EN ROUTE VERS LA DEBAUCHE

Par Esmée

Daphnée était soulagée de s’être fait une amie. Eléonore ne lui ressemblait pas, aussi bien physiquement que moralement. Parfois elle était même exaspérée par son côté superficiel. Toutefois elle avait quelque chose de touchant, une fragilité bien masquée derrière son apparence de perfection. On avait l’impression, en dépit de ses grands airs, quand on commençait à la connaître, que tout cela n’était qu’une façade. Un château de cartes branlant que Daphnée avait envie de pulvériser d’une chiquenaude lorsqu’Éléonore l’agaçait. Peut-être qu’à son contact, elle reléguerait ses préoccupations vestimentaires et esthétiques au second plan. Ou alors c’est moi qui vais me mettre à parler de marques de gloss et de chaussures, pensa Daphnée.

Elle lui était reconnaissante d’avoir mis un terme à sa solitude. Bien qu’elles ne soient pas dans la même classe, elles se retrouvaient aux pauses lorsque leurs emplois du temps le leur permettaient et elles déjeunaient ensemble dès qu’elles le pouvaient. Dans sa classe, Daphnée avait cinq filles. Une chinoise qui ne parlait à personne et quatre sénégalaises qui ne restaient qu’entre elles. Difficile de se faire des amies. Elle avait essayé de sympathiser avec certains gars mais ils préféraient visiblement rester entre mecs. Certains lui parlaient volontiers en cours ou quand leurs potes n’étaient pas avec eux, mais elle n’avait pas trouvé de points communs qui pourraient être les prémices d’une amitié.

Elle avait d'ailleurs été traumatisée par l’un d’entre eux la semaine précédente. Ils étaient en TD et le gars était assis à la table à côté de la sienne. Il avait une bonne tête de petit blondinet sympathique. Elle lui avait posé une question. Il n’avait pas répondu. Elle lui avait répété, plus fort. Il n’avait même pas tourné la tête vers elle. Elle avait tendu le bras pour toucher le sien, répétant sa question. Il avait tressailli, et toujours sans se tourner vers elle, avait repoussé sa main, comme s’il s’agissait d’un vulgaire insecte.

Perplexe, Daphnée pensa qu’il devait souffrir d’un handicap. Elle échangea un regard avec un camarade assis à côté, qui avait vu la scène. Celui-ci affichait une mine étrange, à la fois consternée et gênée. Il se pencha pour glisser à Daphnée : « Non mais laisse tomber… Il est carrément barg, il refuse de parler aux meufs.

- T’es sérieux là ? » répondit Daphnée, n’en croyant pas ses oreilles.

- « Ouais…il nous l’a carrément dit. Il dit que vous êtes impures et qu’il ne veut pas être souillé ! »  Il lâcha un petit rire. « Pour répondre à ta question, le prof parlait du TP de vendredi, pas de celui de mardi. Je m’appelle Greg au fait.  

- Merci », avait balbutié Daphnée, encore sous le choc de cette révélation. Bienvenue au Moyen-âge, pensa-t-elle… Heureusement, ce genre de comportement sexiste semblait être une exception. Jusqu’ici, elle n’avait pas relevé d’autres aberrations.

Cependant, elle craignait que le week-end d’inté’ ne révèle d’autres comportements du genre. Ce dernier commençait à la fin de ce cours, le soir même. Iels ne savaient pas où iels allaient. On leur avait dit de prendre un maillot de bain et des vêtements chauds. Daphnée savait par son cousin que ce genre d’événements avait lieu dans des campings qui étaient privatisés pour l’occasion. Lorsqu’elles s’étaient inscrites, avec Eléonore, elles avaient demandé à être dans le même bungalow. Elles n’avaient aucune idée de qui occuperait l’autre chambre. Le rendez-vous était devant l’école. Iels partaient en bus. Daphnée avait entendu dire qu’il y aurait quatre bus, iels seraient donc au moins deux cent.

Eléonore lui avait raconté d’horribles histoires qu’elle avait entendues sur des défis à réaliser sous l’emprise de l’alcool, de filles qui avaient été tripotés et même pire. Daphnée savait que le bizutage était interdit à GISI ; cela avait été redit à la rentrée par la Directrice et cela la rassurait un peu. C’était déjà la fin du TD. Celles et ceux qui partaient au week-end d’inté’ se pressaient de ramasser leurs sacs de voyage sous les tables et de quitter la salle. Greg enfilait sa veste. Il lui dit, en regardant la petite valise qu’elle sortait de sous sa chaise : « On se verra sûrement là-bas. » 

Daphnée hocha la tête et il partit. Elle rejoint Eléonore qui l’attendait dans le hall. Eléonore portait une jupe longue fendue couleur moutarde qui laissait largement entrevoir ses jambes fines et musclées. Elle avait un top en dentelle noire, une veste en jean, de grands anneaux dorés aux oreilles et un chignon savamment torsadé. Elle tenait à la main un grand chapeau noir orné d’un ruban blanc. Sa petite valise argentée brillait sous les reflets du soleil de la verrière. Daphnée ne put réprimer un petit ricanement intérieur. On verra si sa tenue va résister longtemps au voyage, pensa-t-elle.

Avant de monter dans le bus, toutes les valises et les sacs furent fouillés par les représentants de l’école, afin de vérifier que des bouteilles d’alcool n’y étaient pas dissimulées. Ils en trouvèrent, bien sûr, et les confisquèrent.

« Ils ne sont quand même pas assez idiot·es pour croire qu’il n’y aura pas d’alcool au week-end d’inté ? » glissa Daphnée à Eléonore.

- « C’est pour se donner bonne conscience, sans doute », répliqua son amie.

 

Les membres du BDE faisaient l’appel pour monter dans les bus. Daphnée et Éléonore étaient dans le bus numéro trois. Il était en piteux état. Certains sièges étaient cassés, il y avait des tâches un peu partout. Quelqu’un lança : « Et le BDE, vous avez eu un prix sur les bus pourris ? » Un autre ajouta : « J’espère que c’est pas pareil pour le reste de l’inté’ ! »

Il y eut des rires. Les gens étaient déjà bien énervé·es, alors qu’à l’attente devant le bus iels étaient sages comme des premiers communiants. C’est comme si en passant l’entrée du véhicule, iels étaient contaminés par l’air vicié, mélange de poussière et de relents de transpiration, et devenaient possédé·es par le démon de la vulgarité.

Le bus avait à peine démarré que déjà des bouteilles circulaient. Certain·es avaient clairement pris de l’avance avant de partir et étaient éméché·es. Le responsable du bus, un membre du BDE qui portait un affreux chapeau de cow-boy violet à paillettes, prit la parole : « Bienvenue à tous au week-end d’inté’ ! » Il fut coupé par des cris de joie et des sifflets. « Alors on a environ trois heures de bus pour arriver sur le site, il va falloir être patients ! Pour ça, on vous a préparé un petit programme, une compétition entre les bus pour savoir qui sera le plus chauddddd…. » Sa voix monta dans les aigus. 

Nouveaux cris, manifestation de l’enthousiasme général. Les passagers derrière les filles se mirent à taper sur les dossiers de leurs fauteuils pour faire le plus de bruit possible. Daphnée regarda sa voisine. Elle souriait, paraissait ravie. Daphnée se sentit tout à coup très seule. Elle pressentait que ces trois heures de bus allaient être longues, très longues… 

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