! Eh bien, tu transmettras le bonjour à Lucienne ! »
Just s’esquiva volontiers, totalement effrayé par les menaces de Roger. Le forgeron regrettait déjà son impétuosité. En voulant régler le problème, il n’avait fait qu’attiser les braises du conflit. Sur le chemin du retour, mille questions assaillirent son esprit. Comment un dernier né pouvait-il posséder un tel pouvoir ? Mentait-il lorsqu’il affirmait être le « roi » de Panamantra. Après tout, si c’était le cas, pourquoi continuerait-il à travailler dans l’arrière-boutique d’un elfe comme simple commis boucher ? D’ailleurs comment Roger pouvait-il brasser suffisamment d’argent pour proposer ces sommes déraisonnables à Néphélé ?
Brusquement, Just stoppa sa marche. Tout devint limpide. Le tas de carcasses avariées, le tonneau de saumure, le travail de découpe… Roger maquillait de la viande contaminée ! Et certainement avec la bénédiction de son patron et des autorités ! Sans doute qu’empoisonner des derniers nés, cela arrangeait les elfes. C’était donc à cause de cela que tant de monde décédait de tant de maladies inexplicables dans les faubourgs de Panamantra. Et ce trafic devait être très lucratif. La devanture du boucher semblait tellement riche qu’elle dépareillait dans le quartier. Et Roger devait acheter le soutien de la ligue des ombres en les arrosant de pots-de-vin ou bien en les faisant croquer dans le magot. L’arrivée impromptue du patron elfe s’avérait être une bénédiction. Just avait profité de l’effet de surprise pour prendre la poudre d’escampette. Il aurait aussi bien pu terminer découpé en petits morceaux sur la montagne de carcasses.
Avec le recul, Roger allait-il se rendre compte que Just avait découvert son trafic ? Le forgeron se savait à présent en sursis. Si Fame avait été là, ils auraient fui Panamantra aussitôt ! Malheureusement, il devait attendre le retour de son épouse. Le temps était compté, mais elle ne reviendrait pas avant plusieurs semaines. Disposait-il d’un tel sursis ? Anxieux, au détour d’un carrefour, le forgeron jeta un regard discret en arrière pour voir s’il était suivi. Il distingua les yeux cruels de Roger à l’autre bout de la rue. Le boucher savait. Son visage transcrivait sa volonté assassine. Le brigand voulait supprimer le témoin qui l’avait surpris dans son trafic !
Just envisagea de crier à l’aide, mais il se retint au dernier instant. Personne ne se souciait des rixes entre derniers nés de Nunn. De plus, dans un quartier elfe, il risquait d’être immédiatement rossé voir pire par la maréchaussée. Fuir semblait sa seule option. Il maintint son allure faussement calme jusqu’à l’embranchement suivant puis s’élança dans une course effrénée. Le forgeron tourna à de multiples reprises à chaque croisement pour semer son poursuivant.
Au bout d’un moment, il s’arrêta, à bout de souffle, convaincu de ne plus être traquer. Où se trouvait-il ? Il n’en savait plus rien et mit cinq bonnes minutes à se rendre compte qu’il se trouvait dans le quartier des licornes de la septième caste des gens de l’eau. Just savait qu’il devait quitter la ville immédiatement, mais il devait récupérer Ome. Il pressa le pas pour rejoindre la maison de Néphélé. A cette heure-ci, son fils devait être sur le point de rentrer de l’école. Déjà il apercevait l’enseigne de la forge. Une main surgit d’une ruelle pour l’attirer dans la pénombre. Son regard se planta dans celui de Roger. Just ressentit une douleur intense au ventre. Il y plaça ses mains. Elles se mouillèrent instantanément. Il les regarda et constata qu’elles étaient ensanglantées.
Le boucher l’avait lardé de coups de couteaux et s’en retournait sans un mot. Comment Just avait-il pu être si stupide ? Se sachant repéré, son agresseur s’était directement rendu à la maison de Néphélé ! Toutes les circonvolutions du forgeron dans la cité n’avaient servie à rien ! Son souffle se raccourcissait. Ses jambes refusaient de le porter. Le moribond s’assit contre le mur de la funeste ruelle. Il pensait à Fame. Il pensait à Ome. Il pensait surtout qu’il ne lui restait que quelques instants. Le sang coulait abondamment. Il remercie Nunn, de faire passer son fils à cet instant à quelques mètres de cette sordide ruelle. Just l’appela de toutes ses forces, surmontant la douleur que cela provoqua.
« Papa ! Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi tu es plein de sang ? »
« Je n’ai plus de temps mon petit louveteau. Écoute bien ce que j’ai à dire, même si tu ne comprends tous ! C’est Roger le boucher qui m’a planter avec son couteau !...Il trafique de la viande avariée !...Il est de mèche avec les elfes et la ligue des ombres !...Ne lui dis jamais que tu le sais !...Sinon tu serais en danger ! »
Ome paniqué, s’effondra en larmes. Le forgeron le serra une dernière fois contre lui. Il lui carressa les cheveux de sa main souillée.
« Tiens bon mon petit louveteau. Tu es le dernier représentant de la Lignée ! Reste indépendant ! Ne te soumets à personne ! Travaille bien à l’école ! C’est par l’instruction que tu deviendras quelqu’un ! »