Fuyu ne sentait plus son corps, inconsciente de ses mouvements, prisonnière de sa conscience. Elle ne pouvait voir, même à travers ses propres yeux. Tout ce qu’elle entendait était des cris. Des cris de surprise, de douleur, de peur. Elle se mit à pleurer toutes les larmes de son corps, enveloppée de ténèbres et bercée par les flots impétueux du désespoir.
- En voilà un masque terrifiant jeune fille, dit la geisha d’une voix douce. Ce n’est pas le même que tout à l’heure, ou est-ce simplement mon imagination?
Sans même s’en rendre compte, la prêtresse poussait des cris d’animaux en furie, comme prête à bondir sur tout ce qui bougeait.
- Je suis vraiment navré, intervint l’un des moines qui attrapa les épaules de Fuyu. Elle n’est pas comme ça d’habitude. Son père est parti il y a peu de temps.
- Ce n’est pas une raison Hiroishi, répliqua sèchement un autre moine, apparaissant sur le porche. Elle représente le temple autant que nous à travers la région et même dans le pays. Il faut respecter les traditions et-
- Ne vous en faites pas, je trouve ça amusant. Et ce n’est qu’une enfant après tout. Le masque qu’elle porte me rappelle étrangement une pièce kabuki que j’ai vu lors d’un séjour à Kyoto. Mais je vous raconterai cela plus tard, vous devez être occupés.
- Ne vous en faites pas madame. Et ne sois pas si dure avec elle, Iwao, ce n’est qu’une enfant. Je suis vraiment désolé madame.
- Yamamoto Akane.
- Yamamoto-san, nous allons installer vos quartiers.
- Merci mon père. Ne fais pas de bêtises jeune fille et écoute tes supérieurs ou la bête de la montagne viendra te dévorer, dit-elle d’une voix apaisante en se penchant sur Fuyu. Elle se rapprocha de son oreille: viens me voir tout à l’heure, quand ma chambre sera prête.
Le visage haineux du masque changea, et le sourire mesquin qui était là habituellement reprit sa place. La geisha étant devant, les moines ne purent voir ce qui s’était passé. Le masque tomba à terre et glissa plus loin sur le sol en bois.
- Iwao-san…? Demanda la jeune prêtresse en éclatant en sanglots. Je suis vraiment désolée. Hiroishi-san… que s’est-il passé? J’ai cru qu’elle allait vous faire du mal….
De la morve coula de son petit nez et elle renifla bruyamment à plusieurs reprises.
- Mais ne pleure pas, répondit Hiroishi d’une voix douce. Qui veut nous faire du mal? Il ne faut pas t’en vouloir pour une simple farce.
- Quelle farce? La dame du masque ne rigole pas!
- La dame du masque? Oh tu parles de celui que tu as trouvé? C’est vrai qu’il est terrifiant, mais tout va bien ne t’en fais pas. Allez viens, je vais te ramener jusqu’à ta chambre, tu as dû attraper froid.
Le prêtre s’éloigna avec la jeune fille qui continuait de pleurer, s’essuyant le visage avec la manche de son hakama.
- Les gamins de nos jours, grommela Iwao, il faut toujours qu’ils fassent leurs intéressants.
- Iwao-san, n’étiez-vous pas comme ça enfant?
- Ce n’est pas la question, répondit-il sèchement, visiblement gêné.
Yamamoto fit quelques pas, remonta les ourlets de son kimono et se baissa, puis ramassa l’objet qui soulevait tant de questions.
- Qu’est-ce que c’est? Demanda Iwao, stoïque.
- C’est le masque de votre petite protégée.
- Jetez-le.
- J’ai cru que vous teniez à préserver les traditions. Je lui rendrais quand elle viendra me voir tout à l’heure. Y a-t-il assez de place pour moi et ma suite? Je ne veux pas vous importuner ou vous imposer notre présence.
- Ne vous en faites pas, râla Iwao. Je vais demander à ce que ce soit prêt rapidement.
- Merci beaucoup, Iwao-san.
À peine eut-elle le temps de le remercier que le prêtre, aux rides marquées par le temps et la fatigue, ainsi que des années de rudes hivers, s’en était allé, laissant la geisha seule.
- Tu devrais laisser cette jeune fille tranquille, dit elle en regardant le masque en bois qui grinça, et afficha un visage qui tirait la langue. Oh, ce n’est pas très poli.
Elle le rangea dans son obi, et sorti sous la neige qui s’était remise à tomber., rejoignant sa suite.