Encore une écaille de poisson

Par Nascana

Assise dans sa barque, Elsabel soupira. La situation était catastrophique. Culan, vieillard idiot, passait son temps à potasser des livres sans trouver aucune réponse. Pendant ce temps-là, elle, seule personne à avoir un corps d’adulte, s’amusait à pêcher du poisson pour leur fournir un repas, nettoyer le bazar que son mari avait mis dans la maison, tout en s’occupant de leur serviteur transformé en petite fille. Tout ça, en étant coincé dans un corps d’homme. Dans un sens, heureusement puisque cela lui permettait de transporter et jeter son filet beaucoup plus loin.

Rien ne bougeait. La mer était d’huile. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’un poisson voir même plusieurs accepte de venir se perdre dans le maillage. Un mince souffle de vent s’insinua dans ses cheveux. Elle ne pouvait pas se permettre de rester trop longtemps. Wessas leur serviteur allait finir par se réveiller de sa sieste. S’il le faisait avant son retour, Culan son mari n’allait encore pas savoir quoi faire. Qu’est-ce qu’il l’énervait avec ses potions stupides ! Rien de ce qu’il ne faisait n’arrangeait les problèmes. Ce mage ne faisait que son malheur.

– Tu as l’air triste, pourquoi donc ?

Elsabel soupira.

– Mon mari est le roi des idiots et en plus, c’est un vieillard. Mon serviteur est devenu une petite fille et moi-même, je suis une femme.

Prenant conscience qu’elle venait de répondre à une voix qu’elle ne connaissait pas, Elsabel regarda autour d’elle. Un poisson aux écailles dorées la contemplait. Sa tête surgissait de l’eau juste devant sa barque. Au départ surprise, elle décida de prendre les choses comme elle venait. Si un poisson voulait lui parler alors elle entretiendrait la discussion avec lui. Après tout, ça lui changerait de son mari sourd ou de son serviteur babillant.

Après plusieurs minutes, une question revint dans la conversation.

– Est-ce que tu es triste ?

Elsabel hésita. Finalement, elle hocha la tête alors qu’une larme s’écrasait sur son visage.

– Tu as été gentil avec moi. Tu m’as parlé en voyant autre chose en moi que de la nourriture, pour cette raison, je vais t’aider. Tends la main.

Avec appréhension, la jeune femme laissa ses doigts glisser dans l’eau fraiche. Lorsqu’elle les retira, une écaille brillant d’une nuance d’or s’y trouvait. La vision était magnifique et elle s’amusa à en observer les reflets sous toutes les coutours.

– Prends cette écaille, écrase-la pour la réduire en poudre. Ensuite, tu la mettras dans un verre avec des feuilles de thé séchées et de l’eau claire. Il te faudra boire sans attendre le remède et tu recupéreras ton apparence première. Mais attention, il n’en a que pour une personne.

Elsabel fixa l’écaille dans sa main puis le poisson. Un sourire se dessina sur son visage et elle remercia vivement la créature qui après un saut majestueux s’en retourna dans les abysses. Déterminée, la jeune femme récupéra son filet vide avant de faire aller sa barque vers le ponton à proximité de leur habitation. De coup de rame en coup de rame habile, elle regagna la terre ferme. Après avoir pris soin d’amarrer et attacher son moyen de locomotion, elle se précipita sur le chemin qui la conduirait à son foyer. Sans un mot, elle franchit la porte en trombe.

– Tu tombes bien, Wessas ne fait que hurler et…

– Je n’ai pas le temps, cria-t-elle en allant s’enfermer dans le laboratoire de son mari.

Celui-ci cligna des yeux comme pour tenter de comprendre ce qui venait de se passer. Jamais sa femme ne lui avait paru aussi pressée. Il aurait d’ailleurs pu ajouter « joyeuse » à la description. Il en conçut une vive jalousie.

Non seulement son corps était jeune, mais elle lui semblait rayonnante alors que lui se supporter les hurlements d’un bébé idiot. Serait-il possible qu’elle ait rencontrée un autre homme ? Cette idée le répugna. Après tout, Elsabel était sa femme. À ce titre, elle devait… Bon, il était vrai qu’elle avait gardé une petite rancune contre lui, depuis qu’il l’avait fait vieillir prématurément puis rajeunir dans un corps opposé au sien. Mais c’était des broutilles. Le genre de choses qui arrivent à tous les mages.

Enfin peut-être pas, mais au moins à une bonne partie d’entre eux. Quelques-uns ?

Se cherchait-il des excuses ? Sans doute.

Sauf qu’il lui faudrait plus que cela pour s’en tirer cette fois-ci. Il se précipita jusqu’au laboratoire avec le bébé dans les bras. Évidemment, il allait aussi vite que son corps âgé lui permettait. Ce sort idiot commençait vraiment à lui peser.

La porte en bois avait été refermée avec soin. Lorsque sa main se saisit de l’anneau métallique pour le faire tourner, il eut la surprise de se rendre compte qu’il ne pouvait pas ouvrir. Elsabel aurait-elle fermé à clé ? Le mage en était le premier choqué.

– Elsa, ma douce, ouvre-moi donc…

Il avait pris sa voix la plus délicate pour lui parler.

– Je suis occupée.

– Mais c’est mon laboratoire, tenta-t-il.

Ce n’était pas forcément l’argument à mettre en avant. Sa femme ne lui répondit pas.

– Que fais-tu ?

– Je prépare un remède pour récupérer une apparence normale.

À ces mots, Culan se mit à ricaner.

– Comment réussirais-tu là, où j’ai moi-même échoué ?

– En étant meilleur que toi !

L’explication se tenait. Pourtant, le mage ne voyait pas comment cela pouvait être possible.

– Je t’appellerais quand ce sera près. Je veux que tu assistes à mon triomphe !

Cette formulation énerva Culan qui fronça les sourcils. Cependant comme il ne pouvait rien faire d’autre, il patienta. Lorsque sa femme fit tourner la clé dans la serrure, il se précipita à l’intérieur.

– Grâce à cette potion, je vais redevenir moi-même.

Son mari fixa la timbale. Elle lui paraissait des plus basiques. Qu’est-ce que c’était encore que cette histoire ?

Pour avoir les mains libres, il posa Wessas sur la table.

– Qu’est-ce qui te fait croire que tu détiens la vérité ?

– Un poisson doré m’a donné son écaille pour m’aider.

Culan lui rit au nez.

– Un poisson ? Pourquoi voudrait-il t’aider toi en particulier ?

– Parce qu’on a discuté ensemble !

– Tu parles aux poissons, maintenant ? Tu es sûr que le soleil ne t’a pas trop tapé sur la tête.

Elsabel soupira. Comme d’habitude, son mari voulait avoir le dernier mot. Elle allait boire la potion et lui clouer le bec. Lorsqu’elle se tourna vers la table, la jeune femme put voir Wessas se saisir du gobelet pour le porter à ses lèvres.

Il n’y eut pas longtemps à attendre pour que le petit corps se mette à s’épaissir et grandir. En moins d’une minute, la fillette aux joues rondes avait disparu pour laisser la place à un homme adulte qui leur souriait d’un air benêt.

La potion avait rempli son office. À présent, Wessas était libéré de sa malédiction.

– Impressionnant, commenta Culan.

Sa femme, poings serrés se décida à aller faire un tour dehors. Sinon, elle allait finir par servir son mari en repas aux poissons, en espérant qu’ils lui donneraient une seconde écaille.

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