En échange d'un silence absolu

Par Rachael

Naelmo n'aurait jamais imaginé que la ville prendrait cet air d'abandon si vite. Cela ne faisait pourtant que quinze jours depuis l'évacuation. Les rues étaient couvertes d'une poussière verdâtre, les immeubles déjà ternes et momifiés. Portneuf avait toujours été laide, mais maintenant elle paraissait presque obscène dans son dépouillement, ses bâtiments en béton et plastiques colorés exposant leur dos et leur ventre nus au soleil.

Dans dix ans, non, cinq tout au plus, la sylve aurait tout effacé, la jeune fille l'aurait parié. Sauf qu'il ne resterait personne ici pour venir vérifier son intuition.

Ils étaient partis ; tous, bon gré, mal gré, sans retour possible. Vers diverses destinations. Naelmo n'avait pas assisté à l'exode, mais Théola, elle, était allée aider à l'embarquement ; la gorge serrée, elle avait dû dire « à bientôt » aux petits enfants de la crèche qu'elle ne reverrait plus.

Les familles avaient rassemblé leurs affaires, un maximum de quelques kilos par personne, pas plus que ce qu'on pouvait raisonnablement porter. Cette contrainte ajoutait au chagrin ressenti par tous. Les moins de trente ans n'avaient jamais rien connu d'autre qu'Hevéla, ils fuyaient le cœur serré vers un avenir incertain. Pour eux, ce départ s'apparentait à un exil.

La sylve avait gagné, haut la main, sans réel combat. Le modèle mathématique programmé par le père de Naelmo avait mis un terme aux rêves de richesses des colons. Calibré grâce aux relevés des drones sur la plante mutante, il avait prédit la propagation inéluctable du fléau avec une précision grandissante chaque jour. Une vraie bombe à retardement végétale : dans quinze jours tout au plus, la zone encerclant la ville serait parsemée de jolies fleurs bleues.

Delum avait gagné lui aussi la course avec les ingénieurs de la fondation. Il avait obtenu ces résultats avant eux... et décroché ainsi un futur travail dans leurs rangs, sur Ione.

L'agence de colonisation de la Fédération avait tranché : en vertu des lois sur les espèces avancées, la planète serait évacuée, laissée à sa légitime propriétaire. Quelle ironie : on découvrait enfin une forme d'intelligence supérieure, mais c'était une forêt. Une forêt avec laquelle la communication semblait mal engagée...

 

****

 

Naelmo, elle, n'était pas encore partie. Avec ses parents, elle intégrerait directement une équipe de la fondation qui allait se retirer en orbite afin d'étudier la suite de l'histoire : la fleur bleue disparaîtrait-elle une fois que les importuns auraient débarrassé le plancher ? Ou resterait-elle présente, comme répulsif pour humanoïdes trop envahissants ? Réussirait-on un jour à entamer un dialogue avec la sylve, une conversation au long cours ?

Vivre des mois enfermée dans une boîte de conserve, avec en dessous la canopée qui la narguait ? Cela ne tentait pas trop l'adolescente. Sa rupture avec la forêt était consommée. Bien que sachant qu'ils devaient décoller le lendemain, elle n'avait même pas éprouvé l'envie d'un dernier tour vers leur piscine. Elle n'éprouvait plus que dégoût et peur envers la sylve. Finalement, seul le nenem lui manquerait. Il s'était éclipsé, en pleine nuit, répondant à un appel inaudible pour les humains. Au matin, voyant sa place vide, elle avait tout de suite compris.

Naelmo se sentait oubliée, lésée. Ils avaient évité le pire, certes, mais à quel prix ? Shielfen s'était envolé, malgré ses résolutions de ne pas la quitter - on n'a guère le choix à cet âge - et les amis qu'elle s'était faits étaient partis aussi. Bon, les autres, elle s'en fichait à vrai dire, c'était l'absence de Shiel qui la déprimait tant.

Ce qui paraissait si injuste, c'était que Delum s'amusait comme un petit fou, tandis que Théola et Naelmo n'avaient d'autre choix que de le suivre, sans même une idée du temps pendant lequel ils resteraient en orbite. Certes, pour la famille, partir s'annonçait moins déchirant que pour les autres colons, car ils avaient un but, une destination et même un avenir prometteur, mais ils tiraient quand même un trait sur de belles années.

D'ailleurs, Naelmo remarquait que sa mère accusait le coup : tout en se montrant attentionnée avec sa fille, patiente avec Delum, elle devenait sujette à des sautes d'humeur, s'irritait d'un rien, semblait par moment sur le point d'éclater en sanglots. Et son esprit était fermé. Barricadé comme une forteresse.

 

****

 

Après une nouvelle journée bien chargée, entre déménagement du laboratoire et empaquetage des affaires personnelles, ils se retrouvèrent tous les trois pour la soirée, leur dernière soirée dans leur maison, leur dernière soirée sur Hevéla.

Naelmo trouva l'atmosphère bizarre ; pas vraiment solennelle, mais un peu grave. C'était tout de même étrange de partir en laissant tout ou presque : les meubles, les objets quotidiens, la vaisselle, les draps et jusqu'aux paires de chaussures superflues. En ville, tout était pareillement resté en l'état : les appartements étaient remplis, tout prêts à accueillir des émigrants fraîchement débarqués. On n'avait pas eu le temps de tout déménager. De toute façon, cela aurait coûté bien plus cher que la valeur de ce qu'abandonnaient les fuyards.

Dans un vaisseau, on n'a de place que pour quelques vêtements, deux ou trois bibelots, guère davantage. Naelmo avait décidé de laisser sa collection de pierres, bouts de bois, feuilles séchées. À quoi bon penser à Hevéla à chaque fois qu'elle y poserait les yeux ? Et puis cela aussi appartenait à la forêt. Finalement, il ne restait pas grand-chose qu'elle voulût d'emporter.

Ils mangèrent presque sans parler ; seul Delum raconta les derniers développements des recherches sur l'avancée foudroyante de la plante homicide, qui pointait ses corolles partout où sa jumelle prospérait, comme par magie.

Naelmo écouta d'une oreille distraite : cela avait cessé de la passionner. Tout était joué maintenant.

Après le repas, Théola prépara des tisanes fumantes pour tout le monde. Quart d'heure familial : tous les soirs, on discutait de tout et de rien ou on buvait simplement, en soufflant sur le liquide brûlant et en profitant de la chaleur des autres. Petite, Naelmo venait se nicher sur les genoux confortables de sa mère ; plus grande, c'est le moment où elle s'asseyait à côté d'elle pour lui chuchoter des questions de filles, pendant que Delum lisait ses revues scientifiques.

Ce soir, ce serait la dernière fois ici.

Elle opta pour un poste d'observation en face de Théola. Elle se sentait les nerfs en pelote, sans avoir déterminé la raison de cette étrange anxiété. En respirant à fond, en s'immergeant en elle-même, son bol chaud à la main, elle comprit que cette angoisse lui arrivait de l'extérieur. Elle scruta sa mère avec incertitude, au moment même où celle-ci prenait la parole.

- Je voudrais vous parler, à tous les deux, murmura-t-elle, si bas que sa fille l'entendit à peine. J'ai à vous parler, répéta-t-elle plus fort avec nervosité, constatant que Delum ne levait pas le nez de sa lecture.

- Ah, oui, oui, bien sûr, sursauta-t-il, en posant son communicateur d'un air coupable.

- En guise de préambule, attaqua Théola, je désire que vous sachiez que tout a été mûrement réfléchi et qu'il n'était pas possible de faire autrement.

Delum s'assit à côté de sa fille. Il paraissait plus attentif ; attentif et surpris par le ton sérieux de sa femme. Naelmo souffla sur sa tisane en regardant sa mère à travers le petit nuage de vapeur, intriguée par sa phrase peu explicite.

- Je garde le secret depuis plus de douze ans sur quelque chose qui vous concerne tous les deux ou plutôt qui nous concerne tous les trois. J'avais juré de ne rien révéler, dans le but principal de préserver la sécurité de Naelmo.

Elle se tut un instant, les laissant s'imprégner de ses paroles. Delum plissait le front, déconcerté.

- Avant de continuer, je voudrais te demander pardon, Del, d'avoir décidé pour toi, en fonction de ce qui me semblait le mieux pour nous deux. Tu as le droit de me le reprocher ; pourtant, sache que j'ai pensé autant à toi qu'à moi en m'engageant.

Naelmo eut envie de l'apostropher, de lui demander d'arrêter les mystères, mais elle resta muette, impressionnée par l'expression intense de sa mère, son ton dramatique, sa voix tremblante.

- Voilà, je vais tout vous dire.

Elle baissa la tête et poursuivit en fixant le sol, leur offrant une vue sur le bandeau bariolé qui emprisonnait ses cheveux bouclés.

- Je vous ai menti. Naelmo n'est pas orpheline. Elle a un père.

Bouche bée, Naelmo sentit vaguement la main de Delum se serrer sur son bras. Elle lui jeta un regard, découvrant sur son visage une stupeur semblable à la sienne.

- Elle a un père qui me l'a confiée, il y a douze ans, pour la protéger. Elle est devenue notre fille, et il a accepté de demeurer en dehors de sa vie pendant dix ans, en échange d'un silence absolu. Personne ne devait rien savoir : les secrets les mieux gardés sont ceux qu'on ignore. Tu as grandi avec nous pendant douze ans, Naelmo, deux ans de plus que notre accord, parce que ton père a considéré ton intérêt et le nôtre avant le sien. Nous formions une vraie famille...

Sa voix se brisa, et elle s'arrêta, incapable de continuer. Les larmes se mirent à couler de ses yeux et elle les essuya avec irritation.

Naelmo seule entendit la suite :

- je crois que tu vivais l'enfance qu'il avait espérée pour toi. Celle qu'il aurait aimée pour lui-même, il y a bien longtemps, si j'étais restée avec lui, continua-t-elle seulement pour sa fille.

Naelmo haussa un sourcil à ces derniers mots. Ainsi, c'était lui ? Le garçon dont avait parlé Théola, c'était lui son père ? Celle-ci confirma d'un signe de tête son interrogation muette.

Delum se leva d'un bond sans rien dire et se posta derrière le sofa où était assise Naelmo, dominant la scène d'un air menaçant.

- Qu'est-ce qui a changé ? gronda-t-il. Pourquoi se manifeste-t-il aujourd'hui, ce fameux père ? Parce que c'est bien ça, n'est-ce pas, il veut récupérer Naelmo ?

Théola renifla et essuya une fois encore ses yeux rougis.

- Nous le devons à la forêt, ça aussi : Naelmo possède des capacités... particulières. Il est temps qu'elle apprenne à les développer tout autant qu'à les maîtriser. Pour ne plus risquer de mourir, comme l'autre jour, dans la sylve. Pour ne pas blesser ou tuer quelqu'un par ignorance. Ton père est comme toi, Naelmo. Il t'enseignera ce que tu dois savoir. Ensuite, tu choisiras ce que tu veux faire. Il me l'a promis.

Naelmo n'avait encore rien dit. Elle était trop abasourdie pour cela. Son cœur battait à ses tempes ; elle se sentait déchirée. Un père, comme elle ? Trop beau pour être vrai. En même temps, elle n'avait pas besoin d'un père : son père était ici.

Son regard dériva vers le mur, où des photos de la famille s'affichaient jusqu'à la veille. Elles avaient été soigneusement décrochées aujourd'hui. Elle les chercha dans sa mémoire. Sur ces clichés, on les voyait tous les trois, dans des décors et à des âges différents. Naelmo de plus en plus grande, ses parents un peu plus marqués par le temps. Toujours ensemble et heureux tous les trois.

Le désarroi envahit l'adolescente. La forêt l'avait trahie, et maintenant sa mère démolissait leur famille à coup de révélations bouleversantes. Derrière elle, Delum faisait les cent pas comme un ours en cage.

Elle fronça les sourcils, et son visage se plissa en une moue, dans cette expression butée qui unit si bien tous les adolescents des mondes :

- Un professeur, peut-être que ça me servirait. Un père non, j'en ai déjà un.

Sa voix tremblotait, malgré ses efforts pour la contrôler. Elle entendit Delum s'arrêter derrière elle et sentit sa main se poser doucement sur sa tête.

- On peut savoir qui est ce géniteur mystérieux, demanda-t-il sur un ton contenu, et pourquoi il n'a pas élevé sa fille lui-même ?

Théola soupira et se mordit la lèvre avec une expression de regret :

- Non, aujourd'hui pas plus qu'hier, je ne peux te dire de qui il s'agit. C'est un homme en vue, exposé aux regards : personne ne doit soupçonner qu'il a une fille.

Elle sentit que Delum approchait de l'explosion, car elle ajouta précipitamment :

- Ce n'est pas pour lui, Del, c'est d'abord et surtout pour Naelmo. Personne ne doit réussir à faire le lien. Tu n'es pas à l'abri des spions.

Delum la dévisagea avec des yeux ébahis, puis revint s'asseoir lourdement aux côtés de Naelmo. Il lui prit la main, tout en continuant à fixer Théola d'un regard chargé de reproches.

Celle-ci se défendit avant même qu'il n'ouvre la bouche :

- Tu aurais préféré quoi ? Que je refuse, que Naelmo n'entre jamais dans notre vie ? J'ai longtemps réfléchi, crois-moi.

- Tu n'as pas répondu, insista Delum, le visage fermé. Pourquoi il s'est débarrassé d'elle ? Et pourquoi devrait-elle accepter de renouer des liens aujourd'hui ? Tu lui as tout appris, et ça lui a bien réussi jusqu'ici. Pourquoi ne revient-il pas dans douze ans de plus ou jamais ?

- Il ne s'est pas débarrassé de sa fille, le détrompa-t-elle patiemment. Il l'a mise à l'abri, de la meilleure façon possible. En restant près de lui, elle aurait été exposée, scrutée, risquant toujours qu'on découvre que ses dons n'ont rien d'ordinaire. En danger qu'on l'utilise pour faire pression sur lui. Tu n'imagines pas jusqu'où iraient certaines personnes pour s'approprier un pouvoir comme le leur, pour le contrôler ou le détruire.

- J'ai l'impression d'être projeté au milieu d'un mauvais roman d'espionnage, Théo, objecta Delum. Tout ça paraît si alambiqué !

- Croyez-moi, c'est bien réel ; il n'existe que quelques dizaines d'humains dans toute notre civilisation qui possèdent le genre de capacités de ta fille. Tu dois voir ton père et lui parler, Naelmo, et passer quelque temps avec lui pour apprendre à te protéger et à te défendre. Pas pour lui, mais pour toi-même.

- Alors, je ne suis pas censé connaître son nom, rugit Delum, mais je devrais le laisser emmener ma fille sans rien dire ? Si tu penses que je vais accepter ça, tu nages en plein délire !

- J'ai confiance en lui, Del.

- Et moi, je dois avoir confiance en toi, c'est ça ?

Naelmo n'avait jamais vu son père si furieux. Son visage contracté avait pris une teinte livide et sa voix claquait, avec des inflexions sèches et cassantes. De son esprit émanaient des vagues de colère qui déferlaient vers elle. Elle se ferma, effrayée par cette violence.

Des larmes débordèrent soudain, toutes celles qu'elle retenait depuis des jours. Elles commencèrent à couler le long de son nez pour venir déposer un goût salé sur sa langue. Certaines continuaient leur chemin dans son cou ; elle les essuya d'une main rageuse. Était-elle condamnée à se détacher de tous ceux qu'elle aimait, arrachés les uns après les autres : la forêt, le nenem, Shielfen et maintenant ses parents ?

Devrait-elle les préserver dans sa mémoire, comme ces objets qu'elle laissait derrière elle, reliques défraîchies d'une époque révolue ?

Naelmo se sentit plus désemparée que jamais. Son père passa un bras autour de ses épaules mais cela ne suffit pas à calmer le flot qui s'écoulait de ses yeux. Des sanglots soulevèrent sa poitrine. Elle repoussa la main de Delum, puis s'enfuit dans sa chambre.

 

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