En route pour quelque part 1

Par Eska

À l'instant où les roues de notre transport quittèrent la ville, les cavaliers se mirent en route indiquant la marche à suivre. Ils avaient donc une idée, au moins parcellaire, de ma destination. Malgré mes efforts répétés, je n'entrevoyais aucune possibilité de reprendre le contrôle du cours des choses. La singularité d'Orbec et mon impossibilité à la surmonter devenaient un handicap sévère. Cette ridicule patte de mouche avait pris la consistance du granit. Prendre possession d'Ysaelle impliquait un renvoi direct à Aisille. Bien que l'idée de jouer mon va-tout et de provoquer la mort de ces deux taches me démangeait, mes chances seraient certainement plus grandes à mesure que je mettrais de la distance entre Magnus et nous.

Au loin, Dampierre et sa troupe s'agitaient devant moi comme un peu d'air devant un pendu. Toujours aux frontières de mon emprise, je sentais des bribes de leur être émaner par volutes, ténues, appétissantes... Des fragments d'envies et d'émotions teintaient l'air de couleurs pâles, quasi-translucides, avant d'être dispersées par le vent. Une erreur de leur part, une harangue trop audacieuse, ou un peu de fatigue étaient autant de portes de sorties. Qui se déroberaient si par miracle leurs compagnons avaient décidé de prendre leur mission à cœur...

Le massacre de la toile m'avait ragaillardi autant que le coup de boutoir de Magnus m'avait écorché.

Moi, un être primordial, autrefois capable de faire marcher cent-mille hommes du même pas comme s'il s'était agi de respirer, réduit à attendre qu'une proie daigne se donner à moi. La soif et la fureur de mes premiers jours m'avaient aveuglé et Aisille devait être un rappel. Ces êtres de chair n'avaient pas réellement idée de ma nature, le temps jouait pour moi, il jouerait toujours pour moi. Après tout, j'en étais une émanation pure. Ce qui pour moi tiendrait d'un bref instant d'ennui serait pour eux une tranche de vie. Une autre de ces volutes émana, brièvement. Si brièvement que l'ennui seul m'avait permis de la sentir. Elle venait du sud. Étrangement familière.

Depuis plusieurs heures maintenant, Ysaelle dirigeait des chevaux que l'enthousiasme mesuré de leur nouvelle maîtresse semblait ravir. Une nuit rousse s'était installée. Nous naviguions dans un océan voluptueux, camaïeu de noirs et d'ombres se découpant sur l'échine des collines. Suivant les courbes d'un chemin endormi au creux des reliefs bas de la campagne Aisillaise, notre conductrice se détendait. Les Ondoyantes n'avaient jamais trahi leur nom, ici, une agriculture en plateaux et talus variés cachait ses secrets derrière de grandes haies touffues où dormaient d'étonnants gardiens. Ces terres rondes et giboyeuses n'avaient jamais eu à être domptées tant il était évident qu'elles s'offraient toutes entières. Les voies de transports et de voyage se glissaient donc humblement là ou elles avaient des raisons légitimes d'exister, faisant de la traversée un perpétuel chemin de promenade et de détours. Le rythme paisible des roues de la carriole répondait en écho à celui des lieux.

Tout ici était question de cycles que quelques cahots n'avaient jamais su altérer. D'automnes en printemps, d'étés en hivers. La vie était une compagne heureuse qu'on savait demain comme hier et pourtant jamais la même. Des générations laborieuses continueraient de fouler ces terres jusqu'à la fin de ces temps, spectateurs lointains du tumulte des villes dont seules la rumeur et la clameur leur parviendrait. J'aurais presque pu aimer ces hommes et ces femmes s'ils n'avaient pas en eux la même graine que les autres. Je les savais endormis, harassés par leur travail, trop proches du rythme du monde pour se pencher sur eux mêmes. Leur humilité et la grandeur qui lui était intrinsèque n'étaient que le fruit du hasard. Fussent-ils nés quelques lieues plus loin et voilà qu'un ramasseur de pommes de paille se faisait tyran d'opérette. C'est là le piège de la nature humaine, elle s'endort, s'anesthésie, mais ne change jamais. Un parasite, reste un parasite. Suivant avec application la lueur des torches de Dampierre, la Tellurimancienne respirait à pleins poumons un air suave, chargé des notes d'une vie pléthorique. L'humus se mêlait à la douce odeur des feux de bois environnants avant de laisser place à l'attaque plus fraîche d'un discret cours d'eau. Quelques vipérines ensommeillées piquaient ses jambes sans qu'elle n'y porte attention, trop occupée à ne pas se laisser distancer. Le ballet dura ainsi jusqu'à l'aube où, vacillante, elle porta deux doigts à ses lèvres et fit résonner la campagne d'un sifflement puissant. On se retourna au loin, répondant favorablement à sa main levée. Orbec émergea, réveillé par l'arrêt des chevaux. Il porta son regard autour de lui avant de le poser sur elle, souriant.


-Où sommes-nous ?


-Dans les ondoyantes, Orbec. Je suis épuisée, tu saurais prendre le relais ?


-Oui, je transportais toujours les cargaisons d'orge jusque chez les sœurs. Dis, merci de m'avoir laissé dormir.


-Ne prends pas cela pour de la gentillesse Orbec, il s'agit simplement de bon sens. Dampierre et ses hommes ne voudront pas rester longtemps loin de Vertance et dormiront le moins possible, nous devons être en mesure de suivre leur rythme

Le jeune homme ne se renfrogna pas, toujours amène, il reprit.

-Eh ben ton bon sens était gentil. Dors, je vais les suivre. Je peux manger un peu ?
- Vas-y, je ne me suis pas privée cette nuit.
-Bonne nuit.
-Merci.

Le plus naturellement du monde, Orbec siffla en direction de ses guides avant de mettre la carriole en branle. Paré d'une assurance inhabituelle, il dirigeait les bêtes avec la dextérité nonchalante de l'initié. Son regard s'appesantit quelques temps sur le paysage avant qu'il ne m'attrape dans la sacoche où j'étais rangé, et me pose ouvert sur ses genoux.

-Le livre, je veux te parler.

Voyant ses mots s'inscrire sur mes pages, il me fixa dans l'attente d'une réponse.

-Me parler ? Et qu'aurais-je à gagner à répondre au tombereau d'inepties que tu vas me débiter ?


-Je comprends pas ce que tu viens de dire, mais j'imagine que tu râles encore. Tu es mauvais, ça, je l'ai compris. J'ai compris aussi que tu n'aimes pas les hommes. Pourquoi ? Pourquoi tu veux tous nous tuer ?


-La réponse est sous tes yeux Orbec.


-Eh bien, je ne la vois pas.


-Ce que je suis n'a pas à se justifier envers ce que tu es.


-On a beau se détester, on est quand même coincés ensemble au milieu de nulle part. Pis j'ai jamais parlé avec un livre.

Il regarda longuement mes pages, dans l'attente d'une réponse. Son attention vira vers le groupe de Dampierre qui continuait d'avancer avec la régularité d'un métronome. De longues minutes passèrent avant qu'il ne revînt à moi.

-C'est pas comme si tu avais autre chose à faire. C'est plus fort que toi, tu dois tout écrire. Tout ce que je fais.

Il s'agita sans motif sur son siège, balançant ses bras en tous sens, se trémoussant en poussant de petits cris.

- Arrête, c'est insupportable.

Il continua. Autour de nous, les Ondoyantes s'éveillaient paisiblement, les passereaux portaient la bonne nouvelle d'arbre en arbre...

-Comme si ça t'intéressait, tout ce que tu veux, c'est tuer des hommes.


- Crois-moi Orbec, tu seras le prochain.


-Oui, oui, je sais, tu vas m'écraser, me broyer, me détruire. Tu es tout-puissant, tu sais tout, tu noircis les pages de mon destin et je sais pas quoi. En attendant, tu es sur mes genoux et tu regardes les oiseaux pour pas me parler.

Ysaelle dormait d'un sommeil profond. Ses yeux...

- Laisse-la tranquille.


- Vas-tu cesser ! Je refuse de te parler !


-Moi je m'amuse.

J'étais excédé, impuissant, coincé avec un imbécile...

-Eh !

Un cafard que je ne pouvais atteindre. C'était insupportable. Pourquoi lui ? Pourquoi ?

- Réponds à mes questions et je te laisserais tranquille.


-Je vous annihilerais toi et ta triste gardienne, pourquoi veux tu que je remplisse l'outre percée que tu es si c'est pour la briser ensuite ?


-Je veux juste savoir, c'est tout.


-Naïf, curieux, émotif, réalises tu quelle parodie d'humain tu es ? À croire qu'on t'a créé ainsi à dessein. Un pauvre benêt que personne ne verra, qui ne laissera pour trace en ce royaume qu'un tas d'os sans nom au pied d'un arbre.

Orbec se concentra un instant, lire était encore complexe pour lui. Son intellect limité devait recourir à des trésors d'imagination pour ne serait-ce qu'envisager de décrypter la logorrhée verbeuse dont je parais maintenant ce manuscrit. L'inadéquation de son éducation, si vaine qu'elle en était chimérique, face aux enjeux auxquels il était confronté, laissaient probablement un maëlstrom de doutes imprégner sa psyché rudimentaire. Marmonnant les mots qu'il lisait, je voyais le rouge monter à ses joues, marquant sa honte.

-Non c'est faux !

Orbec, pantomime de héros. Homme s'il n'avait été si grotesque. Orbec voulait discourir avec moi, et voilà qu'il trébuchait sur quelque égrenage de termes châtiés.

-Si tu réponds à mes questions, je répondrai aux tiennes.


-Bien. Quelle est notre destination ?


-J'ai posé ma question en premier. Pas de triche.


-Pourquoi je te hais ? Pourquoi je hais les tiens ? Regarde le monde, regarde Aisille, regarde le chemin que vous avez parcouru. Je n'ai qu'à vous pousser du bout de ma plume et à chaque fois le résultat est le même, vous dévorez votre voisin, vous tuez votre père, arrachez vos yeux pour fuir la vérité. Vous rongez chaque once de bon qui réside en ce monde pour en régurgiter une bile immonde !


-Non, ce n'est pas ce que sont les gens, c'est toi qui les rends comme ça !


-Le crois-tu seulement Orbec ? Crois-tu que je les force ? Je ne suis qu'un témoin, actif, certes, mais témoin avant tout. Je vous joue comme des instruments, et personne n'attend d'un piano qu'il se fasse hautbois.


-Je ne te crois pas.


-Cela m'importe peu.


-Tu mens, j'ai lu ce que tu dis, je sais que tu mens !


-Vraiment ? Mentirais-je ? Ou serais-tu aveugle ? Quoi qu'il en soit je t'ai répondu. À toi d'honorer ta part du marché.


-Magnus est un menteur, je ne sais pas où on va. Il a juste dit : allez vers l'est.


-Orbec, continue de me prendre pour un imbécile et je t'assure qu'Ysaelle va se lever et se jeter sur toi. Ce sera là la dernière chose que tu vivras avant qu'une pluie de pointes acérées ne vienne vous percer tous deux de parts en parts.

Il empoigna son casse-tête, saisi par ma promesse.

-Je dis la vérité. Je le jure le livre, je ne te mens pas. C'est toi qui as posé une mauvaise question.


-Ta stupidité est insondable.


-Magnus m'a dit : "A l'instant où tu as quitté ce couvent et pris cette sacoche, tu t'es condamné à l'errance et l'incertitude si tu vois ce que je veux dire". Je suis plutôt d'accord avec lui. Mais peu m'importe de savoir où je vais si ça veut dire que je peux me débarrasser de toi. À mon tour. Comment tu sais toutes ces choses sur le monde ?


- Je le connais, c'est tout.


-C'est pas une réponse.


-C'est ma réponse. Quelle mission t'a confié Magnus ?


-De te donner à un ami à lui.
 

 

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Baladine
Posté le 10/04/2023
Coucou !
J'aime bien ce chapitre, j'ai l'impression qu'on plonge plus avant dans la conscience du livre et qu'il se dévoile à nous. Le dialogue entre Orbec et lui est amusant, avec toutes les pensées du livre qui apparaissent et sont lisibles, et le jeu de pouvoir qui en découle (qui va se moquer de qui ?). Bon suspense à la fin :D
- Toujours aux frontières de mon emprise, je sentais des bribes de leur être émaner par volutes, ténues, appétissantes... Des fragments d'envies et d'émotions teintaient l'air de couleurs pâles, quasi-translucides, avant d'être dispersées par le vent. => c'est beau !
-En attendant, tu es sur mes genoux et tu regardes les oiseaux pour pas me parler.
Ysaelle dormait d'un sommeil profond. Ses yeux...
- Laisse-la tranquille. => Haha j'aime bien cette description interrompue par Orbec !
- Orbec se concentra un instant, lire était encore complexe pour lui. Son intellect limité devait recourir à des trésors d'imagination pour ne serait-ce qu'envisager de décrypter la logorrhée verbeuse dont je parais maintenant ce manuscrit. L'inadéquation de son éducation, si vaine qu'elle en était chimérique, face aux enjeux auxquels il était confronté, laissaient probablement un maëlstrom de doutes imprégner sa psyché rudimentaire. Marmonnant les mots qu'il lisait, je voyais le rouge monter à ses joues, marquant sa honte. => Oh le méchant livre ! qui utilise exprès un vocabulaire soutenu pour qu'Orbec se sente inférieur !
A bientôooot
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