Extrait de l'abécédaire des planètes : Ione/Hyperespace
Pôle scientifique de premier plan malgré sa faible population, la planète Ione doit son dynamisme à la Fondation Eckarn. Grâce aux recettes considérables générées par les applications technologiques de l'hyperespace, la Fondation n'a cessé de croître et de diversifier ses recherches : au-delà des mathématiques ou de la physique hyperspatiales, elle a créé divers instituts de sciences, d'étude des exo-écosystèmes, ou encore de recherche sur les phénomènes psychiques.
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Si Naelmo s'était au premier abord offusquée de recevoir des ordres péremptoires d'un parfait inconnu - elle était restée une bonne minute les sourcils froncés à invectiver son écran -, elle avait également ressenti un profond soulagement. Effacé, ce sentiment d'impuissance rageuse qui l'habitait depuis l'accident. Quelqu'un la croyait.
En outre, son père était en passe de se convaincre du danger de la situation. Sans s'aventurer à dire que tout allait bien, Naelmo apercevait une lueur plus claire sous la ligne d'un horizon chargé de nuages menaçants.
Ça ne l'avait pas empêchée d'envoyer un peu diplomatique « qui êtes-vous donc ? » à son homme mystère, sans vraiment espérer une réponse. Elle n'en avait pas reçu.
Naelmo oublia l'inconnu pour un temps ou au moins le relégua à l'arrière-plan de ses préoccupations. Elle entreprit d'aider son père : il convenait de planifier un programme de recherche des plantes dangereuses. Les autorités s'étaient déclarées prêtes à mettre à la disposition du xénobiologiste une dizaine de drones utilisés pour l'agriculture. Pour une fois, ils montraient de la bonne volonté, toutefois leurs moyens se révélaient tout simplement insuffisants, ainsi que le démontrèrent le biologiste et sa fille.
- On n'y arrivera jamais. On n'a pas des mois pour tout quadriller, p'pa ! se plaignit Naelmo.
- Alors faisons des repérages au hasard.
- Mais ce qu'on gagne en temps d'analyse détaillée du terrain, on le perd en transports.
- Je sais, soupira-t-il, nous sommes comme de petits enfants armés de minuscules tamis, qui auraient entrepris de trier tout le sable de l'océan.
Elle s'attarda à le contempler, observa que le pli barrant son front verticalement quand il réfléchissait était devenu permanent. Naelmo se voyait grandir, surtout depuis quelque mois, mais elle n'avait pas remarqué que ses parents prenaient de l'âge. Plus d'un siècle à eux deux. Delum se démenait, conscient de l'importance de sa mission. Ces derniers jours avaient beaucoup pesé sur le biologiste, écartelé entre son inquiétude pour sa fille et ses préoccupations pour la colonie. Il parut vieux à Naelmo pour la première fois, avec ses cheveux brun gris hirsutes, sa barbe de trois jours et ses traits tirés de fatigue. Son teint, pourtant plus basané que la moyenne des colons, était livide, tirant sur le gris. Tout cela lui donnait un air de chien triste. Même ses yeux brun, rougis par le manque de sommeil, étaient éteints. Il n'avait jamais été très grand, mais aujourd'hui, il semblait petit, comme voûté par l'âge. Le cœur de Naelmo se serra. Cette forêt aurait raison d'eux d'une façon ou d'une autre...
Ils en étaient là de leur désespérante quête, dans un état proche du découragement, quand tout se mit à clignoter sur les écrans de Delum. Il parcourut les messages prioritaires et s'exclama, incrédule :
- La Fondation nous prête cinq cents drones de recherche à antigravité, équipés de caméras et d'analyseurs d'atmosphère. On les recevra dans la soirée.
À son air hagard, on voyait qu'il peinait à croire ce qu'il lisait.
- Qui ça ? demanda Naelmo, qui n'avait retenu que le nombre des engins.
- La Fondation Eckarn, bien sûr. Comment imagines-tu qu'on puisse les récupérer si vite ? Ils embarquent les machines sur Belquar en ce moment même, ils arriveront par vaisseau hyperespace ce soir. Et ils amèneront du renfort, des techniciens et des ingénieurs pour opérer cette flotte et en tirer le meilleur parti.
Ils se regardèrent, ébahis et rassérénés.
- Mais qui va payer pour tout ça ? Je croyais que la colonie n'avait pas les moyens.
- La Fondation. Je leur envoie toujours tous mes résultats. Ils rémunèrent les autorités planétaires pour les données. Ils considèrent les éléments que j'ai diffusés comme suffisamment inquiétants pour justifier une intervention rapide. Ils s'occuperont de négocier un remboursement de la planète-mère plus tard.
Il soupira bruyamment en s'affalant dans une chaise, un sourire incrédule sur les lèvres.
- Pause ! décréta Naelmo. On va manger, tu feras une sieste, et on continuera ensuite.
- Oui, ma petite mère, concéda Delum d'un ton taquin. Ton vieux père a passé l'âge des nuits blanches.
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Accaparée par les événements qui s'enchaînaient, Naelmo trouva peu de temps les jours suivants pour repenser à son inconnu. Elle n'en eut guère davantage pour Shielfen, ni même pour le nenem.
Le laboratoire de son père était devenu une ruche. Un bâtiment démontable y avait été adjoint, et plusieurs ingénieurs de la fondation y avaient installé leurs quartiers, afin de diriger les allées et venues des engins de repérage. Ils ne rentraient en ville que le soir pour y dormir. Pendant que les machines volantes accumulaient les données, traçant à petits pas une cartographie des zones infectées par les plantes dangereuses, Delum se livrait à une reconstitution du patrimoine génétique des deux végétaux. Ce n'était ni automatique ni immédiat : si on laissait opérer les analyseurs, on avait peu de chances d'arriver au but en un temps raisonnable. D'autres biologistes de la fondation s'y employaient en même temps que lui, à distance, avec des équipements plus performants, mais il leur manquait la connaissance fine de la sylve pour parvenir à le devancer.
Naelmo aidait son père, même si elle ne comprenait pas la moitié de ce qu'elle faisait. Elle suivait ses ordres, lançant des programmes en modifiant des paramètres ou surveillant les résultats. Elle avait oublié sa fatigue et se sentait alerte, efficace, utile. Elle n'avait pas envisagé un instant de reprendre l'école. Si la tranquillité de la petite colonie n'avait pas encore été ébranlée, la jeune fille savait bien que l'important se trouvait ici, dans les travaux qu'ils effectuaient et non dans les apprentissages de la classe. Elle regrettait seulement de n'avoir pas revu Shielfen, à qui ses parents avaient interdit de franchir les limites de la ville.
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Trois jours après l'arrivée des drones et des équipes de la Fondation, Delum obtint un résultat qui le laissa pantois :
- Je ne comprends pas, grogna-t-il. Les deux plantes apparaissent identiques en tous points ; pas cousines ou de la même famille, non... Elles sont intégralement similaires, excepté deux gènes mutants présents sur la variété dangereuse, mais pas sur l'autre !
Sa voix s'éteignit au fur et à mesure qu'il énonçait ses conclusions.
- Hallucinant ! acheva-t-il d'un timbre rauque.
- Euh, pourquoi c'est si terrible, p'pa ?
Naelmo s'inquiéta de constater que le visage de son père avait pris la teinte peu engageante des murs du laboratoire, des panneaux de bois aggloméré d'un beige verdâtre.
- Tu ne vois pas ? Deux. Deux gènes mutants ! Il n'y a aucune chance qu'une telle chose arrive par hasard. Comme si la sylve avait créé cette plante exprès pour nous nuire.
Naelmo improvisa un petit air de tam-tam sur le rebord du bureau, puis elle poussa des cris de guerre sonores en tournant autour de la pièce - heureusement, ils se trouvaient seuls tous les deux à ce moment-là.
- Excellent ! Ta fille chérie n'est pas folle. C'est exactement ce que j'ai dit dès le début.
- Personne ne va jamais croire ça, poursuivit-il sans accorder la moindre attention aux excentricités de l'adolescente.
- Bien sûr que si ! Il suffit d'envoyer tes résultats aux biologistes de la Fondation : ils vérifieront tes analyses avec leurs machines surpuissantes et ils nous les confirmeront.
- Tout de même, ça paraît impossible, non ? coassa-t-il d'un air égaré.
- Papa, c'est ma conclusion depuis l'accident, alors ne dis pas que ça paraît impossible. Nous gênons la forêt, et par conséquent elle a décidé de se débarrasser de nous, comme nous détruisons les parasites qui nous infectent.
Naelmo n'avait plus peur de passer pour folle maintenant. Entre les explications de l'inconnu, sa propre conviction et la découverte de Delum, l'incroyable devenait presque certain.
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Une semaine s'était écoulée depuis l'intoxication. Si Naelmo se sentait parfaitement rétablie, elle n'avait pas remis les pieds dans la sylve, excepté à quelques mètres de chez elle. La nature qui palpitait autour d'elle était un immense organisme qui considérait les humains comme des pestes la rongeant de l'intérieur. Perspective peu réjouissante, d'autant plus que Naelmo comprenait totalement ce point de vue : dès leur arrivée, les colons n'avaient cessé de défricher, de raser, de détruire. La forêt, sa chère forêt, était devenue leur ennemie.
Son père lui ayant octroyé une pause, elle tentait d'expliquer cela à Shielfen, après que sa mère l'eut déposée chez le garçon, en partant à une réunion du soir en ville. Ils étaient contents de se revoir ; une semaine, cela paraît long quand on a l'habitude des tête-à-tête quotidiens.
Shielfen semblait pourtant prendre un malin plaisir à remettre en cause la moindre des hypothèses de son amie. En réalité, comme elle le percevait dans son esprit sceptique, elle peinait à le convaincre :
- Admettons que ta forêt nous veuille du mal. Si elle est si futée, pourquoi elle aurait attendu trente ans avant de s'alarmer de notre présence ? C'est surtout au début qu'on a défriché à grands pas.
- Le temps de la sylve ne ressemble pas au nôtre, exposa Naelmo. Si elle a bâti des connexions entre les végétaux qui la constituent, celles-ci sont parcourues par des réactions chimiques beaucoup plus lentes que nos processus mentaux. La forêt vit depuis des centaines de milliers d'années, ou plutôt des millions : différence de durée de vie, différence de prise en compte du temps. Pour elle, trente ans, c'est comme un battement de cils pour nous.
- Pour autant qu'on le sache, cette plante mutante apparaît peut-être à cycles réguliers, sans aucun rapport avec nous ?
Naelmo choisit ses mots avec soin, tant pis si c'était un peu technique :
- Mon père affirme que cette double altération génétique ne peut être le fait du hasard. La toxicité de la fleur constitue un signe suffisant pour démontrer l'intention de la sylve.
- Elle veut vraiment nous virer ?
L'incrédulité ressortait tant dans sa voix que dans son esprit.
- Mouais, ou nous détruire, si c'est la façon la plus simple de nous faire disparaître.
- Pourtant, personne ne semble s'inquiéter, ici.
- Pas la peine d'affoler tout le monde avant d'en savoir plus.
- Tu es sûre de tout ça ? insista-t-il.
- Tu t'imagines que les ingénieurs de la Fondation sont venus là pour aligner des pâtés de sable ? ironisa-t-elle, agacée.
Il soupira, vaincu par l'argument de l'autorité. Si la Fondation s'était dérangée...
- Tu crois qu'il va vraiment falloir partir ?
- Mon père m'a expliqué que si la sylve est déclarée intelligente par l'agence fédérale de colonisation, nous devrons émigrer sous quelques mois, même si nous ne craignons rien.
L'air réjoui que Shielfen afficha en réaction irrita Naelmo. Oui, bien sûr, lui n'avait qu'une envie : revenir dans un lieu civilisé et développé. Naelmo, elle, ne savait plus très bien. Elle s'estimait trahie et rejetée par la forêt, tout en comprenant que la fascination qu'elle éprouvait avait fonctionné dans un seul sens. La sylve n'avait jamais considéré Naelmo autrement que comme une puce sur son dos.
Partir... elle avait soigneusement évité d'y penser, de peur de se laisser déborder par la tristesse.
- Et si c'est dangereux ? insista-t-il.
- Si c'est dangereux, même si la sylve n'obtient pas un statut d'espèce intelligente, il faudra s'expatrier également, et là, ça peut aller beaucoup plus vite.
Elle s'agaça de le voir sourire de nouveau. Tenait-il tant que cela à disparaître de sa vie ? Parce qu'il n'existait aucune chance qu'ils finissent au même endroit.
- Mais si ce n'est pas dangereux ET que la forêt est juste une forêt, on restera ? résuma Shielfen.
Elle hocha la tête.
- Ma chère mathématicienne donne quelle probabilité à cette combinaison de conditions ?
Naelmo souffla bruyamment. Pourquoi n'arrivait-elle plus à raisonner de cette façon, à utiliser la logique honnête et impartiale depuis que la sylve était en cause ?
- Chais pas, euh... ça se calcule...
Les yeux dans le vague, elle s'assit brusquement sur le bord du lit, lissa machinalement les plis d'un couvre-lit en fourrure verte du plus bel effet. Puis elle s'en prit à sa natte rouge, qu'elle entortilla nerveusement sur un doigt. Shielfen la regardait faire avec patience.
- Pas grand-chose, admit-elle enfin avec réticence. Moins d'une chance sur cent, à mon avis.
Comme c'était dur de conclure ! Un crève-cœur d'épingler un zéro sur la probabilité de rester autant que d'énoncer l'évidence d'un départ prochain ! Des larmes lui piquèrent les yeux et elle serra les poings à s'en rentrer les ongles dans les paumes. Si elle commençait à pleurer, elle ne s'arrêterait plus.
Shielfen se leva, insensible aux états d'âme de la jeune fille, puis il se mit à arpenter sa chambre en réfléchissant.
- Voyons, en cas d'évacuation, comment c'est censé se passer ? Que dit la charte de la colonie ?
Naelmo soupira. Pour un peu, elle aurait presque regretté de l'avoir convaincu. Il ne pensait qu'à partir, il se fichait de la forêt, de leur planète, comme tous ici d'ailleurs.
- Ils emmènent les gens un peu partout, si je me rappelle bien ? continua-t-il. Après tout, c'est logique, les colons n'ont pas quitté Minzhue pour y retourner. À quel âge on peut décider de sa destination ?
- Aucune idée... Hé ! C'est quoi ton délire ? Tu ne suivras pas tes parents ? Où iras-tu, tout seul ?
Shielfen lui adressa un large sourire, à pleines dents, les yeux plissés d'une joie communicative qui fit presque oublier son irritation à Naelmo. Il la regarda un petit moment comme ça, réjoui, un peu penché vers elle.
- Je ne veux aller nulle part tout seul. Je veux aller où tu iras !
Il s'étira avec bien-être, levant ses bras musclés au-dessus de sa tête. Puis il les croisa sur sa poitrine, fixant avec défi une Naelmo ébahie. Elle fut incapable de décrocher le moindre mot ou d'effacer de son visage l'air bêtement ravi qui s'y était inscrit malgré elle.