Remous 4

Par Eska

Le livre claquant sur la table en guise de conclusion, Magnus observa l'assemblée.
Tous ressentaient maintenant la pesanteur avec une acuité aigue. Ses doigts puissants posés sur leurs épaules, les pressant comme pour les noyer sous leur propre poids. Mon rire glaça l'air, réveillant le primate qui sommeillait en eux.

- Éons, siècles, millénaires, ce temps que vous comptez et qui grignote le fil de vos vies n'est qu'une caresse pour moi. Oh ce que j'ai vu et ce que j'ai engendré. Tant de générations, de sang gâché pour n'arriver qu'à effleurer ma nature. Vous êtes pathétiques. Je suis là devant vous comme vous êtes devant le rat, émus par son intelligence parce qu'elle vous rassure sur votre indéfectible supériorité. Voyez, le gouffre qui nous sépare est celui des espèces, l'irréconciliable distance qui différencie le prédateur de la proie. Il est inhabituel pour vous de connaître cette peur, celle de l'impuissance absolue. Allez-y de tout vos outils, vos subterfuges, vous ne ferez que m'irriter et à la fin, vous perdrez, vermines ! Vous ne...

-Ferme-la !

Orbec s'était levé, ivre de rage il marchait dans ma direction. Je fis de même, avant que d'immenses bras éthérés ne se matérialisent pour m'immobiliser.

-Jeune homme, assied-toi !

Il n'en fit rien. Me saisissant sur la table et me tendant à Magnus.

-Vos histoires messire Magnus il y a une chose qu'elles ne disent pas ! Ouvrez-le.

Désarçonné par ce soudain aplomb, l'homme obtempéra. Ses doigts d'abord légèrement appuyés sur ma couverture puis fermement agrippés, il se rendit rapidement à l'évidence, sans pour autant y voir plus d'intérêt que le fait qu'il venait d'illustrer. Orbec me reprit, et sans quitter son interlocuteur du regard, m'ouvrit sans effort. La chaise d'Oswin vacilla tandis que celui-ci se précipitait derrière son épaule. Je fus aussitôt refermé.

-Vous ne pouvez pas le lire messire, il est trop fort pour vous. Je l'ai lu, il vous flagellerait, comme il dit.
Magnus hocha de la tête en direction de son seigneur.

-Nous voulons tous y jeter un œil, Oswin, mais il semble que ce privilège soit réservé à Orbec si tu me suis. Ce qui me dépasse toutefois, c'est que tu sois encore debout devant nous et non en train de convulser au sol jeune homme. 

- Je suis plus fort que lui, c'est tout ! Je peux tout vous dire, tout vous lire ! Il ne peut rien contre moi, et même si on sait pas pourquoi, il ne m'aime pas ! Je... Je crois qu'il a peur de moi !

Son visage impassible dirigé vers un horizon absent Oswin prit une inspiration et s'appuya de ses deux mains sur la table.

- Magnus, tu es en train de me dire que tu es, toi, le plus grand mage de ton temps, impuissant face à cet artefact qui a réduit en bouillie purulente les plus grands mages du royaume ? Insupportable ! Que, pire encore ; pour je ne sais quelle raison, ce pécore est capable de neutraliser cette chose ?

- Il ne peut la neutraliser, simplement ; il est hermétique à elle.

- Ça ne m'avance pas Magnus, vois-tu, j'avais dans l'idée de faire quelque chose de cet objet, d'en faire autre chose qu'un danger ambulant. À t'écouter pourtant, la meilleure solution serait de le jeter dans le plus profond des gouffres ou le plus bouillant des volcans. C'est insupportable !

-Cela ne fonctionnerait pas, mais l'idée est là, il faut le neutraliser.

-Non, ce livre quitte ma ville ce soir et ces vermines avec. Aisille ne goûte guère le sang ou le fer et ces trois la n'apportent que cela. Si ça ne se vend pas, si ça ne s'échange pas, ne se monnaie pas, ça n'a pas sa place ici. Je n'en supporterais pas plus ! Tu vas protester, Magnus, je le sais. Tu vas vouloir les faire escorter, ou les aider. Il n'en sera rien. Rien ! Tu m'entends ? Quant à toi...

Oswin avait empoigné une dague, si richement sertie qu'on l'aurait considérée d'ornement si elle n'avait pas été en train d'éviscérer le soldat possédé. Contraint de quitter ce corps faiblissant, je reprenais mon rôle d'observateur. Ysaelle avait détourné le regard, la mâchoire serrée par la rage. Orbec, bouche bée, semblait vouloir crier sans succès. La sidération d'un tel meurtre de sang-froid suffirait-elle ? Je furetais délicatement vers le Seigneur sans être ennuyé. Sa main se porta à sa tête tandis que ma plume commençait son office. Une brûlure intense s'empara de moi, j'étais maintenant pris au cœur d'un tourbillon incandescent. Mu par une peur soudaine et viscérale je quittais Oswin pour aller me recroqueviller malgré moi derrière les pages de ma prison.

-Oswin, tu es sur une mauvaise pente, Vulmis l'a senti et s'est jeté sur toi. Tu peux me remercier. Ressaisis-toi et garde tes ordres pour ceux qui te croient digne de ton rang.

-Comment peux-tu...

Magnus s'était posté face à son régent l'index planté entre ses deux yeux. Oswin ne cillait plus, fut-ce de peur ou de colère.

- On ne traite pas comme des contrebandiers les porteurs d'un fardeau tel que celui-ci. On ne les jette pas dehors. On ne les tue pas. On ne les arrête pas. On ne tue pas ainsi ses hommes. Tu me suis petit seigneur ? Je me plie à tes caprices, pas à tes erreurs. Voilà comment les choses vont se dérouler. Toi et Ysaelle allez quitter les lieux, emmènes avec toi tout les gardes de l'Aiguille, je me fous de savoir comment, mais vous allez monter un camp dans la cour et m'attendre. Gamin, tu restes, on a de la lecture à faire.

Il est connu qu'un mage en colère charge malgré lui l'air en magie. À cet instant, tous sentaient sur leur langue un goût de poudre à l'âcreté saisissante. Chacun obtempéra en silence nous laissant ainsi seuls avec Magnus.

-Messire, pourquoi il a tué cet homme ?

Orbec tremblait encore de toutes parts, animé d'émotions qu'il croyait pourtant contradictoires. Il avait vu plusieurs personnes mourir sous ses yeux, mais pour la première fois, quelqu'un s'était vu arracher la vie par caprice. La fugacité du moment, l'instantanéité de la décision. Le déferlement froid et absolu de violence auquel il venait d'assister l'avaient rappelé à sa condition.

- La raison est propre à l'homme si tu me suis, gamin. La vie à cela de cruel qu'elle n'y répond pas. Bref, tu pourrais me lire ce livre ?

-Oui.

Afin de se protéger de mes éventuelles attaques, Magnus tint à ce qu'Orbec seul vit mes pages. Il fallut de longues heures qui parurent des jours pour qu'enfin tout deux en arrivent à ces mots. Les yeux du gamin étaient rouges, sa langue râpeuse. Le mage scruta longtemps Orbec, le détaillant de pied en cap avant de claquer des doigts.

-Une sacrée énigme que tu m'as posée là ! Bien, les lieux sont déserts et notre ami ne peut plus posséder qui que ce soit d'autre que ce pauvre hère. Cher Vulmis, je dois m'entretenir en privé avec ta némésis, ne m'en veux pas, je t'enferme ici.

Un cadavre pour seul hôte, les lieux vidés, j'étais réduit à tenter de comprendre ce que ce démon mijotait par mes propres moyens.

Les heures qui suivirent furent sèches et silencieuses, à leur terme l'assemblée s'était reconstituée et installée à nouveau autour de moi.

Oswin sembla ne pas souhaiter s'exprimer, laissant à son mage le loisir d'occuper la scène.

-Orbec, nous en avons longuement parlé, tu connais ta mission et ton devoir de silence, n'est-ce pas ?

Un sourire en sa direction. Un sourire en réponse. Ce petit air entendu et satisfait avait le don de m'irriter, j'aurais aimé broyer ces dents comme le blé sous une meule. Les entendre grincer l'une contre l'autre jusqu'à devenir une fine poudre.

-Bien, poursuivit Magnus, va nous chercher de quoi manger, la faim me tiraille.

Affamé, il ne protesta pas et quitta prestement la salle.

-Ysaelle, ta curiosité semble être en grande partie responsable de toute cette histoire et des malheurs du gosse. À première vue du moins. Bon, je ne vais pas te sermonner, on se connaît toi et moi et si je te dis de m'écouter, tu le feras, n'est-ce pas ?

-Je ne suis plus ton élève Magnus, mais je t'écoute...

-Personne ne doit toucher Orbec, sous aucun prétexte, tu m'entends ? Aucun ! Tu seras sa gardienne et lui ton temple. Pour survivre, tu vas devoir accepter d'être aveugle et de suivre Orbec sans protester. Garde le de s'ouvrir sur ce que je lui ai transmis. Il essaiera, mais ne le doit pas. Je ne sais exactement quelle sera l'issue de votre voyage, mais sache que vous partez là où réside notre seul espoir. Ah et surtout... Surtout. Quoi que tu croies savoir sur lui, ce n'est pas la vérité.

La fin de mon séjour à Aisille fut brève, des vivres furent donnés à Orbec et Ysaelle avant qu'une carriole ne nous emmène. Les lieux vidés par Oswin sur notre passage et Magnus dans notre dos, nous traversâmes une dernière fois les rues pavées de la cité marchande. Seuls les sifflements enjoués du mage percèrent le silence environnant jusqu'à ce que la porte Est de la ville n'apparaisse. L'Est voulait dire les ondoyantes, la voie des piqués, les suies puis... les Stèles ? Non, cela pouvait aussi vouloir dire qu'ils m'envoyaient à la capitale, probablement par des chemins détournés. Il leur fallait éviter l'attention. Alors nous nous épargnerions les piqués et les suies, ou les suies seulement si mes porteurs étaient téméraires. Le transport s'arrêta, Oswin à la tête du convoi donna l'ordre de faire ouvrir les portes avant de se retourner vers nous.



-Ysaelle, Orbec, vous souhaiter bon voyage serait faire preuve d'hypocrisie. Vous allez souffrir sur ces routes et je n'ai guère de doutes quant au fait que vos chances de succès sont presque nulles. Sachez toutefois qu'à défaut d'autre choix, je place mon entière confiance en vous. Vous êtes les seuls à pouvoir amener cette chose à destination et à concourir à sa fin. Vous serez dotés de deux chevaux et de vivres pour une semaine de voyages, quelques rutils ainsi que d'une missive signée de ma main vous allouant libre circulation sur l'ensemble des terres d'Aisille. Après quoi, vous ne pourrez plus compter que sur vous-mêmes. Sur ces mots...

Descendant de sa monture, Magnus râla bruyamment attirant l'attention de son souverain.

-Ne crois-tu pas que tu oublies quelque chose Oswin?

-Ils l'auraient su bien assez tôt Magnus, je ne vois...

-C'est plus fort que toi, hein, même avec eux, il faut que tu trouves le moyen de louvoyer. Les enfants, on vous à dégoté une escorte. Qui restera à bonne distance de vous afin d'éviter toute possession, mais qui vous guidera. Une amie commune s'est portée volontaire, ne soyez pas surpris de...

-D'apercevoir la silhouette de Dampierre à quelques centaines de mètres de vous. Accompagnée de son capitaine de garde ainsi que quelques-uns de ses chiens. Par ailleurs, puisqu'il s'agit de ne pas louvoyer, sachez qu'il ne s'agit pas ici de mansuétude. Cette escorte est une garantie, tentez de nous tromper, de fuir ou perdez le contrôle ne serait-ce que quelques secondes et une pluie de flèches mettra un terme à vos existences.

Tandis qu'Orbec se levait, Ysaelle le rassit d'une main ferme. Ses yeux rivés dans les siens, elle hocha de la tête puis se tourna vers Magnus.

-Si j'ai bien compris, je dois atteindre une destination inconnue accompagnée d'une relique sanguinaire. Le tout escortée par une suzeraine revancharde et avide, dont l'allégeance soudaine à un sociopathe tient sur l'eventualité de nous transformer en hérissons ? Magnus, tu te fous de moi ?

-Jeune femme, je peux encore...

-Oswin, je t'assure que si tu dis un mot de plus je vais sévir. Je n'ai pas dormi depuis deux jours et ta présence constante en est sans aucun doute la cause. Elle a tous les droits d'être en colère, nous ne pouvons que l'accepter. Toutefois, Ysaelle, à moins de fuir, tu n'as pas d'autres options.

-Oh, je vois, et donc vous pensez que je vais accepter ça sans broncher ? Après tout, ma mission a été remplie depuis bien longtemps, et je n'ai suivi Orbec que parce que...

-Parce qu'il t'aurait aidée à sortir des geôles de Dampierre ? Bien sûr ! Je te connais Grisoeil. Toi et moi savons qu'il t'a trouvée déjà libre. Le gamin ne serait jamais arrivé ici sans toi. Il n'aurait pas survécu à cette chose sans ton aide. Que tu le veuilles ou non, force est d'admettre que tu as décidé de mener la bataille. La seule personne prisonnière dans cette histoire, c'est lui, et c'est ta responsabilité de défaire ce que tu as engendré.

-C'est sur les ordres de Dampierre que j'ai...

-Envoyé deux mercenaires brûler un couvent au milieu de nulle part pour récupérer une horreur pareille ? Cesse donc tu veux ? Tu étais au moins autant fascinée que ta maîtresse par l'objet en question. Maintenant, partez, vos atermoiements vont me coller la migraine.

Le Mage tourna le dos à l'équipée, emmenant dans son sillage un Oswin visiblement penaud. La relation qu'entretenaient ces deux personnages me semblait plus surprenante à chaque échange. Il était évident que le seigneur revendiqué d'Aisille tenait ses ordres de Magnus, et pourtant, ce dernier n'avait pas l'air de s'intéresser à la ville qu'il habitait en dehors de ses bibliothèques. Ce dernier se retourna une dernière fois vers nous, brièvement.

-Oh et tant que j'y pense, Grisoeil, il est grand temps qu'Orbec reçoive une éducation digne de ce nom ! Commence donc par lui enseigner le livre des Trois !

Sans plus un mot, les régents d'Aisille s'enfoncèrent dans l'ombre de leur ville. Dans notre dos, le soleil entamait les dernières heures de sa chute le long de la voûte céleste. Sa lumière mourante scintillait sur les murailles irisées. La Tellurimancienne fixait les lourds battant en bois de la sortie Est. À travers l'ouverture qui s'était formée un paysage de plaines paisibles gisait, enveloppé de l'ombre massive de l'enceinte. Seule la silhouette de l'aiguille perçait le manteau de ténèbres, pointant vers une poignée de cavaliers aux formes familières. Ysaelle observa un temps Orbec dont la fatigue avait eu raison. Elle esquissa un demi-sourire. Prise d'un frisson, elle soupira et fit claquer les rênes.

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Baladine
Posté le 04/03/2023
Re!

Je continue ma lecture et des éléments qui étaient flous au chapitre précédent commencent à s'éclaircir (le garde ou soldat était donc bien là ^^)

Il s'en passe des choses ! Une quête nouvelle se dessine ici, un tournant. Une quête de destruction d'objet magique digne du Seigneur des anneaux, mais avec l'inquiétante présence de gardiens qui pourraient tout autant se transformer en bourreaux. La tension est à son comble !

Petites remarques ponctuelles :
- Éons => je viens de découvrir le mot !
- Vos histoires messire Magnus il y a une chose qu'elles ne disent pas ! Ouvrez-le => messire M entre virgules
- il se rendit rapidement à l'évidence, sans pour autant y voir plus d'intérêt que le fait qu'il venait d'illustrer. => je comprends pas bien la phrase ^^'
- Ce qui me dépasse toutefois, c'est que tu sois encore debout devant nous et non en train de convulser au sol jeune homme. => mais ils ont l'air encore debout ?
- - Il ne peut la neutraliser, simplement ; il est hermétique à elle. => qui parle ? (ça vaut quasiment pour toutes les répliques, parce qu'ils sont quatre ou cinq sur scène, alors en tant que lecteurs on doit faire un effort pour deviner qui s'exprime, si on n'a pas de verbes introducteurs).
- je t'enferme ici. => où ? dans le cadavre ?
- affamé, il ne protesta pas... => Orbec ?
- L'Est voulait dire les ondoyantes, la voie des piqués, les suies puis... => ce sont des noms de lieux ? Des majuscules peut-être ?
- Le tout escortée par une suzeraine revancharde et avide, dont l'allégeance soudaine à un sociopathe tient sur l'eventualité de nous transformer en hérissons ? => je trouve la formulation un peu tarabiscotée ^^ Qui est le sociopathe ?
C'est bien de faire résumer à Ysaelle la quête, ça arrive au bon moment parce que je commençais à être un peu perdue ^^ Le fait que ce soit elle qui ait poussé les deux nigauds du début à s'emparer du livre est une grosse révélation. Elle mériterait presque un traitement un peu plus long, pour que l'information ne passe pas à la trappe au cas où ton lecteur ait un moment d'inattention juste à cet instant-là !
- elle soupira et fit claquer les rênes => parlant d'inattention, je n'ai pas vu arriver les chevaux ^^

A bientôt !
Eska
Posté le 14/03/2023
Rebonjour Claire !

Décidément, j'ai du pain sur la planche :D
Je vais reprendre l'essentiel de ce que tu as soulevé, c'est très pertinent et me sera précieux pour la réécriture :)

Je tiens par contre à me "défendre" sur un point !
Je précise bien qu'ils sont sur une carriole, puis dans un transport, les chevaux n'apparaissent donc pas par magie ! Bon, d'accord, je vais quand même faire en sorte d'être plus précis dans ma description :P

Encore merci pour tes conseils avisés, et à très vite !
Baladine
Posté le 14/03/2023
Coucou !

Mea culpa, c'est moi qui n'ai pas été assez attentive :'(

M'enfin, y a l'effet 'lecture fragmentée' qui fait qu'on ne retient pas tout !

Du coup je vais me cacher sous un tapis...

A vite, vite !
Eska
Posté le 14/03/2023
Il faut dire qu'au milieu du bazar de ce chapitre c'est normal de se perdre, pas besoin de te cacher donc :D
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